Professeur d'histoire à l'université de Michigan, Dena Goodmann propose cette intéressante réflexion consacrée au rôle des mères dans l'enseignement des jeunes filles au XVIIIè siècle.
J'y apporte quelques commentaires.
En 1779, Mme de Miremont
explique à ses lecteurs pourquoi son traité sur l’éducation des femmes est
différent de ceux écrits par ses prédécesseurs : « Ces Dames ont écrit pour les
Enfans, dit-elle, je voulois écrire pour les Mères. » Pendant la seconde
moitié du XVIIIe siècle, les pédagogues exhortent, encouragent et inspirent les
femmes des élites sociales à jouer un rôle actif dans l’éducation de leurs
filles. Rousseau, Épinay, Genlis sont tous en parfait accord sur ce point (NDLR : si Louise d'Epinay a sans doute contribué à la réflexion de Rousseau, leurs positions sur la question diffèrent néanmoins). On a
tendance à interpréter cet appel à l’éducation maternelle comme une suite
logique à l’attaque des philosophes des Lumières contre l’éducation dans les
couvents, une attaque qui est une conséquence directe de leur critique de la
religion. Comme le note Mita Choudhury, pour les hommes de lettres des
Lumières, les religieuses sont « l’antithèse de l’idéal maternel ». Elles sont
également un symbole parfait de l’obscurantisme et de l’ignorance dont une
éducation éclairée libérerait les femmes. Même une femme-philosophe comme Françoise
de Graffigny, qui n’idéalise pas la maternité, présente les religieuses comme
des agents de l’obscurantisme. Elle écrit :
"Du moment que les filles commencent à être
capables de recevoir des instructions, on les enferme dans une maison
religieuse pour leur apprendre à vivre dans le monde. Que l’on confie le soin
d’éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime
d’en avoir, et qui sont incapables de leur former le cœur, qu’elles ne
connaissent pas."
(Toutes les mondaines dont j'ai parcouru la correspondance, de Mme du Deffand à Louise d'Epinay, abondent dans ce sens : elles ont toutes souffert de cet état de "minorité" intellectuelle à laquelle leur maigre éducation les a contraintes. Voir ici)
Cependant, améliorer l’éducation
des femmes est plus compliqué que de simplement les soutirer à l’influence
néfaste des religieuses, et de les confier à leurs mères « éclairées ». En
fait, l’échange de lettres entre mères et filles permet d’intégrer le séjour au
couvent dans un programme d’éducation placé sous la direction d’une mère
assidue. C’est cette pratique pédagogique épistolaire que je compte mettre en
lumière ici.
Dans les couvents les plus
prestigieux, comme l’explique Mme de Genlis, les religieuses ne sont pas
censées être des enseignantes : les jeunes filles sont accompagnées par leur
gouvernante, et les parents emploient des maîtres particuliers pour les leçons
qui doivent compléter l’éducation d’une demoiselle : la musique et la danse,
mais également l’écriture, la grammaire, et l’histoire naturelle. Les frais sont
prélevés par les religieuses en supplément de la pension, puis payés aux
maîtres pour leurs services, de la part des parents. Les comptes trimestriels
de Mlle Boirayon, qui a passé huit mois dans un couvent à Lyon, de juin 1770 à
février 1771, montrent que, pendant deux mois, sa mère a payé 18 livres par
mois pour la pension, 16 livres supplémentaires par mois pour les leçons d’un
maître de danse, et 12 livres par mois pour les services d’un maître en
écriture. De fait, elle dépense plus pour les maîtres, que pour la pension
elle-même.
( Une réflexion valable pour certaines jeunes femmes de condition - et encore... - mais pas pour les autres, dont l'instruction dépendait des exigences économiques des quartiers environnants)
Le séjour de Mlle Boirayon au
couvent est particulièrement court, mais la durée moyenne d’un séjour n’est que
d’une ou deux années. On met les jeunes filles en pension principalement pour
les préparer à leur première communion et pour qu’elles reçoivent les derniers
agréments qui les prépareront au mariage. Au niveau économique, comme l’a
montré Nadine Bérenguier, une fille vertueuse est considérée comme une
commodité précieuse qui est confiée à la protection de sa mère jusqu’à ce
qu’elle passe sous la protection de son mari. De plus, ce « dangereux dépôt »
doit être investi de manière judicieuse pour qu’on puisse en tirer toute sa
valeur. Dans la mesure où l’éducation formelle est conçue en ces termes – comme
un moyen d’améliorer les perspectives de mariage – la responsabilité qui
incombe à une mère d’éduquer sa fille n’est pas simplement une responsabilité
morale, mais un dépôt fiduciaire. Pour les mères qui envoient leurs filles au
couvent pour une année ou deux, les frais sont un investissement dans l’avenir
de leur filles. Cette période brève au couvent devient le point culminant d’un
projet éducatif plus large, sous la direction des mères. Comme l’observe
Martine Sonnet, « l’usage du couvent comme lieu éducatif complémentaire à la
maison […] est le plus éclairé qu’on puisse en faire. Au XVIe et XVIIe siècles,
on en usait tout autrement ».
Pour la plupart des jeunes
filles, le séjour au couvent représente la première séparation d’avec la mère.
(Sans compter la mise en nourrice, faut-il le préciser ?) Cela devait être aussi difficile pour les mères que pour leurs filles, comme le
suggère la correspondance de Mme de Sévigné avec sa fille. Si ses lettres, qui
servent de modèles à des générations de jeunes filles, sont l’expression «
éternelle » de l’amour maternel, elles sont aussi un témoignage de la situation
qui les produit : la séparation entre mère et fille. « Cette séparation qui
était cruelle pour une mère tendre », écrit l’éditeur de l’édition de 1726, «
est à l’origine de toutes les Lettres que vous allez lire dans ce volume».
D’un point de vue anthropologique, le couvent est une institution liminaire par
laquelle les jeunes filles qui entrent dans la puberté doivent passer, pour en
sortir comme jeunes femmes prêtes à se marier. Au couvent, une fille n’est pas
seulement à l’abri du danger (c’est-à-dire des hommes), mais elle commence
aussi le processus de séparation de sa famille en préparation de son mariage.
Après cette séparation rituelle, l’enfant peut être réintégré à la communauté
par son mariage à une autre famille, et par son nouveau rôle comme épouse et
(éventuellement) comme mère. Donc, cette période de séparation facilite la
transformation de la jeune fille en femme. La correspondance à travers laquelle
cette formation se fait, est comme un fil, qui, une fois dévidé, peut être
tissé et renforcé alors que la distance entre ces deux vies qui ont commencé
comme une seule, ne cesse de s’agrandir. Si le séjour au couvent est le rite de
passage à travers lequel ces deux vies se séparent, l’épistolarité est la
pratique par laquelle elles peuvent être rattachées d’une façon qui reconnaît
la douleur et les difficultés engendrées par la séparation.
( Là encore, une réflexion qu'il faut nuancer : dans ses premières années, l'enfant est souvent perçu comme un gêneur. Voir à ce sujet les réflexions d'Emilie du Châtelet ou encore de la famille Lalive d'Epinay)
Quand Mme Boirayon d’Annonay
envoie sa fille à l’Abbaye de Chazeaux à Lyon en juin 1770, elle soumet sa
fille à l’épreuve de la séparation. Dans ses lettres, Mme de Boirayon encourage
sa fille à s’appliquer à ses études et à écouter sa « tante » Mme de
Saint-Hilaire, mais elle lui inculque également l’importance de l’honnêteté, de
la transparence, et de la confiance – des vertus qui sont essentielles aux
échanges épistolaires. « J’ai eu l’honneur d’écrire à madame de Saint-Hilaire,
il est vrai avec de l’humeur contre vous », écrit Mme Boirayon :
[…] d’autant mieux fondée que vous m’avez paru
garder un silence affecté et très désobligeant pour moi et madame Véron. Je me
suis expliquée sur cette négligence comme je le pensais, tel est le devoir
d’une mère qui désire former un enfant pour le bien. Si vous regardez comme moi
les choses du bon œil, loin de vous effrayer et de vous désespérer comme vous
le dites sur les dispositions de mon cœur, vous en conclurez que vous m’êtes
chère et sans passer à d’autres conséquences, vous me rendrez justice en
méritant la mienne, je veux que ce soit votre unique envie.
Si cette lettre paraît, à nos
yeux, manquer de « chaleur » (tout comme à l’historien qui l’a publiée en
1922), une lettre écrite par la jeune fille en décembre 1770 montre combien une
telle lettre a de l’importance pour celle qui la reçoit. Elle écrit :
Ou vous aite malade ou vous voules mettre à
l’epreuve ma tandresse, […] mes si vous pouvies comprendre ce que vous me faite
soufrir vous oriez surement pitiéz de la situation ou votre silance me met […]
Ne perdé pas ma bonne maman pour moy tout souvenir rappellés vous je vous prie
ma tendresse, vous aite tout mon bonneur et ma satisfaction, donné moi la
consollation de m’écrire ou de me faire écrire que vous ne mavez pas tout à
fait oublier.
(Belle illustration de ce qu'on pouvait enseigner- ou pas - à ces jeunes filles... Pour s'en convaincre, voyez par exemple les lettres d'une Louise Dupin et les difficultés qu'elle connaît face à l'écriture)
Avant qu’elle envoie cette
lettre, la jeune fille en reçoit une autre qui non seulement la rassure sur
l’amour de sa mère, mais qui lui annonce qu’elle projette une visite. « Je suis
dans l’impacience de vous revoir », ajoute la jeune fille après avoir reçu la
bonne nouvelle, « je considererai ce jour comme le plus heureux de ma vie ».
Par cet échange, Mlle Boirayon apprend l’importance d’être une correspondante
fidèle.
Si l’échange de lettres aide les
mères et leurs filles à négocier la douleur de la séparation et à accepter son
caractère permanent, il donne aussi aux mères un nouveau rôle dans l’éducation
de leurs filles alors qu’elles se séparent d’elles. À travers la
correspondance, la mère peut contrôler l’éducation de sa fille tout en suivant
ses progrès. Les lettres de Mme Boirayon sont parsemées de conseils et
d’avertissements, comme le montre une lettre écrite peu après le départ de sa
fille, lettre qui évoque à la fois ses espoirs et ses craintes : « Craignez Dieu
ma chère fille, c’est le commencement de toute sagesse », l’avertit-elle, mais
aussi : « Je suis d’avis si vous voulez réussir dans ce projet, que vous
fréquentiez moins les demoiselles qui sont de votre âge que celles qui sont
au-dessus ». La plus grande crainte de Mme Boirayon, mais aussi son plus grand
espoir en envoyant sa fille au couvent, est l’influence des autres filles
qu’elle va y rencontrer. Dans sa lettre suivante, elle exprime son plaisir «
que vous soyez de la société de la nièce de Madame l’abbesse et que les
demoiselles qui l’accompagnent soient au-dessus de votre âge. Choisissez parmi
elles à imiter celles qui réunissent tous les suffrages ; c’est là les bons
modèles à copier », lui recommande-t-elle.
(à suivre ici)
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