mardi 8 janvier 2019

La fabrique du Paris révolutionnaire, David Garrioch

L'historien Fadi El Hage propose ci-dessous une intéressante recension de l'excellent ouvrage de David Garrioch (la fabrique du Paris révolutionnaire), réédité en poche par les éditions La découverte.



Le livre en lui-même est un excellent tableau de Paris au XVIIIsiècle, en trois parties équilibrées. La première expose la situation sociale parisienne dans sa diversité, en insistant particulièrement sur les relations d’équilibre existant entre les différentes entités (nobles, bourgeois, pauvres…). Les quartiers étaient marqués par une profonde unité, si bien que « chaque quartier était comme un village » (p. 33), avec des rythmes de vie particuliers, dans une ville où migrait une population venant des différentes provinces du royaume (un tiers d’entre-elle seulement était native de Paris). Les relations de voisinage étaient un des éléments majeurs de l’existence dans la ville, y compris dans ses soubresauts.
Les distinctions sociales étaient clairement établies, ne serait-ce que par l’habitat. David Garrioch relève les rapports ambigus entre la noblesse et Paris. N’en formant que 3 % de la population, les nobles s’y établissaient pour sa proximité avec la Cour. Les plus fortunés avaient des hôtels, tandis que d’autres louaient un appartement, sans compter ceux qui s’établissaient dans la campagne proche, plus calme et où l’air était réputé meilleur. Paris semblait peu agréable, avec ses rues étroites, ses bruits, ses odeurs pestilentielles, ainsi vers le charnier des Innocents, qui obligeait les riverains à fermer leurs fenêtres pendant les chaleurs estivales.
La présence de la noblesse était pourtant essentielle à Paris. Elle établissait un lien dans la ville entre les élites sociales, les élites urbaines, l’Église et les plus pauvres qui bénéficiaient de la charité et autres bienfaits de ces personnages plus puissants.
La distinction sociale se marquait par les vêtements, Garrioch citant Daniel Roche et sa « hiérarchie des apparences » (p. 113). Or, au cours du XVIIIsiècle, celle-ci commençait à péricliter, et des non-nobles prenaient des habits chatoyants… Cette pratique n’était pas sans risque, ainsi lorsque la police arrêtait des roturiers portant une épée, ce qui constituait une usurpation d’honneur. Ces dérèglements vestimentaires ne remettaient pas en cause la hiérarchie sociale, mais à la lecture de l’ouvrage, on en tire le sentiment que cette subversion symbolique était déjà un coup porté à l’ordre établi, fondé sur « la naissance et la lignée » (p. 116).
La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée au gouvernement urbain confronté aux mécontentements populaires, insiste sur la longue tradition des contestations des Parisiens, partant fréquemment d’une broutille pour aboutir à une émeute. L’exemple de l’attaque contre une boulangerie en introduction du chapitre 5 ne date pas de 1789 mais bel et bien de 1725. Les problèmes d’approvisionnement et de prix avaient profondément marqué le XVIIIsiècle, si bien que les réactions violentes contre les boulangeries sous la Révolution n’ont été que la continuité de celles qui se produisaient au cours des décennies précédentes. La crainte des difficultés d’approvisionnement pesait car l’accroissement de la population parisienne était inexorable.
L’ordre public était un autre enjeu majeur, et le XVIIIsiècle a été un moment de rationalisation, afin de respecter le contrat social tacite existant entre l’État (représenté par le souverain) et le peuple, qu’il est censé gouverner et nourrir justement en échange de l’obéissance, du respect et du payement des impôts. Pourtant, plusieurs difficultés sont survenues pour des questions religieuses ayant mué en enjeu politique. La querelle autour du jansénisme est devenue progressivement une lutte avec le Parlement de Paris, désireux de récupérer un pouvoir politique annihilé au cours du règne de Louis XIV, et soutenu par de nombreux Parisiens, dont la religiosité a muté. Ces contentieux ont porté préjudice à l’autorité monarchique et au prestige royal, d’autant plus que Louis XV n’avait pas incarné un modèle de piété. Son attitude avait marqué l’opinion.
 Le terme d’« opinion » incarne le mieux l’évolution mentale des Parisiens. On le retrouve de façon récurrente dans la troisième partie de l’ouvrage, au cours de laquelle nous observons les conséquences des Lumières sur Paris. De nombreux Parisiens se sont mis à réfléchir sur les événements que les différents canaux d’informations (officiels ou non) apportaient. Ils n’y étaient pas indifférents, mais l’évolution marquante est que la consignation de nouvelles n’était véritablement plus le fait d’élites éclairées. Le chapitre VII débute par la recension d’événements entre 1757 et 1774 par un tailleur parisien. L’émergence d’une « opinion » se manifestait par la naissance d’une réflexion écrite ou orale, en vers ou en prose, sur les événements appris. Les commentaires étaient exprimés au risque d’être arrêté, comme lors de l’« affaire des quatorze », récemment développée par Robert Darnton. La dénonciation du despotisme a été cependant plus tardive, après le « coup d’État » contre les Parlements en 1771.
Au même moment, Paris se transformait. La décennie 1780 a été celle de grands changements urbains, comme la fermeture du charnier des Innocents, mais aussi celle de projets impliquant de nombreuses destructions d’emblèmes du Paris médiéval. Louis XVI n’avait-il pas projeté dès 1783 de démolir la Bastille ? David Garrioch mentionne de nombreux projets qui inquiéteraient de nos jours les plus ardents défenseurs du patrimoine comme le déplacement de l’Hôtel-Dieu et de Notre-Dame, la destruction de l’Hôtel de Ville, qualifié par Voltaire de « bâtiment grossier » (p. 217) et la démolition de Saint-Germain-l’Auxerrois ! L’esprit de rationalisation des Lumières était appelé à harmoniser le centre congestionné de la ville, ce qui n’a été fait que trois quarts de siècle plus tard.
La noblesse s’établissait dans des quartiers nouvellement créés en périphérie, comme le Roule. Ce processus était synonyme d’un éloignement des élites, creusant dans l’urbanisme un fossé avec le reste du peuple. Le lien symbolique du mélange dans la ville, en dépit de quartiers et demeures strictement délimités, était mis à mal. Cette rupture n’est pas étrangère aux réactions parisiennes de 1789-1790 contre la noblesse.

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