Professeur d'histoire à l'université
de Michigan, Dena Goodmann propose cette intéressante réflexion
consacrée au rôle des mères dans l'enseignement des jeunes filles au
XVIIIè siècle.
Dena Goodmann |
Au couvent, les jeunes filles apprennent à se comporter dans un univers féminin dans lequel elles vont passer le restant de leur vie – une forme d’éducation particulièrement importante pour celles qui nourrissent l’espoir de gravir l’échelle sociale. Des amies douteuses peuvent détruire le dur labeur d’une mère assidue, mais de bonnes amitiés peuvent durer toute une vie et devenir une source importante de soutien, à la fois moral et social, dans le futur. L’amitié de Manon Phlipon avec Sophie Canet, qui s’est poursuivie par l’échange de centaines de lettres entre 1767 et 1780, n’est qu’un exemple parmi d’autres. Dans certains cas, aussi, la réalité quotidienne du mariage repose sur des liens épistolaires. On pense, par exemple, à Mme de Tourvel dans Les liaisons dangereuses, et à toutes ces autres femmes dont les maris sont envoyés à l’étranger en tant qu’officiers militaires ou civils. On pense à toutes ces familles séparées et parsemées aux quatre coins du monde au service de la monarchie. Dans un tel monde, l’écriture de lettres est donc essentielle à la formation d’une femme.
Manon Phlipon, alias Mme Roland |
Paule Constant a remarqué qu’au XVIIIe siècle, une jeune femme habite « un univers entièrement épistolaire »,
dans lequel « la plupart des ouvrages d’éducation qu’elle lit […] sont composés
par lettres ». Cependant, comme le souligne Mme de Miremont, ces textes sont
aussi destinés aux mères. Encore plus qu’Adèle et Théodore (1782), le
chef-d’œuvre très connu de Mme de Genlis, les Lettres relatives à l’éducation
(1788) de Marie Le Masson le Golft sont un traité pédagogique de ce type : une
série de lettres à une mère qui désire prendre conseil sur l’éducation de sa
fille. Cependant, vers la fin du traité, Le Masson le Golft s’en réfère à
l’expertise épistolaire de sa correspondante. Alors que la mère lui demande
comment enseigner à sa fille à écrire des lettres, elle conclut :
Je crois donc, Madame, ne pouvoir mieux répondre
à votre invitation honorable, qu’en vous engageant à ne jamais écrire qu’en
présence de mademoiselle [votre fille] ; c’est le moyen le plus efficace de
former son jugement et son style.
Une mère continue à être
présente dans l’éducation de sa fille en fournissant un modèle à travers les
lettres qu’elle écrit et en corrigeant celles qu’elle reçoit. Comme l’observe
P. Constant, les jeunes filles ne reçoivent pas d’éducation formelle sur
l’écriture de lettres : en fait, elles apprennent l’art de la correspondance en
s’y entraînant fréquemment. Leurs mères sont leurs partenaires
d’entraînement. De plus, une mère qui correspond avec sa fille montre ses
soucis maternels, à la fois à sa fille et aux autres dames avec qui elle
partage les lettres de sa fille, ainsi qu’à la mère supérieure, qui, bien sûr,
contrôle toutes les lettres qui entrent et sortent du couvent. Et l’exemple
que les mères sont censées inculquer est autant moral que pratique. L’Abbé
Fromageot emprunte au langage du roman épistolaire quand il écrit dans la
préface de son Cours d’études des jeunes demoiselles :
Mère tendre qui voulez que votre fille soit
élevée sous vos yeux, donnez-lui peu de préceptes, mais beaucoup de bons
exemples ; c’est-là le fondement de la meilleure éducation. Si une fois,
seulement, elle trouve vos actions en contradiction avec les leçons que vous
lui donnez, tout est perdu.
La lettre elle-même est un
objet à mettre en valeur comme preuve des charmes et des talents d’une jeune
fille. En même temps, elle reflète ses qualités morales, comme Panckoucke
l’explique dans ses Études convenables aux demoiselles. « Rien n’assure mieux
la réputation d’une dame, déclare-t-il, que de savoir arranger noblement et
avec justesse ses pensées sur le papier. » Ce n’est pas seulement le contenu
des lettres qui importe, ou même le style que la jeune fille utilise pour
s’exprimer : l’aspect matériel de la lettre est aussi important. Dans ses
Lettres instructives et curieuses sur l’éducation de la jeunesse (1761), le
Père Martin donne une longue liste de raisons qui insistent sur l’importance
d’une belle écriture, en commençant par la plus évidente : « Une belle Écriture
plaît à tout le monde, elle se fait rechercher. » Bien que Martin s’intéresse
principalement à l’éducation des garçons, son précepte prend un sens plus
profond dans son discours sur les femmes, où, comme dit Rousseau dans Émile : «
La femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. » Une lettre de femme
se doit donc d’être élégante, à la fois parce que cela est perçu comme une
réflexion morale et matérielle de l’auteur, et parce qu’elle doit plaire au
lecteur, surtout si ce lecteur est un homme. La meilleure façon d’enseigner à
une jeune fille comment écrire une lettre qui plaît est de lire et de répondre
aux lettres qu’elle écrit : essayer de plaire à sa mère est un bon entraînement
pour plaire à son futur mari.
Dans son École des jeunes
demoiselles, l’Abbé Reyre fait de l’échange épistolaire entre mère et fille la
clé de voûte du séjour au couvent. Dans sa première lettre, la mère réassure
sa fille sur le fait que, en l’envoyant au couvent, elle ne délègue pas
entièrement la responsabilité de son éducation à la religieuse qui en a la
garde :
J’en suis trop jalouse pour ne pas le partager
avec elle, autant que je le pourrai. Tous les momens libres que me laissera
l’embarras des affaires et des bienséances, je les emploierai à vous écrire.
Par-là, je remplierai mon devoir et je soulagerai mon cœur.
La mère demande à sa fille de
lui accorder sa confiance – « écrivez-moi, non comme à une mère, mais comme à
une amie pour qui l’on n’a rien de caché ». Comme la fille est aussi
fictionnelle que la mère, sa réponse respectueuse est prévisible : « comptez
sur mon exactitude à vous écrire, comptez, surtout, sur la vive tendresse avec
laquelle je vous embrasse ».
Après avoir établi ce principe
de franchise et de confiance dans sa première lettre, et après avoir reçu une
réponse affirmative de sa fille, la mère juge la lettre d’Émilie au sens
technique et y trouve de nombreuses lacunes : « Je ne dois pas vous laisser
ignorer que vous avez grand besoin de réformer votre écriture et d’apprendre un
peu d’orthographe », lui dit-elle sévèrement :
[…] il m’a fallu deviner la moitié des mots.
Madame de Barilliers à qui j’ai fait voir votre lettre, n’a pas pu en
déchiffrer une seule phrase […] J’en ai rougi de honte ; et, pour n’être plus
exposée à un pareil désagrément, j’ai pris le parti de vous faire donner un
maître à écrire. Si vous profitez de ses leçons comme je le présume, vous aurez
bientôt une écriture correcte et lisible ; et vos lettres flatteront autant mes
yeux, qu’elles charment mon cœur."
La réputation de la mère, ainsi
que le succès de la fille, dépendent de la capacité de cette dernière à écrire
une lettre qui peut être montrée à tout le monde avec fierté. Avant tout, la
correspondance entre mère et fille est censée enseigner à cette dernière
comment écrire une telle lettre.
Il y a d’autres leçons à
apprendre. Dans L’école des jeunes demoiselles, la mère d’Emilie lui dit : «
Vos cousines, vos tantes, vos amies et les miennes me demandent sans cesse de
vos nouvelles, et je me fais un vrai plaisir de leur en donner. » Cette petite
flatterie donne lieu à une leçon d’étiquette épistolaire. « Je voudrois pouvoir
ajouter que vous faites mention d’elles dans vos lettres, écrit-elle, et je ne
le puis, parce que jusqu’ici vous ne m’en avez pas dit le mot. C’est pourtant
une attention que vous devriez avoir, autant par politesse, que par
reconnaissance et par amitié pour les personnes qui vous sont attachées. N’y
manquez pas la première fois que vous m’écrivez. » Dans ses lettres, une
femme est censée observer les formalités de rigueur, mais également maintenir
les liens de famille et d’amitié. L’École des jeunes demoiselles montre aux
mères comment enseigner à leur fille l’importance de cet acte de respect et de
sociabilité épistolaire.
L’école des jeunes demoiselles
enseigne aussi aux mères les responsabilités qui sont les leurs. « Afin que mes
soins soient plus efficaces, je vous prie, Madame, d’y joindre les vôtres, et
d’écrire à Emilie le plus souvent qu’il vous sera possible », dit la mère
supérieure à la mère de la jeune fille. Tout comme le traité montre à la mère
comment utiliser la flatterie pour motiver sa fille, la même technique est
utilisée par la mère supérieure vis à vis de la mère. « En lui rendant service,
continue-t-elle, vous lui procurerez la plus douce satisfaction ; car elle aime
vos lettres à la fureur, et toutes les fois qu’elle me les a lues, j’ai trouvé
qu’elle avoit raison. » Par la suite, elle annonce à la mère qu’elle a
encouragé Emilie à relire les lettres que celle-ci lui a envoyées:
C’est selon moi, une des lectures les plus
utiles qu’elle puisse faire, et si je ne craignois d’abuser de la confiance que
vous me témoignez en permettant qu’Émilie me les communique, j’en prendrais
copie, et j’en formerois un recueil que j’intitulerois : L’école des jeunes
Demoiselles.
En incorporant les lettres de
la mère dans son École des jeunes Demoiselles, Reyre l’inclut dans un projet
pédagogique qu’elle pourrait faire sien. Les lettres qu’une mère écrit à sa
fille fournissent un modèle qui ne peut être remplacé par les avis des
pédagogues professionnels et qui en constituent le support nécessaire.
Rose de Saint-Laurent est une
de ces mères qui prend au sérieux la responsabilité qui lui incombe de
correspondre avec sa fille et de diriger son éducation, même quand de sérieux
obstacles s’y opposent. Peu après avoir placé sa fille Marie en pension au
couvent de Pentemont à Paris, Mme de Saint-Laurent et son mari partent pour la
colonie de Grenade pour y diriger une plantation de café, dans l’espoir d’y
rétablir leur fortune. Une des premières lettres que Mme de Saint-Laurent écrit
à Marie montre qu’elle est parfaitement consciente de la dimension pédagogique
de leur correspondance.
Je trouve fort bien que tu m’écrives sur un
petit morceau de papier ; mais je veux que vous me parliez de vos maîtres, et
que vous me disiez naturellement, comme à votre confesseur : « J’ai été bien
exacte à tous mes devoirs cette semaine. J’ai bien étudié mon clavecin ; j’ai
dansé de bonne grâce ; j’ai étudié ma musique ; je donne tous les jours un
quart d’heure à l’étude de la géographie et une demi-heure à la lecture », ou
bien que tu me dises naturellement : « J’ai été paresseuse cette semaine ; je
n’ai guère valu. » Voilà, ma chère fille, les lettres qui me feraient plaisir
de recevoir de vous. Toutes celles que vous m’avez écrites jusqu’à présent sont
du style de six ou sept ans.
Marie a probablement onze ans à
cette époque. « Vous êtes trop grande et trop raisonnable, même trop
spirituelle, pour vous borner à me demander de mes nouvelles et à m’assurer que
vous êtes avec respect… Ce style-là est trop sérieux et trop contraire au
sentiment que j’ai pour vous. Je vous le défends », lui ordonne sa mère. Les
lettres hebdomadaires ne doivent pas être un exercice de style, un échange de
formalités bien écrites copiées d’un manuel épistolaire, mais un véritable
moyen de communication entre mère et fille, fondé sur la confiance mutuelle. En
entretenant une correspondance régulière avec sa mère, Marie peut apprendre à
écrire non les lettres formelles que l’on trouve dans les manuels épistolaires,
mais des lettres qui viennent du cœur, qui consolident les liens de famille et
d’amitié et la confiance, et qui servirent comme d’importants moyens de
communication pour une femme de son état. C’est à travers l’échange
épistolaire qu’une mère enseigne à sa fille comment quitter l’enfance et
devenir une femme.
Quand Mme Boirayon ou Mme de
Saint Laurent envoient leurs filles au couvent, ce n’est pas parce qu’elles
sont de mauvaises mères, mais pour commencer le long et douloureux processus de
séparation qui va transformer leur relation avec leurs filles de manière
permanente, en une relation conçue autour du mariage et par la médiation de la
correspondance. En jouant sérieusement le rôle prescrit par des pédagogues tels
que Mme de Miremont, Mlle Le Masson le Golft, et l’abbé Reyre, elles ne sont
pas des mères égoïstes, négligentes ou cruelles qui abandonnent leurs filles
aux machinations de religieuses méchantes et ignorantes. Elles contrôlent
l’éducation de leurs filles et continuent à y participer en les engageant dans
une correspondance pédagogique. À travers celle-ci, ces mères transmettent des
informations sociales à leurs filles et leur enseignent une des pratiques les
plus importantes pour conduire leur vie de femme. Elles renforcent ainsi les
liens maternels à un moment où la séparation géographique commence à les
affaiblir, et donnent à leurs filles les moyens de créer et de maintenir des
liens sociaux tout au long de leur vie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...