Si on n'ignore plus rien des auteurs des Lumières, il nous reste tout à apprendre sur les hommes : sur leurs passions, leur courage et leur générosité, mais également sur leurs ambitions, leurs haines et leurs noirceurs.
Ecrit au gré de mes humeurs, ce blog raconte mon amour du XVIIIè siècle.
Le récent discours de JD Vance, vice-président des Etats-Unis, puis la disparition de la chaîne C8 ont ravivé dans les médias les polémiques autour de la liberté d'expression.
"Au pays de Voltaire, la France a éteint les lumières", a regretté Pascal Praud sur Cnews, dans un de ces élans lyriques dont il est coutumier.
Je me suis souvent demandé comment l'Histoire (dès Hugo !) a érigé Voltaire en parangon de vertu, en apôtre de cette fameuse liberté d'expression revendiquée par la plupart des auteurs des Lumières.
A commencer par Voltaire lui-même, reconnaissons-le, du moins à en croire ses écrits :
L'ABC
Dictionnaire philosophique
La liberté d'expression, un "droit naturel", sans doute, mais un droit que Voltaire n'a cessé de contester sa vie durant !
Passons sur les publications clandestines de ses oeuvres qui ont valu à quelques libraires parisiens d'être mis au cachot à la demande du philosophe. Mais qu'en est-il des autres, de tous les autres, de ces adversaires littéraires que l'implacable Voltaire est parvenu à réduire au silence par la calomnie, la raillerie, jusqu'à les faire jeter en prison ?
On songe à l'abbé Desfontaines, à Fréron, à Le Franc de Pompgnan, ou encore à La Beaumelle, tous réduits au silence par la seule volonté du patriarche de Ferney.
Prenons l'exemple de ce dernier auquel j'ai consacré quelques articles voilà dix ans de cela. Je vous laisse découvrir le premier d'entre eux ci-dessous :
***
Le XVIIIè siècle regorge de fiers-à-bras qui ont osé s'en prendre à Voltaire. Entrer en querelle avec le prince des poètes constituait alors un titre de gloire, le meilleur moyen de se faire connaître dans le monde, dans la belle société parisienne qui raffolait de ces joutes oratoires aussi cruelles que délectables.
L'entreprise n'était évidemment pas sans risques...
Certains, comme le journaliste Fréron ou l'académicien Le Franc de Pompignan,
s'y sont cassé les dents. Voltaire possédait en effet cet art, quasi
unique en son temps, de ridiculiser son adversaire d'un simple trait de
plume. Quand d'autres, comme Diderot par exemple, rechignaient à se
jeter dans ces sordides mêlées, lui y prenait un plaisir coupable. Sa
part d'ombre est là, dans ces abjections, dans ces mensonges et ces
calomnies qu'il aime à déverser sur l'ennemi. L'homme de Ferney était
capable de s'acharner sur l'homme à terre, de faire tomber sur lui une
pluie de libelles et de pamphlets jusqu'à lui faire rendre gorge.
C'est à ce prix qu'on se mesurait à lui...
Avant de se lancer dans un tel
combat, il était donc préférable d'assurer ses arrières, de trouver des
appuis et des protections solides pour vous soutenir au cours de
l'affrontement. Quand Fréron assistait à la première d'une tragédie de
Voltaire, il savait que son ennemi avait massé ses partisans dans la
salle. Le critique littéraire venait donc avec les siens. Ainsi, les
sarcasmes pouvaient répondre aux éloges. Tout était jeu et comédie, sur
la scène comme dans la salle.
Derrière les ennemis de Voltaire, on
trouve toujours les mêmes factions : une partie de la Cour (le parti de
la Reine et du Dauphin), les Jésuites, les Jansénistes...
Il en est un, pourtant, qui fait exception à cette règle. Un jour, il s'est dressé seul contre Voltaire.
Cet homme se nomme Laurent Angliviel de La Beaumelle.
Portrait de La Beaumelle, par Liotard
Quand il arrive en Prusse au mois de
novembre 1751, le jeune homme âgé de 25 ans n'est encore rien.
Professeur à Copenhague, il a depuis peu entrepris de lancer une
collection de classiques français. Voltaire en fait partie. Un an plus
tôt, La Beaumelle avait demandé à Voltaire un exemplaire fiable (et non
travesti) de La Henriade. Comme les corrections apportées
par le poète lui semblaient trop légères, il le lui fit remarquer avec
une certaine hauteur : "Faites-moi la grâce, Monsieur, de changer ces bagatelles." Sur le coup, occupé par son rôle de courtisan auprès du roi Frédéric, Voltaire ne releva pas l'insolence.
Mais en voyant débarquer le jeune homme à Berlin, il s'en inquiète aussitôt auprès de ses correspondants
"J'écris à Paris pour savoir qui il est. Il me paraît homme de lettres cherchant pratique et puis c'est tout..." (à la comtesse de Mettinck, novembre 51). " Il me dit qu'il venait voir Frédéric et moi. Cette cordialité pour le roi me parut forte." (à d'Argental, décembre 52).
De toute évidence, Voltaire se méfie. Et leur première rencontre va le conforter dans ses intuitions.
Achille avait son talon, les Lumières ont Voltaire
Maîtrisant visiblement la synecdoque, Marion Sigaut se sert de lui comme porte d'entrée pour cracher son venin sur l'ensemble des philosophes du XVIIIè.
Dans cette intervention, elle rappelle notamment comment le patriarche de Ferney a discrédité ces braves hommes qu'étaient Maupertuis, Lefranc de Pompignan et Fréron.
Bon, comme ces sujets ont déjà abondamment été traités dans ces colonnes, je me contenterai de vous rapporter les faits. Les faits, rien que les faits...
"Vous allez encore parler de religion et de politique ? 11 mois à la Bastille ne vous ont pas suffi ?"
Cette première contre-vérité, extraite du teaser, ne laisse rien augurer de bon.
Et que dire de l'article ci-dessous, extrait du journal 20 minutes ?
Comment devient-on
Voltaire ? C’est le sujet de la mini-série en quatre épisodes Les Aventures du jeune Voltaire (…) un
biopic qui s’intéresse, comme l’indique son titre, à la jeunesse de
François-Marie Arouet, dit Voltaire. De quoi rebuter certains qui pourraient
craindre une énième fiction historique un peu scolaire dans le cadre de la
mission éducative de la chaîne publique. C’est tout le contraire. Comment Les Aventures du jeune Voltaire
dépoussièrent le biopic historique sans trahir le philosophe des Lumières ?
« L’angle proposé est un angle complètement nouveau, c’est le jeune
Voltaire, un homme parmi les hommes », se réjouit Anne Holmes,
directrice de la fiction de France Télévisions, avec qui 20 Minutes s’est entretenue lors d’une table ronde virtuelle
organisée par France 2.
Si l’on connaît le vénérable
philosophe des Lumières, l’auteur de Zadig
et Candide réfugié à Ferney, le
défenseur de l’affaire Calas, on connaît moins la vie, les aspirations,
l’énergie et la vivacité d’esprit de François-Marie Arouet. « On a tout de suite été séduit par la vie de
ce Voltaire qu’on ne connaissait pas. Le format en 4 épisodes s’est imposé
parce qu’il y avait des rebondissements dans sa vie, écrite comme une sorte de
polar romanesque », poursuit Anne Holmes.
Voltaire, « un
rocker, un insurgé »
Georges-Marc Benamou, Henri Helman et
Alain Tasma, à l’écriture, n’ont pas abordé Voltaire comme un monument, mais
comme un jeune homme rebelle en pleine construction. « On a assez vite sympathisé avec ce Voltaire.
On a assez vite aimé le bonhomme. On n’était pas dans une position de
surplomb », raconte Georges-Marc Benamou, le créateur de la série.
Résultat à l’écran ? On suit
les tribulations rocambolesques d’un fils de notaire parisien dans les
dernières années du règne de Louis XIV. François-Marie Arouet est tout à la
fois, impertinent, doué, libertin, et arrogant. Ce jeune roturier veut
tout : la gloire, les femmes et l’argent. « C’est un aventurier, un rocker, un insurgé, d’abord très ambitieux,
mais qui, par ses maladresses, ses combats, son engagement, va avoir une vie
absolument palpitante », raconte Georges-Marc Benamou. « Ce jeune homme ambitieux, égoïste, va
s’ouvrir progressivement au monde avec générosité », renchérit le
réalisateur Alain Tasma, à qui l’on doit la mise en scène d’Aux animaux la guerre.
Voltaire, un héros
moderne
L’idée est de « redécouvrir Voltaire, dans sa jeunesse, dans
ses passions, et dans ses échecs », poursuit-il. Placé chez les
Jésuites du lycée Louis-le-Grand, il sympathise avec les rejetons de la
noblesse. « C’est un jeune homme
d’aujourd’hui, mais dans un monde d’hier, un monde où les classes sociales sont
incroyablement cloisonnées, où la pesanteur religieuse est incroyablement
lourde », analyse Georges-Marc Benamou.
François-Marie Arouet va se rebeller
contre ce système : en plaquant avec fracas l’école de droit où son
père veut le contraindre, en écrivant des pièces de théâtre et des pamphlets…
Ces derniers lui vaudront un séjour de onze mois à la Bastille, alors qu’il n’a
que 23 ans. « C’est un aventurier de
la liberté, c’est le Coluche des Lumières »,
souligne Georges-Marc Benamou. Et d’insister : « L’idée de sortir de sa classe sociale, de
lutter contre les fanatismes religieux, il a inventé la liberté contemporaine,
et ce n’est pas sans résonance avec l’époque dans laquelle on vit. »
Voltaire, un
« féministe incroyable »
« Il était un féministe incroyable »,
lance Alain Tasma. C’est l’un des combats les moins connus de Voltaire, il a
pris la défense des femmes dans ses essais. « Voltaire a été un très grand amoureux. Il l’a écrit, il l’a dit et il
s’est appuyé sur ses rencontres féminines » pour se construire,
rappelle Alain Tasma. Voltaire a « une certaine modernité relationnelle, dans son rapport aux femmes, à la
liberté sexuelle, il est assez étonnant pour son époque », confirme
Georges-Marc Benamou.
Si la série ne couvre pas sa relation
avec Emilie du Châtelet, celle qui le marque le plus, elle dépeint ses
premières amours et son rapport aux femmes, dans une époque qui fait peu cas
d’elles. « Elle était sa
conseillère, son amie, et en même temps son amante. Ils étaient assez libres »,
résume Christa Theret, au sujet d’Adrienne Le Couvreur, l’une des maîtresses du
jeune Voltaire.
Si les idées du jeune Voltaire nous
apparaissent résolument modernes, si sa vie semble sulfureuse et rocambolesque,
c’est parce que la mise en scène d’Alain Tasma et l’interprétation énergique de
Thomas Solivérès lui redonnent toute sa vitalité et son audace. L’idée « était d’essayer de sortir au maximum de l’époque,
de réussir à en faire un personnage d’aujourd’hui », considère Thomas
Solivérès.
Alain Tasma ne raconte pas la figure
historique Voltaire, il nous immerge au cœur de la vie tumultueuse d’un jeune
héros fascinant. Sa caméra place le spectateur au cœur de l’action. A l’instar
de ce plan audacieux et surprenant qui ouvre la série qui nous propulse dans
l’intimité de l’accouchement du héros. Une réalisation résolument moderne, qui
bouscule les codes tout autant que son héros.
Les événements que nous venons de vivre posent une fois encore la question du droit, sujet déjà central à l'époque des Lumières, notamment dans le combat mené par Voltaire contre l'institution judiciaire de son temps.
Car le droit que s'arrogent aujourd'hui certains hommes de "châtier" leurs prochains, notre justice d'Ancien Régime l'appliquait de manière tout aussi implacable.
Diot et Lenoir, brûlés en place publique pour "crime de sodomie"
Rappelons pour commencer que la
procédure pénale était alors largement réglementée par l'ordonnance royale
datant d'août 1670 et dont vous trouverez le texte ici. Comme l'explique fort bien D. Jousse dans son Traité de justice criminelle (1771), on peut à cette époque différencier trois
types de "crimes", selon l'"objet" auquel ils portent atteinte : les crimes de lèse-majesté (divine
ou humaine) et ceux qui s'en prennent aux particuliers : la première catégorie
comprend les blasphèmes, les impiétés, l'athéisme (...) ; la seconde comprend
les attentats contre la personne du roi et son gouvernement ; la dernière
catégorie est celle qui fait offense aux personnes (à leur corps, leur honneur,
leurs biens...). Ce préalable posé, expliquons quel
fut le véritable objectif des Lumières (de Voltaire en particulier), à
savoir laïciser la justice et la dépouiller de
fondements théologiques qui confondent crime et péché. Cette revendication imposait en
parallèle une réflexion sur la proportionnalité des
délits et des peines. Plus tôt dans le siècle (dans l'Esprit des lois, en 1748), Montesquieu
avançait déjà de telles propositions, à savoir que le blasphème et l'impiété ne
devaient pas relever des hommes, mais uniquement de Dieu. Pour lui comme pour
Voltaire, aucun principe religieux n'avait à interférer dans la pratique
judiciaire. Le patriarche de Ferney dira avec la malice qui le caractérise :
"il est absurde qu'un insecte
croie venger l'être suprême. Ni un juge de village, ni un juge de ville, ne
sont des Moïse et des Josué" (Commentaire
sur le livre Des délits et des peines,
1766). Précisons d’ailleurs avec Benoît
Garnot (il enseigne à l'université de Bourgogne) que ledit Voltaire ne s'est
véritablement intéressé à la question judiciaire (l'affaire Calas, notamment)
que dans le cadre de son combat anticlérical.
Condamné pour blasphème et impiété
Il n’appartient à personne de condamner
le fonctionnement de la justice pénale du XVIIIè siècle. Pour donner sens au
combat mené par les intellectuels des Lumières, je me contenterai donc de
rappeler quelques cas de condamnation (j'ai volontairement souligné la nature
du crime commis) :
- Arrêt du 4 décembre 1719 par lequel
le nommé Claude Detence de Ville-aux-bois, pour blasphèmes, a été
condamné à faire amende honorable in figuris, à avoir la langue percée, et aux
galères à perpétuité. - Autre arrêt de la Cour du 29 juillet
1748... par lequel Nicolas Dufour, pour avoir proféré plusieurs horribles et
exécrables blasphèmes contre le Saint nom de Dieu, la Sainte Eucharistie et
la Sainte Vierge, a été condamné à faire amende honorable nu en chemise et la
corde au col, ayant écriteaux devant et derrière, portant ces mots,
blasphémateur du Saint Nom de Dieu..., et ensuite à avoir la langue coupée et à
être pendu, et son corps brûlé et réduit en cendres. - Autre arrêt du 13 mars 1724... par lequel
Charles Lherbé, nourricier de bestiaux, pour blasphèmes et impiétés
exécrables a été condamné... à avoir la langue coupée et à être brûlé vif. Vous trouverez ces cas mentionnés dans le
Traité de justice criminelle (1771) (à partir de la page 266, ici)
Du
21 mai 1717, 10 heures du matin, François-Marie Arouet, âgé de 22 ans,
originaire de Paris, n’ayant aucune profession, mais son père est payeur de MM.
de la Chambre des comptes, il demeurait à Paris lorsqu’il a été arrêté et
conduit dans ce château, dans une maison de la rue de la Calandre, qui a pour
enseigne, le Panier-Vert et tenue en
chambre garnie par le nommé Moreau...
Il
est revenu de Saint-Ange, Château situé aux environs de
Fontainebleau, et qui appartenait à M. de Caumartin. quelques jours après
Pâques, après y avoir passé environ deux mois...
Il
y avait beaucoup de personnes, mais il n’y en connaît aucune, à la réserve du
sieur d’Argenteuil, qu’il croit originaire de Champagne. Il ne se souvient pas
d’y avoir vu que quelques laquais qui venaient lui apporter des lettres de
leurs maîtres ou de leurs maîtresses, à la réserve de l’abbé de Boissy, (Louis de Boissy fut plus tard
directeur du Mercure et membre de
l’Académie française) qu’il connaît pour un jeune homme qui fait des vers. Ne
se souvient pas de lui avoir demandé si l’on ne disait rien de nouveau, quoique
cela puisse fort bien être. Il est vrai qu’il a vu un capitaine ou un officier
qui s’appelle M. de Solenne de Beauregard (Cet
officier avait adressé au lieutenant-général de police d'Argenson un rapport où il
avançait que Voltaire s’était vanté d’avoir composé l’inscription et les vers
incriminés.) auquel il demanda s’il n’y avait rien de nouveau, et il n’y avait
pas plus de quatre ou cinq jours que lui, répondant, était revenu de
Saint-Ange. Ajoute qu’il demanda en effet à cet officier s’il n’y avait rien de
nouveau. A quoi l’officier répondit en ces termes: On dit d’étranges choses, et
on parle d’une inscription latine commençant par ces mots: Puero regnante...
Beauregard lui montra sur ses tablettes une partie de ladite inscription,
et demanda s’il n’était point l’auteur de cette inscription, à quoi il répartit
qu’il était bien malheureux si on le soupçonnait de pareilles horreurs, qu’il y
avait déjà longtemps qu’on mettait sur son compte toutes les infamies en vers
et en prose qui courent la ville, mais que tous ceux qui le connaissent savent
bien qu’il est incapable de pareils crimes. Ajoute encore de soi qu’il demanda
au sieur de Beauregard comment il avait eu connaissance de cette partie
d’inscription qu’il lut, à la vérité, sur les tablettes de cet officier telle
qu’elle y était écrite, lui faisant néanmoins entendre qu’elle était tronquée,
à quoi de Beauregard répondit, autant qu’il peut s’en souvenir, que cette
inscription lui avait été donnée chez le sieur Dancourt, comédien, mais se
souvient distinctement qu’il dit à Beauregard qu’il était bien trompé si cette
inscription n’était ancienne, et faite du temps de Catherine de Médicis; ne
sait pourtant pas bien précisément si ce ne fut point audit abbé de Boissy
qu’il tint ce discours.
—
Si, lorsque le sieur Beauregard lui parla de cette inscription il ne lui
demanda pas avec un sourire si on l’avait trouvée belle?
—
Il ne s’en souvient point, mais qu’il croit que non.
—
S’il ne fit pas cette même réponse par rapport à d’autres vers insolents et
calomnieux qui avaient été faite sur le premier prince et sur la première
princesse du royaume?
—
Il ne s’en souvient pas bien précisément.
—
Il est vrai que Beauregard lui marqua qu’on avait mis sur le compte du
répondant cette inscription, il n’est pas même impossible qu’il ne lui ait
parlé de quelques vers dans le même sens; mais comme il n’a fait ni les vers ni
l’inscription, que même il déteste l’une et l’autre, il ne s’est pas fort
attaché à conserver l’idée de cet entretien; sur quoi il se croit obligé de
nous observer que ledit officier ne se connaît pas mieux en prose qu’en vers,
et qu’il n’est point versé dans les belles-lettres.
—
Si la réponse qu’il fit au dernier discours ne fut pas que lui, sieur de
Beauregard, avait tort de ne pas croire le répondant l’auteur de cette
inscription, et de quelques-uns de ces vers, puisque c’était lui véritablement
qui les avait composés pendant son absence de Paris?
—
Il n’y a rien au monde de si faux.
—
S’il ne dit pas encore qu’afin que M. le duc d’Orléans et les ennemis de lui,
répondant, ne crussent pas que c’était lui qui avait fait cette inscription
latine et ces vers exécrables, il avait quitté Paris, pendant le carnaval, pour
se retirer à la campagne, où il a fait un séjour de deux mois?
— C’est la
plus insigne calomnie dont il ait jamais entendu parler.
la Bastille
Interrogé par le commissaire Isabeau, le facétieux Arouet prétend qu'il a jeté les documents compromettants dans les latrines. Et Isabeau de se rendre sur place, rue de la calandre, pour aller patauger dans les fosses d'aisance ! Ayant fait chou blanc, le malheureux officier rend ainsi compte de ses déboires à d'Argenson :
Toujours est-il que notre jeune homme se trouve désormais en captivité à la Bastille, et ce "jusqu'à nouvel ordre". Privé de tout, et notamment de lecture, Arouet demande qu'on lui procure "deux livres d'Homère, latin-grec", "deux mouchoirs d'indienne", "un petit bonnet", "deux cravates", "une coiffe de nuit", "une petite bouteille d'essence de geroufle" (sic). On ne sait quasiment rien des onze mois que Voltaire passera dans cette forteresse, hormis quelques vers consacrés par le poète au récit de ce séjour.
(...)Me voici donc en ce lieu de détresse,
Embastillé, logé fort à l’étroit,
Ne dormant point, buvant chaud, mangeant froid,
Trahi de tous, même de ma maîtresse.
O Marc-René (d'Argenson), que Caton le Censeur
Jadis dans Rome eût pris pour successeur,
O Marc-René, de qui la faveur grande
Fait ici-bas tant de gens murmurer,
Vos beaux avis m’ont fait claquemurer:
Que quelque jour le bon Dieu vous le rende!
Ainsi que ce bref témoignage adressé à son ami Genonville en 1719 :
(...)Mais au moins de mon malheur Je sus tirer quelque avantage. J’appris à m’endurcir contre l’adversité Et je me vis un courage Que je n’attendais pas de la légèreté Et des erreurs de mon jeune âge.
Pour sa part, le président Hénault avancera dans ses Mémoiresqu'Arouet a profité de cette année de détention pour écrire son épopée intitulée la Henriade :
Un témoignage dont on peut douter, comme c'est souvent le cas des propos de Hénault. Mais peu, les faits sont là : le Régent laissera le jeune homme se morfondre pendant près d'un an, jusqu'à ce que le jeune Louis donne enfin l'ordre de son élargissement.
LE ROI A BERNAVILLE (gouverneur de la Bastille).
Je vous écris cette lettre de l’avis de mon oncle le duc d’Orléans, pour
vous dire que mon intention est que vous mettiez en liberté le sieur Arouet que
vous détenez par mon ordre dans mon château de la Bastille.
10 avril 1718.
L’intention
de S. A. R. est que le sieur Arouet fils, prisonnier à la B., soit rendu libre
et relégué an village de Chatenay, près Sceaux, où son père, qui a une maison
de campagne, offre de l’y retenir...
(à suivre)
S'il est un courage qu'on ne saurait contester à Voltaire, c'est celui de l'impertinence. En d'autres temps, sans doute aurait-il incarné un très brillant bouffon du roi, capable de moqueries, de persiflages mais également des plus détestables flagorneries.
***
De retour à Paris en octobre 2016, le jeune Arouet ne semble hélas pas avoir tiré les leçons de ses quelques mois d'exil à Sully-sur-Loire.
A peine retrouve-t-il ses amis de Sceaux que paraît un petit pamphlet (en latin) d'une violence incroyable à l'encontre du Régent Philippe d'Orléans. Jugez-en plutôt avec cette version traduite :
Sous cet enfant qui règne, un tyran inhumain,
Fameux par le poison, l’athéisme et l’inceste,
Abuse impunément du pouvoir souverain.
Paris tremble à la voix d’un tribunal funeste,
Aux cris des malheureux on offre un cœur d’airain,
On acquitte l’État en leur perçant le sein ;
L’irrésolution, l’ignorance et la brigue
Président aux conseils de cent monstres cruels ;
Le schisme prend naissance aux pieds de nos autels.
Contre Rome s’élève une orgueilleuse ligue,
Et le peuple, incertain dans sa religion,
Suit l’étendard fatal de la rébellion.
La foi publique est violée,
Et la patrie en pleurs, victime de ses vœux,
Voit de ses propres flancs sortir le glaive affreux
Dont elle doit être immolée ;
L’injustice en triomphe exerce sa fureur.
France, il faut donc enfin que ta grandeur périsse !
Nouveaux dieux, nouveaux rois, dans ce siècle d’horreur,
Creusent dessous tes pas ton dernier précipice.
Accusé d'irréligion, d'inceste, voire des empoisonnements dont ont été victimes certains membres de la famille royale, le Régent ne saurait rester sans réagir. Sentant la menace peser sur lui, Arouet se réfugie au mois de février 1717 chez un certain Caumartin, un ami de la famille qui vit près de Fontainebleau.
Lefebvre de Caumartin
C'est là, auprès du vieil homme, qu'Arouet se laisse aller à une nouvelle épigramme, tout aussi insultante :
Ce n’est point le fils, c’est le père ;
C’est la fille et non point la mère ;
A cela près tout va des mieux.
Ils ont déjà fait Etéocle ;
S’il vient à perdre les deux yeux,
C’est le vrai sujet de Sophocle
Rappelons que le Régent souffrait d'une maladie des yeux, d'où l'allusion à Oedipe. Quant au sous-entendu concernant Etéocle, il s'explique par la rumeur concernant un accouchement secret de la Duchesse de Berry.
***
De retour à Paris au mois d'avril 1717, Arouet se montre discret, délaissant un temps le domicile familial pour une chambre garnie située rue de la calandre. Il a depuis peu fait connaissance d'un certain Salenne de Beauregard, officier de régiment, et du comte d'Argenteuil (et non d'Argental, comme l'orthographient certains), ami de ce dernier. Il se livre à eux, toujours imprudent, et ignorant que ces tristes sires informent le lieutenant de police d'Argenson de ses moindres faits et gestes. Voici le compte-rendu adressé par Beauregard aux autorités :
Mémoire instructif des discours que m’a tenus le sieur
Arouet depuis qu’il est de retour de chez M. de Caumartin.
... Je le vis trois jours après chez lui, rue de la Calandre, au
Panier-Vert, où il me demanda ce que l’on disait de nouveau; je lui répondis
qu’il avait paru quantité d’ouvrages sur M. le duc d’Orléans et Madame,
duchesse de Berry. Il se mit à rire, et me demanda si on les avait trouvés
beaux; je lui ai dit que l’on y avait trouvé beaucoup d’esprit, et qu’on lui
mettait tout cela sur son compte; mais que je n’en croirais rien, et qu’il
n’était pas possible qu’à son âge on pût faire de pareilles choses. Il me
répondit que j’avais tort de ne pas croire que c’était véritablement lui qui
avait fait tous les ouvrages qui avaient paru pendant son absence: j’ai remis à
M. Le Blanc tous ces ouvrages; et pour empêcher que M. le duc d’Orléans et ses
ennemis crussent que c’était lui qui les avait faits, il avait quitté Paris
dans le carnaval pour aller à la campagne, où il a resté deux mois avec M. de
Caumartin, qui a vu le premier ses ouvrages; après quoi ils ont été envoyés à
Paris. Il m’a dit que puisqu’il ne pouvait se venger de M. le duc d’Orléans
d’une certaine façon, il ne l’épargnait pas dans ses satires. Je lui demandai ce que M. le duc d’Orléans lui
avoit fait? Il était couché en ce moment; il se leva comme un furieux, et me
répondit « Comment, vous ne savez pas ce que ce bougre-là m’a fait? il m’a
exilé, parce que j’avois fait voir au public que sa Messaline de fille était
une ... »
Je sortis, et y retourne le lendemain, où je retrouve M. le comte
d’Argental (d'Argenteuil ?). Je sortis de mes tablettes le Puero regnante; il me demanda sur-le-champ ce que j’avais de curieux? Je
l’ai montré; quand il eut vu ce que c’était: « Pour celui-là, je ne l’ai pas
fait chez M. de Caumartin, mais beaucoup de temps avant que je parte. »
Deux jours après, j’ai retourné, où je trouve encore M. le comte
d’Argental. Je lui dis: « Comment, mon cher ami, vous vous vantez d’avoir fait
le Puero regnante, pendant que je
viens de savoir d’un bon endroit que c’est un professeur des jésuites qui l’a
fait! » Il prit son sérieux là-dessus, et dit qu’il ne s’embarrassait pas si je
le croyais ou si je ne le croyais pas, et que les jésuites faisaient comme le
geai de la fable, qu’ils empruntaient les plumes du paon pour se parer. M. le
comte d’Argental était présent pendant tout cela. Il nous dit en continuant que
Madame, duchesse de Berry, allait passer six mois à la Meute pour y accoucher.
Il a répandu ce discours dans tout Paris, et quantité d’autres que le papier ne
saurait souffrir.
Nous nous sommes souvent trouvés ensemble avec M. d’Argental, où il a tenu
les mêmes discours qui sont contenus dans ce mémoire."
-->Cette fois, c'en est trop ! Le Régent missionne aussitôt le secrétaire d'état La Vrillière afin de châtier l'insolent.C'est chose faite le lendemain.
LA VRILLIÈRE A D’ARGENSON.
16 mai 1717.
L’intention du Roi est que le sieur Arouet fils soit arrêté
et conduit à la Bastille.
Procès-verbal d’écrou de Voltaire.
16 mai 1717.
Ce jourd’huy 16e may
1717 est entré à la Bastille monsieur Arouet, par ordre du roy, conduit par
messieurs Champie et Bazin, exempts, il avait en or six louis d’or vallant
trente livres piesce, quatre piesce de cinquante souls, deux piesce de
vingt-cinq souls, une piesce de dix souls, dix souls marquée, trois liard, une
lorniette, une paire de cizaux, une clefes, une tablette, et quelques papiers
qui ont été cachetée en sa présence, le cachet qui a cacheté les papiers leur
est resté entre les mains qui est à luy et a signé Arouet.
Voltaire jeune
Voilà le jeune Arouet embastillé ! Mais également convaincu que sa détention ne durera pas, puisque le jour même, il écrit le billet qui suit à son ami le Duc de Sully :
Monseigneur, M. de Basin, lieutenant de robe courte, m’est venu arrêter ce matin.
Je ne puis vous en dire davantage. Je ne sais de quoi il est question.
Mon innocence m’assure de votre protection. Je serai trop heureux si
vous me faites l’honneur de me l’accorder.
Sans doute imagine-t-il que l'intervention de son ami suffira à l'élargir. Mais il se trompe. Et lourdement...