samedi 17 novembre 2018

Le rôle des mères dans l'éducation des jeunes filles, par Dena Goodman (1)


Professeur d'histoire à l'université de Michigan, Dena Goodmann propose cette intéressante réflexion consacrée au rôle des mères dans l'enseignement des jeunes filles au XVIIIè siècle
J'y apporte quelques commentaires.

 
Dena Goodman

En 1779, Mme de Miremont explique à ses lecteurs pourquoi son traité sur l’éducation des femmes est différent de ceux écrits par ses prédécesseurs : « Ces Dames ont écrit pour les Enfans, dit-elle, je voulois écrire pour les Mères. » Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les pédagogues exhortent, encouragent et inspirent les femmes des élites sociales à jouer un rôle actif dans l’éducation de leurs filles. Rousseau, Épinay, Genlis sont tous en parfait accord sur ce point (NDLR : si Louise d'Epinay a sans doute contribué à la réflexion de Rousseau, leurs positions sur la question diffèrent néanmoins). On a tendance à interpréter cet appel à l’éducation maternelle comme une suite logique à l’attaque des philosophes des Lumières contre l’éducation dans les couvents, une attaque qui est une conséquence directe de leur critique de la religion. Comme le note Mita Choudhury, pour les hommes de lettres des Lumières, les religieuses sont « l’antithèse de l’idéal maternel ». Elles sont également un symbole parfait de l’obscurantisme et de l’ignorance dont une éducation éclairée libérerait les femmes. Même une femme-philosophe comme Françoise de Graffigny, qui n’idéalise pas la maternité, présente les religieuses comme des agents de l’obscurantisme. Elle écrit :

    "Du moment que les filles commencent à être capables de recevoir des instructions, on les enferme dans une maison religieuse pour leur apprendre à vivre dans le monde. Que l’on confie le soin d’éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime d’en avoir, et qui sont incapables de leur former le cœur, qu’elles ne connaissent pas."
 (Toutes les mondaines dont j'ai parcouru la correspondance, de Mme du Deffand à Louise d'Epinay, abondent dans ce sens : elles ont toutes souffert de cet état de "minorité" intellectuelle à laquelle leur maigre éducation les a contraintes. Voir ici)
Cependant, améliorer l’éducation des femmes est plus compliqué que de simplement les soutirer à l’influence néfaste des religieuses, et de les confier à leurs mères « éclairées ». En fait, l’échange de lettres entre mères et filles permet d’intégrer le séjour au couvent dans un programme d’éducation placé sous la direction d’une mère assidue. C’est cette pratique pédagogique épistolaire que je compte mettre en lumière ici.
Dans les couvents les plus prestigieux, comme l’explique Mme de Genlis, les religieuses ne sont pas censées être des enseignantes : les jeunes filles sont accompagnées par leur gouvernante, et les parents emploient des maîtres particuliers pour les leçons qui doivent compléter l’éducation d’une demoiselle : la musique et la danse, mais également l’écriture, la grammaire, et l’histoire naturelle. Les frais sont prélevés par les religieuses en supplément de la pension, puis payés aux maîtres pour leurs services, de la part des parents. Les comptes trimestriels de Mlle Boirayon, qui a passé huit mois dans un couvent à Lyon, de juin 1770 à février 1771, montrent que, pendant deux mois, sa mère a payé 18 livres par mois pour la pension, 16 livres supplémentaires par mois pour les leçons d’un maître de danse, et 12 livres par mois pour les services d’un maître en écriture. De fait, elle dépense plus pour les maîtres, que pour la pension elle-même.
( Une réflexion valable pour certaines jeunes femmes de condition - et encore... - mais pas pour les autres, dont l'instruction dépendait des exigences économiques des quartiers environnants)
 Le séjour de Mlle Boirayon au couvent est particulièrement court, mais la durée moyenne d’un séjour n’est que d’une ou deux années. On met les jeunes filles en pension principalement pour les préparer à leur première communion et pour qu’elles reçoivent les derniers agréments qui les prépareront au mariage. Au niveau économique, comme l’a montré Nadine Bérenguier, une fille vertueuse est considérée comme une commodité précieuse qui est confiée à la protection de sa mère jusqu’à ce qu’elle passe sous la protection de son mari. De plus, ce « dangereux dépôt » doit être investi de manière judicieuse pour qu’on puisse en tirer toute sa valeur. Dans la mesure où l’éducation formelle est conçue en ces termes – comme un moyen d’améliorer les perspectives de mariage – la responsabilité qui incombe à une mère d’éduquer sa fille n’est pas simplement une responsabilité morale, mais un dépôt fiduciaire. Pour les mères qui envoient leurs filles au couvent pour une année ou deux, les frais sont un investissement dans l’avenir de leur filles. Cette période brève au couvent devient le point culminant d’un projet éducatif plus large, sous la direction des mères. Comme l’observe Martine Sonnet, « l’usage du couvent comme lieu éducatif complémentaire à la maison […] est le plus éclairé qu’on puisse en faire. Au XVIe et XVIIe siècles, on en usait tout autrement ».

 Pour la plupart des jeunes filles, le séjour au couvent représente la première séparation d’avec la mère. (Sans compter la mise en nourrice, faut-il le préciser ?) Cela devait être aussi difficile pour les mères que pour leurs filles, comme le suggère la correspondance de Mme de Sévigné avec sa fille. Si ses lettres, qui servent de modèles à des générations de jeunes filles, sont l’expression « éternelle » de l’amour maternel, elles sont aussi un témoignage de la situation qui les produit : la séparation entre mère et fille. « Cette séparation qui était cruelle pour une mère tendre », écrit l’éditeur de l’édition de 1726, « est à l’origine de toutes les Lettres que vous allez lire dans ce volume». D’un point de vue anthropologique, le couvent est une institution liminaire par laquelle les jeunes filles qui entrent dans la puberté doivent passer, pour en sortir comme jeunes femmes prêtes à se marier. Au couvent, une fille n’est pas seulement à l’abri du danger (c’est-à-dire des hommes), mais elle commence aussi le processus de séparation de sa famille en préparation de son mariage. Après cette séparation rituelle, l’enfant peut être réintégré à la communauté par son mariage à une autre famille, et par son nouveau rôle comme épouse et (éventuellement) comme mère. Donc, cette période de séparation facilite la transformation de la jeune fille en femme. La correspondance à travers laquelle cette formation se fait, est comme un fil, qui, une fois dévidé, peut être tissé et renforcé alors que la distance entre ces deux vies qui ont commencé comme une seule, ne cesse de s’agrandir. Si le séjour au couvent est le rite de passage à travers lequel ces deux vies se séparent, l’épistolarité est la pratique par laquelle elles peuvent être rattachées d’une façon qui reconnaît la douleur et les difficultés engendrées par la séparation. 
( Là encore, une réflexion qu'il faut nuancer : dans ses premières années, l'enfant est souvent perçu comme un gêneur. Voir à ce sujet les réflexions d'Emilie du Châtelet ou encore de la famille Lalive d'Epinay)
 Quand Mme Boirayon d’Annonay envoie sa fille à l’Abbaye de Chazeaux à Lyon en juin 1770, elle soumet sa fille à l’épreuve de la séparation. Dans ses lettres, Mme de Boirayon encourage sa fille à s’appliquer à ses études et à écouter sa « tante » Mme de Saint-Hilaire, mais elle lui inculque également l’importance de l’honnêteté, de la transparence, et de la confiance – des vertus qui sont essentielles aux échanges épistolaires. « J’ai eu l’honneur d’écrire à madame de Saint-Hilaire, il est vrai avec de l’humeur contre vous », écrit Mme Boirayon :
 […] d’autant mieux fondée que vous m’avez paru garder un silence affecté et très désobligeant pour moi et madame Véron. Je me suis expliquée sur cette négligence comme je le pensais, tel est le devoir d’une mère qui désire former un enfant pour le bien. Si vous regardez comme moi les choses du bon œil, loin de vous effrayer et de vous désespérer comme vous le dites sur les dispositions de mon cœur, vous en conclurez que vous m’êtes chère et sans passer à d’autres conséquences, vous me rendrez justice en méritant la mienne, je veux que ce soit votre unique envie.
 Si cette lettre paraît, à nos yeux, manquer de « chaleur » (tout comme à l’historien qui l’a publiée en 1922), une lettre écrite par la jeune fille en décembre 1770 montre combien une telle lettre a de l’importance pour celle qui la reçoit. Elle écrit :
    Ou vous aite malade ou vous voules mettre à l’epreuve ma tandresse, […] mes si vous pouvies comprendre ce que vous me faite soufrir vous oriez surement pitiéz de la situation ou votre silance me met […] Ne perdé pas ma bonne maman pour moy tout souvenir rappellés vous je vous prie ma tendresse, vous aite tout mon bonneur et ma satisfaction, donné moi la consollation de m’écrire ou de me faire écrire que vous ne mavez pas tout à fait oublier.
(Belle illustration de ce qu'on pouvait enseigner- ou pas - à ces jeunes filles... Pour s'en convaincre, voyez par exemple les lettres d'une Louise Dupin et les difficultés qu'elle connaît face à l'écriture)

 Avant qu’elle envoie cette lettre, la jeune fille en reçoit une autre qui non seulement la rassure sur l’amour de sa mère, mais qui lui annonce qu’elle projette une visite. « Je suis dans l’impacience de vous revoir », ajoute la jeune fille après avoir reçu la bonne nouvelle, « je considererai ce jour comme le plus heureux de ma vie ». Par cet échange, Mlle Boirayon apprend l’importance d’être une correspondante fidèle.
    
Si l’échange de lettres aide les mères et leurs filles à négocier la douleur de la séparation et à accepter son caractère permanent, il donne aussi aux mères un nouveau rôle dans l’éducation de leurs filles alors qu’elles se séparent d’elles. À travers la correspondance, la mère peut contrôler l’éducation de sa fille tout en suivant ses progrès. Les lettres de Mme Boirayon sont parsemées de conseils et d’avertissements, comme le montre une lettre écrite peu après le départ de sa fille, lettre qui évoque à la fois ses espoirs et ses craintes : « Craignez Dieu ma chère fille, c’est le commencement de toute sagesse », l’avertit-elle, mais aussi : « Je suis d’avis si vous voulez réussir dans ce projet, que vous fréquentiez moins les demoiselles qui sont de votre âge que celles qui sont au-dessus ». La plus grande crainte de Mme Boirayon, mais aussi son plus grand espoir en envoyant sa fille au couvent, est l’influence des autres filles qu’elle va y rencontrer. Dans sa lettre suivante, elle exprime son plaisir « que vous soyez de la société de la nièce de Madame l’abbesse et que les demoiselles qui l’accompagnent soient au-dessus de votre âge. Choisissez parmi elles à imiter celles qui réunissent tous les suffrages ; c’est là les bons modèles à copier », lui recommande-t-elle.

(à suivre ici)
   
 

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