samedi 12 janvier 2019

Les contorsions de Marion Sigaut devant les Gilets jaunes

On se délecte depuis peu de voir nos deux extrêmes (à droite et à gauche) se contorsionner afin d'étendre leur emprise sur le mouvement des Gilets jaunes.
Ainsi, à l'instar de tant d'autres, Marion Sigaut n'a pas hésité un seul instant au moment d'enfiler la fameuse tenue jaune et de poser aux abords d'un rond-point en compagnie d'un Gaulois furibond.
Marion Sigaut, historienne du net
sans vergogne...

Dans la foulée, elle a enregistré une courte vidéo dans laquelle elle évoque, avec force trémolos dans la voix, le plaisir qu'elle éprouve au spectacle de ce "peuple" qui se soulève enfin ! Jugez-en plutôt.






Son émotion est réelle, cela ne fait point de doute, mais elle semble également sélective. Si le soulèvement populaire de 2018 lui tire les larmes, celui de 1789 ne lui inspire que mépris et horreur...
Selon Marion Sigaut, 1789 n'a jamais été qu'un coup d'état fomenté par les puissances d'argent (cette "bourgeoisie" à laquelle, dans l'esprit de cette dame, n'appartiennent ni le haut clergé ni l'aristocratie...) contre le pouvoir royal.
Recyclant les thèses de Barruel et de De Maistre, elle prétend par ailleurs que le peuple (qu'elle ne définit jamais) aimait son roi, père nourricier du royaume, et qu'il ne réclamait qu'un peu de pain en même temps que "le sauvetage de l'Ancien Régime" (propos extrait d'une précédente intervention).

En somme, conclut-elle, le mouvement insurrectionnel des Gilets jaunes n'aurait rien à voir avec celui qui, à la fin du XVIIIè siècle, a balayé l'Ancien Régime en l'espace de quelques mois.

Et pourtant...

***



Pourtant, on ne saurait trop conseiller à l'historienne de renoncer durant quelques instants à sa grille de lecture pour se pencher sur les textes d'époque, les seuls susceptibles de nous éclairer sur ce que réclamait vraiment ce fameux peuple.
Ces textes, je parle des Cahiers des bailliages rédigés par le Tiers pour les Etats Généraux, présentent en réalité bon nombre de points communs avec les revendications actuelles.

Voyez plutôt.

Concernant le sentiment d'injustice fiscale :


Extrait du Cahier des plaintes, doléances et remontrances du tiers-état des bailliages de Montargis



"Enfin, que l'impôt sur la propriété sera fixé en raison de ce qui sera nécessaire pour subvenir aux besoins de l'État, et qu'à cet impôt seront assujettis les biens de toutes personnes, sans distinction d'état, naissance et qualité, même ceux des domaines du Roi et des princes"


Extrait du Cahier de doléances de Valencay   
 
"Les habitants se plaignent d’être surchargés de taille, capitation et autres impôts. Les droits sont très nuisibles au commerce du vin, tant en gros qu’en détail … Le sel, denrée si nécessaire à la vie non seulement des hommes mais aussi des bestiaux, est porté à un prix excessif."  


Concernant la haine des "élites" :      
 
"Pour remplacer tous ces impôts supprimés, le gouvernement établirait un impôt unique, en nature ou en argent, en y faisant contribuer les ecclésiastiques et les nobles qui doivent être assujettis comme le Tiers-Etat" (Valençay)

 "Les Nobles seuls jouissent de toutes les prérogatives : richesses, honneurs, pensions, retraites, gouvernements, écoles gratuites. Ainsi la Noblesse jouit de tout, possède tout ; cependant, si la Noblesse commande les armées, c’est le Tiers Etat qui les compose ; si la Noblesse verse une goutte de sang, le Tiers Etat en répand des ruisseaux. La Noblesse vide le trésor royal, le Tiers Etat le remplit ; enfin le Tiers Etat paie tout et ne jouit de rien. Il serait souhaitable que les droits des seigneurs fussent abolis." (Gastines)

" Mandres est un village situé presque au milieu d’une plaine très fertile en grains et orné de plusieurs coteaux extrêmement fertiles en vin… mais depuis que Monsieur en a fait sa grande réserve de chasse, cette plaine ne peut porter aucun grain d’aucune espèce…" (Mandres avait pour seigneur le Comte de Provence, frère du roi...)

Concernant le sentiment d'être oublié par ces mêmes "élites" :


"Que, pour l'avantage et le bien des peuples des campagnes, on avisera aux moyens de procurer partout des établissements de chirurgiens, sages-femmes et artistes vétérinaires instruits et occupés exclusivement de ces professions."
 

"Que l'on donnera des soins et prescrira des règles particulières pour les chemins vicinaux dans les campagnes, en donnant aux municipalités les moyens de pourvoir à leur réparation et entretien"
(Montargis)
extrait de l'hebdomadaire Marianne (janvier 2019)





Quoi qu'en dise Marion Sigaut, ces doléances font étrangement écho aux colères du moment : celles des personnes âgées concernant l'augmentation de la CSG, celles des campagnards qui voient disparaître leurs services publics, celles des automobilistes qui se ruinent à la pompe, celles des citoyens français dessaisis de leur souveraineté au profit de Bruxelles...
On pourrait aller plus loin : la posture jupiterienne d'un Macron hors-sol et déconnecté du vrai monde rappelle celle de Louis XV préférant en son temps les terrains de chasse de Versailles et les réjouissances du Parc-aux-Cerfs aux entrées royales de Paris, aux cérémonies des écrouelles et même aux messes de Notre-Dame.
Mais soyons juste avec Marion Sigaut : elle n'est pas la seule, loin de là, à tordre les réalités (présentes ou passées) afin qu'elles entrent dans son cadre idéologique.
J'en veux pour preuve ces deux témoignages, glanés au hasard dans l'hebdomadaire Marianne du 11 janvier.
D'abord celui de la chroniqueuse Natacha Polony : "les révolutionnaires d'antan s'opposaient à une monarchie absolue. Les gilets jaunes se révoltent contre une démocratie". Puis celui de Denis Olivennes, ancien PDG de la FNAC et d'Europe 1 : "la comparaison avec 1789 est d'ailleurs grotesque. 1789, c'était la rébellion des Lumières et de la liberté. Le peuple réclamait la démocratie contre la tyrannie, l'état de droit contre l'arbitraire, la séparation des pouvoirs contre le pouvoir d'un seul. Nous avons tout cela aujourd'hui".

NB du 18/1 :  les tentatives de récup (suite)
l'humoriste Dieudonné

Alain Soral, mentor de Marion Sigaut
Addenda du 18/02 : après l'épisode de l'"agression" de Finkielkraut, le we dernier, on ne peut s'empêcher de penser que ces tristes sires jouent à merveille un rôle qu'affectionne ce fameux "système" qu'ils exècrent : celui d'idiots utiles...
 

mardi 8 janvier 2019

La fabrique du Paris révolutionnaire, David Garrioch

L'historien Fadi El Hage propose ci-dessous une intéressante recension de l'excellent ouvrage de David Garrioch (la fabrique du Paris révolutionnaire), réédité en poche par les éditions La découverte.



Le livre en lui-même est un excellent tableau de Paris au XVIIIsiècle, en trois parties équilibrées. La première expose la situation sociale parisienne dans sa diversité, en insistant particulièrement sur les relations d’équilibre existant entre les différentes entités (nobles, bourgeois, pauvres…). Les quartiers étaient marqués par une profonde unité, si bien que « chaque quartier était comme un village » (p. 33), avec des rythmes de vie particuliers, dans une ville où migrait une population venant des différentes provinces du royaume (un tiers d’entre-elle seulement était native de Paris). Les relations de voisinage étaient un des éléments majeurs de l’existence dans la ville, y compris dans ses soubresauts.
Les distinctions sociales étaient clairement établies, ne serait-ce que par l’habitat. David Garrioch relève les rapports ambigus entre la noblesse et Paris. N’en formant que 3 % de la population, les nobles s’y établissaient pour sa proximité avec la Cour. Les plus fortunés avaient des hôtels, tandis que d’autres louaient un appartement, sans compter ceux qui s’établissaient dans la campagne proche, plus calme et où l’air était réputé meilleur. Paris semblait peu agréable, avec ses rues étroites, ses bruits, ses odeurs pestilentielles, ainsi vers le charnier des Innocents, qui obligeait les riverains à fermer leurs fenêtres pendant les chaleurs estivales.
La présence de la noblesse était pourtant essentielle à Paris. Elle établissait un lien dans la ville entre les élites sociales, les élites urbaines, l’Église et les plus pauvres qui bénéficiaient de la charité et autres bienfaits de ces personnages plus puissants.
La distinction sociale se marquait par les vêtements, Garrioch citant Daniel Roche et sa « hiérarchie des apparences » (p. 113). Or, au cours du XVIIIsiècle, celle-ci commençait à péricliter, et des non-nobles prenaient des habits chatoyants… Cette pratique n’était pas sans risque, ainsi lorsque la police arrêtait des roturiers portant une épée, ce qui constituait une usurpation d’honneur. Ces dérèglements vestimentaires ne remettaient pas en cause la hiérarchie sociale, mais à la lecture de l’ouvrage, on en tire le sentiment que cette subversion symbolique était déjà un coup porté à l’ordre établi, fondé sur « la naissance et la lignée » (p. 116).
La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée au gouvernement urbain confronté aux mécontentements populaires, insiste sur la longue tradition des contestations des Parisiens, partant fréquemment d’une broutille pour aboutir à une émeute. L’exemple de l’attaque contre une boulangerie en introduction du chapitre 5 ne date pas de 1789 mais bel et bien de 1725. Les problèmes d’approvisionnement et de prix avaient profondément marqué le XVIIIsiècle, si bien que les réactions violentes contre les boulangeries sous la Révolution n’ont été que la continuité de celles qui se produisaient au cours des décennies précédentes. La crainte des difficultés d’approvisionnement pesait car l’accroissement de la population parisienne était inexorable.
L’ordre public était un autre enjeu majeur, et le XVIIIsiècle a été un moment de rationalisation, afin de respecter le contrat social tacite existant entre l’État (représenté par le souverain) et le peuple, qu’il est censé gouverner et nourrir justement en échange de l’obéissance, du respect et du payement des impôts. Pourtant, plusieurs difficultés sont survenues pour des questions religieuses ayant mué en enjeu politique. La querelle autour du jansénisme est devenue progressivement une lutte avec le Parlement de Paris, désireux de récupérer un pouvoir politique annihilé au cours du règne de Louis XIV, et soutenu par de nombreux Parisiens, dont la religiosité a muté. Ces contentieux ont porté préjudice à l’autorité monarchique et au prestige royal, d’autant plus que Louis XV n’avait pas incarné un modèle de piété. Son attitude avait marqué l’opinion.
 Le terme d’« opinion » incarne le mieux l’évolution mentale des Parisiens. On le retrouve de façon récurrente dans la troisième partie de l’ouvrage, au cours de laquelle nous observons les conséquences des Lumières sur Paris. De nombreux Parisiens se sont mis à réfléchir sur les événements que les différents canaux d’informations (officiels ou non) apportaient. Ils n’y étaient pas indifférents, mais l’évolution marquante est que la consignation de nouvelles n’était véritablement plus le fait d’élites éclairées. Le chapitre VII débute par la recension d’événements entre 1757 et 1774 par un tailleur parisien. L’émergence d’une « opinion » se manifestait par la naissance d’une réflexion écrite ou orale, en vers ou en prose, sur les événements appris. Les commentaires étaient exprimés au risque d’être arrêté, comme lors de l’« affaire des quatorze », récemment développée par Robert Darnton. La dénonciation du despotisme a été cependant plus tardive, après le « coup d’État » contre les Parlements en 1771.
Au même moment, Paris se transformait. La décennie 1780 a été celle de grands changements urbains, comme la fermeture du charnier des Innocents, mais aussi celle de projets impliquant de nombreuses destructions d’emblèmes du Paris médiéval. Louis XVI n’avait-il pas projeté dès 1783 de démolir la Bastille ? David Garrioch mentionne de nombreux projets qui inquiéteraient de nos jours les plus ardents défenseurs du patrimoine comme le déplacement de l’Hôtel-Dieu et de Notre-Dame, la destruction de l’Hôtel de Ville, qualifié par Voltaire de « bâtiment grossier » (p. 217) et la démolition de Saint-Germain-l’Auxerrois ! L’esprit de rationalisation des Lumières était appelé à harmoniser le centre congestionné de la ville, ce qui n’a été fait que trois quarts de siècle plus tard.
La noblesse s’établissait dans des quartiers nouvellement créés en périphérie, comme le Roule. Ce processus était synonyme d’un éloignement des élites, creusant dans l’urbanisme un fossé avec le reste du peuple. Le lien symbolique du mélange dans la ville, en dépit de quartiers et demeures strictement délimités, était mis à mal. Cette rupture n’est pas étrangère aux réactions parisiennes de 1789-1790 contre la noblesse.