dimanche 30 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (5)




En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.

Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.
Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
 
Louise d'Epinay
Lorsqu’en 1756 Rousseau abandonna Paris pour s’établir à l’Ermitage, il ne soupçonnait pas que la gênante opposition de ses amis signifiait autre chose que leur irritation en présence d’un homme dont ils ne comprenaient pas la façon d’envisager l’existence. C’est en quoi il se trompait. Sa conduite scella le pacte de destruction qu’avaient signé Grimm et Diderot.

Avant d’établir le fait, cherchons-en la raison.  Grimm, à qui le nom et la gloire de Rousseau portaient ombrage, répugnaient-ils à le laisser se cacher à la campagne ? Prenons d’abord le cas de Grimm. La raison de son objection à cette retraite est aisée à découvrir. Il venait de devenir l’amant de cette femme qui avait fait construire à Jean-Jacques son Ermitage. Rousseau avait présenté Grimm à Mme d’Epinay. Il était plus qu’un de ses vieux amis ; c’était un confident au courant de son ancienne liaison avec de Francueil. Jean-Jacques, en un mot, savait trop de choses, et Mme d’Epinay l’aimait trop pour que Grimm se sentit à l’aise près de lui. Tout cela ressort de l’étude des Mémoires. En prenant le témoignage de l’ouvrage pour ce qu’il vaut, c’est-à-dire comme une relation non pas de la vérité, mais de ce que Grimm et Diderot essayaient de faire croire, nous remarquerons que Grimm ne dissimula point sa haine contre Rousseau, ni ses tentatives pour ruiner la confiance et l’affection de Mme d’Epinay, ni ses efforts pour ouvrir les yeux de Diderot sur le détestable caractère de son ancien ami, à l’égard duquel (toujours d’après les Mémoires), Diderot – à ses heures de faiblesse et quand il échappait à l’influence de Grimm – éprouvait des accès de sympathie. Mais à quel titre Grimm  se permettait-il de maltraiter Rousseau ? En aucun endroit des Mémoires Volx (c’est-à-dire Grimm) ne paraît avoir de motif spécial ou personnel de se plaindre de René (c’est-à-dire de Rousseau). Bien au contraire. René a présenté Volx à Mme de Montbrillant ; il a chanté ses louanges, et par ses raisons,  sans doute, la dame en cette occasion s’est trouvée à la fois surprise et quelque peu scandalisée, au premier abord, de voir Volx se montrer par trop sévère et tranchant dans l’opinion qu’il a de son ami. La cause prétendue de tout ceci est l’extraordinaire supériorité morale de Volx sur René ; sa perspicacité à juger la folie de ce dernier ; et le don de prophétie qui lui permet de prédire, bien avant que René ait rien commis de mal, sa conduite déplorable envers tous ses amis.
Melchior Grimm

N’y avait-il donc pas, même de l’aveu tacite des Mémoires, de l’ingratitude de la part de Grimm à profiter de cette introduction, pour travailler dans la suite à séparer l’homme qui la lui présenta, de l’amie, devenue sa maîtresse ? Non : car d’après ce récit, si Grimm devait la première connaissance de Mme d’Epinay à Jean-Jacques, ce fut à lui-même qu’il devait la préférence que la dame bientôt lui accorda, en dépit de ses sentiments plus compatissants qu’affectueux pour son ancien ami Jean-Jacques (…) On ne peut nier qu’avant l’entrée en faveur de Grimm (c’est-à-dire pendant toute la durée de la liaison avec M. de Francueil) Rousseau n’ait été pour Mme d’Epinay le conseiller, et l’ami favori, à qui l’on était enchanté de faire honneur. Peut-être Grimm n’avait-il pas tort en soupçonnant la dame de se complaire à l’idée que Rousseau eut pu être auprès d’elle ce qu’il laissa Grimm devenir ? Et voici que ce paresseux de Jean-Jacques allait se nicher aux portes mêmes de la Chevrette ? Et que la bonne Mme d’Epinay, qui « aimait fort ses amis et ne regardait point à la peine pour eux », allait s’occuper personnellement de son « ours », et le soigner, le caresser, le cajoler ? Et il allait devenir le centre d’attraction du cercle ? En d’autres termes, il allait s’emparer de la position de premier favori, réservée à Grimm, en dépit du droit de priorité de Jean-Jacques ? Non, non, il ne pouvait en être ainsi ! Il ne fallait pas que la retraite de Rousseau pût lui être agréable. La solitude allait lui déranger la cervelle ; les bois devaient échauffer son imagination : il soupçonnerait ses amis. Il se montrerait brutal et querelleur envers Mme d’Epinay. Il s’offenserait de bagatelles : et transformerait en insultes préméditées quelques insignifiantes plaisanteries. D’où ce résultat : qu’au bout de quelques mois il devrait quitter l’Ermitage brouillé sans espoir avec Mme d’Epinay, et en guerre avec tous ses amis.

Tels sont les motifs de Grimm, et les origines de ses pronostics.
l'ermitage de Rousseau, à Montmorency

samedi 29 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (4)

En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.

Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.

Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
 
Louise d'Epinay

Nous savons que l’idée maîtresse des conspirateurs était de prêter à Rousseau une réputation de sophiste et de charlatan. Mais il y avait à cela un invincible obstacle. Sa vie, indépendante et simple, s’étalait, ouverte à chacun. On avait affaire à un philosophe dont les actes, contrairement à ceux de ses confrères, s’accordaient avec les doctrines. Il prêchait l’indépendance et la liberté par le travail manuel : et il gagnait son pain en copiant de la musique. Il enseignait que la protection des hommes de lettres par des personnages opulents et haut placés entravait la libre expression de leurs opinions, et il refusait toute protection, jusqu’à la pension que le roi lui offrait. Il soutenait que le bonheur n’est pas dans la course à la gloire, ni dans les distractions et les obligations que comporte la vie mondaine (…)
Grimm et Diderot
 Comment soutenir alors que cet homme agissait en hypocrite et en imposteur lorsqu’il vantait, dans ses écrits, la simplicité des mœurs et la vie naturelle ? Une seule voie restait ouverte à ses calomniateurs. Ils donnèrent la clé du mystère en déclarant que cet ambitieux s’efforçait de conquérir la notoriété. La fausseté devenait la caractéristique essentielle de ce prophète de vérité. L’énigme que présentaient ses motifs et ses goûts intimes pouvait, en conséquence, n’être résolue que d’une seule manière. Il fallait prendre exactement la contrepartie de tout ce qu’il disait, faisait, ou écrivait, pour connaître son véritable caractère. (…) Selon cette légende, Rousseau, avant sa célébrité, menait une existence misérable ; les épreuves et les mésaventures qu’il eut à subir lui avaient aigri le caractère ; et surtout les humiliations infligées par Mme Dupin l’avaient rempli d’amertume à l’égard des riches et des puissants !

"Un des grands malheurs de M. Rousseau, lit-on dans la Correspondance Littéraire de juin 1762, c’est d’être parvenu à l’âge de quarante ans sans se douter de son talentIl a été malheureux à peu près toute sa vie. Il avait à se plaindre de son sort, et il s’est plaint des hommes. Cette injustice est assez commune, surtout lorsqu’on joint beaucoup d’orgueil à un caractère timide…. Au milieu de tous ces essais, il s’était attaché à la femme d’un fermier général, célèbre autrefois par sa beauté. M. Rousseau fut pendant plusieurs années son homme de lettres et son secrétaire. La gêne et la sorte d’humiliation qu’il éprouva dans cet état ne contribuèrent pas peu à lui aigrir le caractère."

Diderot, lui aussi, parle des ressentiments éprouvés par Rousseau à la suite de sa jeunesse malheureuse. Cet apôtre enthousiaste du bonheur et de la vertu qui naîtraient d’une vie simple était un cynique et un misanthrope !

Rousseau affirme avoir été contraint d’adopter, dans son commerce avec la haute société, son ton naturel de franche simplicité parce qu’il commettait d’inévitables maladresses et se rendait involontairement coupable d’impolitesse, quand il s’efforçait d’imiter le ton maniéré et louangeur des gens du monde.


Grimm dit tout le contraire : la simplicité et la brusquerie de Rousseau sont affectation pure. Il était fort habile à tourner un compliment. Ce n’est qu’après être devenu célèbre par son Discours retentissant de 1750 que, " n’ayant point de naturel dans le caractère ", il assuma son rôle de cynique. (…)

"Le grand défaut de M. Rousseau, répète Grimm, c’est de manquer de naturel et de vérité ; l’autre , plus grand encore, c’est d’être toujours de mauvaise foi… Il cherche moins à dire la vérité qu’à dire autrement qu’on ne dit, et à prescrire autrement qu’on ne fait."

La répugnance caractérisée de Rousseau pour les protecteurs, en même temps que son choix du métier de copiste, était (selon Diderot) une " seconde folie " ou plutôt une seconde " fausseté " de cet homme " superbe comme Satan ". (…) Touchant son indépendance, Diderot assurait que, malgré son affectation de désintéressement, Rousseau acceptait et sollicitait, en secret, tous secours de la bienfaisance ; et bien qu’il eût refusé une pension du Roi de France, il n’hésitait pas à devenir le protégé secret d’une femme (Mme d’Epinay) dont il disait du mal tout en vivant à ses dépens.

Grimm maintint, lui aussi, que Rousseau ne gagna jamais son pain, comme il s’en vantait, en copiant de la musique.

En prenant la livrée du philosophe, il quitta aussi Mme Dupin et se fit copiste de musique, prétendant exercer ce métier comme un simple ouvrier et y trouver sa vie et son pain ; car une de ses folies était de dire du mal du métier d’auteur, et de n’en pas faire d’autre... (à suivre)

mercredi 26 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (3)

En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.
Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.

Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.

 
Louise d'Epinay

Quels étaient donc les véritables auteurs de ces Notes ? On peut le deviner facilement, d’après le but qu’elles révèlent. Ce but n’est pas de glorifier Mme d’Epinay sous les traits de Mme de Montbrillant, ni de la disculper des accusations de trahison formulées contre elle par Rousseau dans les Confessions. Ce but est de glorifier Grimm et Diderot sous les noms de Volx et Garnier, de renouveler contre Rousseau les mêmes diffamations répandues par la Correspondance Littéraire et rapportées secrètement dans les Tablettes de Diderot (….) En tranchant ainsi la question, nous ne nous appuyons pas seulement sur des arguments, mais sur des preuves évidentes, positives. Dans les Notes écrites par Mme d’Epinay l’on trouve consignées des additions et des altérations aux instructions originales, et ces altérations sont de l’écriture de Diderot ! (…)

Il nous reste à résumer ce que la découverte et l’étude comparée de ces manuscrits apportent de nouveau pour l’étude critique de la personnalité de Jean-Jacques.

Et tout d’abord en ce qui concerne les Mémoires de Mme d’Epinay ; il est prouvé que cet ouvrage – accepté par la critique actuelle comme fournissant le récit fait par Mme d’Epinay de la querelle de Rousseau et de ses anciens amis, et comme apportant le témoignage à opposer aux déclarations de l’auteur des Confessions – ne renferme pas l’histoire originale de Mme d’Epinay. Le manuscrit de l’Arsenal et des Archives montre que le roman original fut « récrit dès le commencement », conformément à un plan dicté à Mme d’Epinay par Grimm et Diderot. (…) En d’autres termes, toute l’argumentation tirée de la prétendue concordance entre les relations de la conduite de Rousseau par Mme d’Epinay d’une part et les Encyclopédistes de l’autre, ne tient pas debout ; il est prouvé que tous les jugements basés sur la croyance et la véracité essentielle des Mémoires ne s’appuient que sur des fondements faux.

Pour ce qui regarde, d’autre part, la conspiration contre Rousseau, il est prouvé que cette conspiration exista.

Les différents manuscrits de l’ouvrage posthume de Mme d’Epinay et l’histoire de ces documents nous aident à découvrir l’instrument soigneusement ajusté par les conspirateurs pour transmettre à la postérité leur portrait faux de l’homme qu’ils détestaient.

Ici également l’argumentation, réfutée par l’évidence qui résulte de ces documents, n’a plus ni valeur, ni raison d’être. Il n’est plus permis, en présence de cette évidence de regarder comme « extravagante » ou « improbable » l’idée que des hommes, dans la position de Grimm et de Diderot, auraient eu l’intention maligne ou auraient pris la peine de conspirer délibérément contre Rousseau, dans le but de lui édifier une réputation entièrement fausse.

Il est prouvé au contraire qu’ils eurent cette malignité et qu’ils prirent cette peine.

Tout ceci établi, la question n’est plus de discuter si l’hypothèse d’un complot est vraisemblable ou, au contraire, absurde. Mais il s’agit d’examiner les instruments dont les conspirateurs se sont servis, l’usage qu’ils en ont fait et le plan qu’ils ont suivi.

mardi 25 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (2)

En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.

Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.

Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
 
Louise d'Epinay

Mais ce portrait de « René » (ndlr : alias Rousseau), qui correspond si exactement au portrait de l’artificieux Jean-Jacques par Grimm et Diderot, est-il même de Mme d'Epinay ? et s'il n'est pas d'elle, qui donc en fut le véritable auteur ? Cette question, l'examen attentif du manuscrit de l'Arsenal va la résoudre. (…)L'incident inséré dans le cahier 155 est la fausse histoire de la visite que Diderot aurait fait à Rousseau au mois d'août 1757, histoire qui est donnée par Grimm à Mme d'Epinay pour justifier le récit de Diderot dans ses Tablettes sur la réalisation qu'il prétend avoir été faite, sans mauvaise intention, du secret de la malheureuse passion de Rousseau pour Mme d'Houdelot. « Embarrassé de sa conduite avec Mme d'Houdetot il m'appela à l'Ermitage pour savoir ce qu'il avait à faire. Je le conseillai d'écrire tout à M. de Saint L. et de s'éloigner de Mme d'H. Ce conseil lui plût : il me promit qu'il le suivrait » (…). Le lecteur comprendra que l'histoire originale racontée par Mme d'Epinay n'était pas en correspondance avec le récit de Diderot, puisque nous avons sous les yeux l'altération introduite dans la première version. (…) Mais les documents d’une importance capitale dans cette enquête sont les Notes dont j’ai parlé plus haut. Leur objet se trouve indiqué par le titre général : « Notes des changements à faire dans la fable ». Et le fait que les modifications des cahiers des Archives et de l’Arsenal sont conformes aux indications données dans ces Notes met entre nos mains la preuve patente que la narration originale de Mme d’Epinay a été altérée de manière à la faire concorder avec le portrait donné de Rousseau par Grimm et Diderot.

Bien que ces Notes soient écrites sur des bouts de papier détachés ou des morceaux arrachés de vieux cahiers, et bien qu’elles aient été ainsi jetées sans égard à l’ordre des événements, il est possible de les classer, parce que chaque Note est accompagnée du numéro du cahier où les altérations devaient être faites. (…) Le plus grand nombre de ces Notes est de l’écriture qui corrige le manuscrit. Il y a cependant quelques exceptions importantes à cette règle, comme on le verra bientôt (…) 


Mais de qui est l’écriture qui corrige ? Il est nécessaire ici de rappeler la conclusion, d’ailleurs inexacte, que nous avions formulée dans un précédent ouvrage. En 1895, quand nous n’étions qu’au début de ces recherches, nous croyions que l’écriture légère et pâlie du manuscrit original était de Mme d’Epinay, et qu’il fallait attribuer l’écriture ferme et plus fraiche du calomniateur de Rousseau à quelque personne employée par Grimm pour falsifier le récit de Mme d’Epinay, probablement après la mort de celle-ci. Nous avions d’autant plus facilement accepté cette thèse qu’elle s’accordait avec notre réelle sympathie pour l’aimable femme qui bâtit à Jean-Jacques son « ermitage » ; et aussi parce qu’il nous répugnait de la croire associée au complot formé pour nuire à son ancien ami. (…) Mais la déception que nous causa cette découverte ne provient pas tant de ce que Mme d’Epinay aurait dicté à un secrétaire (écriture n°1), au lieu de l’écrire de sa main, la version primitive de son récit. Le fait accablant c’est qu’elle-même aurait de sa propre main, quatorze ou quinze ans plus tard, semé de calomnies les pages jaunies qui évoquaient le souvenir de son ancien ami. La conviction que l’écriture n°2, qui altère et intercale des passages dans le manuscrit des Archives, doit être attribuée à Mme d’Epinay, nous vint, avec toute la force d’un désappointement personnel, après l’examen des papiers possédés par la Bibliothèque Nationale. (…) Mais, bien qu’il soit déconcertant de trouver Mme d’Epinay coupable à ce point de trahison envers son ancien ami, des recherches ultérieures établissent, par des preuves tout aussi irréfragables, qu’elle n’est pas l’auteur des diffamations contenues dans son ouvrage, mais simplement l’instrument passif des inventeurs de ces diffamations. Ceux-ci, après avoir apporté leur provision d’ivraie dans son champ, ont dirigé sa main pour l’y semer. Quoi qu’elles soient écrites de sa main, Mme d’Epinay ne rédigea pas elle-même ces Notes, mais les écrivit sur les indications de ceux qui lui faisaient modifier son récit. C’est ce que prouvent les termes des Notes. L’auteur de ce récit est pris à partie par ses correcteurs, parfois avec bien peu de ménagement. Ainsi, au sujet de certaines protestations de l’héroïne contre la supposition qu’elle avait accordé ses faveurs à « Desbarres » (Duclos). On ne dit pas, lui reproche le correcteur : Il ne m’a pas touchée du bout des doigts, quand personne ne vous a jamais touchée du bout des doigts… (à suivre)

samedi 22 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (1)


 En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.
Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.
Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
 
Louise d'Epinay
Arrivons aux faits qui s'imposent à l'attention de quiconque, n'étant pas aveugle, examine le manuscrit des archives.

Les cinquante derniers cahiers de la collection révèlent, par des indices manifestes, que non seulement ils ont été altérés, mais en grande partie récrits, et d'une écriture différente de celle qui, délicate et irrégulière, court uniformément à travers les pages jaunies des quatre-vingt dix premiers cahiers. Ce n'est pas que l'écriture originale disparaisse à la fin du quatre-vingt-dixième cahier, laissant au nouveau venu le soin de poursuivre le récit. Ce nouvel arrivant est clairement un intrus, qui interrompt la narration primitive; celle-ci continuant son cours régulier, sauf aux endroits où une main plus hardie et brutale s'ingère, soit dans des passages intercalés, collés sur les feuillets du manuscrit pour prendre la place d’autres passages qui, très visiblement, en ont été coupés ; ou dans de longues notes marginales ; ou dans des passages écrits en surcharge par-dessus l'écriture plus légère, qui est barrée. Et l'intrusion de cette seconde écriture accuse toujours une évidente malveillance. Une fois qu’elle a pénétré dans le manuscrit, comme un colporteur de médisances dans une société d'honnêtes gens, cette main perfide s'attache désormais à la besogne : semant de fielleuses anecdotes, commentant par de cyniques réflexions les propos tendres, insérant des remarques indécentes et blasphématoires dans de spirituels dialogues, s'appliquant surtout à dépeindre comme d'hypocrites charlatans et des visionnaires mercenaires, les gens d'un commerce agréable qui nous avaient été d'abord présentés comme les meilleurs amis de Mme de Montbrillant.


Mais c'est tout particulièrement quand René entre dans l’histoire que la malignité de l'intrus devient manifeste. Dès que ce nom paraît, on est sûr de trouver à la suite une interruption de la narration originale; la plume calomniatrice se trempe d'encre plus noire, rature ou surcharge l'écriture délicate et pâle, dont on peut néanmoins saisir par endroits des traces, là où sont imparfaitement effacées des expressions affectueuses ou admiratrices pour René, comme un sourire furtif adressé par Mme d'Epinay à son ancien favori, à travers les barreaux d'une prison.

Le manuscrit des Archives, même pris isolément prouve donc que le portrait de Rousseau et l’exposé de sa conduite envers ses anciens amis, tel qu’on les trouve dans les Mémoires édités (…) ne sont nullement de la rédaction primitive, de la narration originale de Mme d’Epinay. (à suivre)

mercredi 19 mars 2014

Mémoires du Marquis d'Argenson (6)

Etrangement méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle pourtant un regard lucide sur la situation politique et économique du Royaume de France.
Les quelques extraits que je reproduis ci-dessous datent tous de janvier 1757. L'auteur nous livre un témoignage intéressant sur l'attentat perpétré par Damiens contre sa Majesté Louis XV.

Damiens (1715-1757)


6 janvier.  

— Hier, à six heures du soir, le Roi se disposant à monter en carrosse pour aller faire les Rois à Trianon, fut frappé d'un coup de poignard par un méchant assassin qu'on dit se nommer Damiens, et être du pays d'Artois. Il vendait à Versailles des pierres à ôter les taches. On l'a arrêté sur-le-champ. La garde veillait mal; c'est un valet de pied avec le mousquetaire de l'ordre qui l'a saisi. Le Roi l'avait vu en passant et avait dit: « Voilà un homme qui est ivre; » puis ce traître, étant de quinze pas derrière le Roi, vint à s'élancer promptement sur sa personne sacrée, et l'a frappée d'un coup de stylet entre la hanche et les côtes. L'on parle différemment de la blessure; les uns la disent peu profonde, et les autres autrement. L'on prétend avoir fait la preuve que la lame n'est pas empoisonnée.
Le Roi, se sentant faible, pensa tomber, mais eut la présence d'esprit de dire : « Qu'on arrête ce malheureux, mais qu'on ne lui fasse pas de mal. » On porta Sa Majesté sur-le-champ à sa chambre, on le soigna, puis la Marlellière, son premier chirurgien, lui a mis le premier appareil qui n'était pas encore levé quand j'écris ceci. Le Roi dit encore que l'on prît garde à la personne de M. le Dauphin.
Effectivement, M. le garde des sceaux a d'abord interrogé ce méchant homme; il s'est montré très faible, il a dit que l'on prît garde à la personne de M. le Dauphin, et qu'on le devait assassiner avant minuit. On lui a chauffé les pieds; il a dit que, s'il avait à recommencer ce coup, il le ferait encore, qu'il n'était pas encore temps qu'il nommât ses complices, et qu'il en avait. C'est un homme très-ferme, qui ne paraît point fol, mais très méchant.
On ne comprend rien à ceci; de quelle part vient le coup ? Tout le monde veut qu'il parte des prêtres; cet ordre en est beaucoup plus mal voulu dans Paris. Au fond, le Roi est aimé de ses sujets, et chacun est touché de l'attentat et du danger.
En montant son escalier, le Roi a dit : « Eh! pourquoi veut-on me tuer? je n'ai fait mal à personne.»
On a appelé au secours le sieur Moreau, chirurgien de l'Hôtel-Dieu, homme très habile pour les coups de couteau et d'épée, ce qui arrive souvent à l'Hôtel Dieu.
La prévôté de l'hôtel a commencé la procédure. Le premier président du parlement a d'abord couru à Versailles. En son absence, tous les membres du parlement, démissionnaires ou non, se sont assemblés sans robes pour offrir leurs services au Roi, pour ce grand procès criminel. (...)

l'attentat de Damiens

7 janvier.  

— Cette blessure n'a pas eu de suite, et le Roi doit être sur pied dans quelques jours. Il avait bien cru être en danger et a fait une harangue à M. le Dauphin, comme s'il comptait de lui remettre les rênes de l'empire; il lui a dit : « Mon fils, je vous laisse un royaume bien troublé, je souhaite que vous gouverniez mieux que moi. »
Sa Majesté a fait tenir jeudi un conseil d'État, où tous les ministres étaient rassemblés, et M. le Dauphin, y présidant, a marqué une intelligence, une dignité et même une éloquence qu'on ne lui connaissait pas, tant il est vrai qu'il faut mettre les hommes à même pour connaître leur valeur. Voilà M. le Dauphin associé à l'empire, mais ne nous flattons pas trop, il est entouré de cagots tristes et fâcheux. Nous allons voir si l'influence de ce prince sur les affaires conduira à la pacification religieuse, ou à des rigueurs plus odieuses contre les magistrats.
On a joint deux maîtres des requêtes à la prévôté de l'hôtel pour instruire le procès criminel de ce scélérat de Pierre Damiens. Ce sont MM. Maboul et Villeneuve.
Cet homme a été laquais; il a trente-cinq ans, d'une belle figure, il est insolent et ivrogne. Il a commencé par frapper sur l'épaule du Roi, et, si Sa Majesté s'était retournée, il lui donnait de son stylet dans la poitrine. Au lieu de cela, le Roi a seulement levé le bras et le coup n'a été que sur les côtes. Il a dit au corps de garde qu'il était bien fâché d'avoir manqué son coup, qu'il savait tous les supplices qu'on lui préparait, mais qu'il ne dirait rien.
Il s'est trouvé en divers mensonges, et en a été quitte pour dire qu'il mentirait toujours comme cela, quelques tourments qu'on lui fît. Ce qui étonne, c'est les trente et un louis qu'il avait sur lui. Il a dit que cela provenait d'un petit bien qu'il avait vendu chez lui (en Artois), et la chose s'est trouvée fausse. Il est présentement à la Bastille, et l'on ne sait encore si le Roi accordera au parlement la permission qu'il demande de faire et parfaire ce procès, les chambres assemblées. Le premier président est allé deux fois à Versailles pour y insister, M. le Dauphin a ordonné au chancelier de le demander à Sa Majesté qui a répondu qu'elle n'était pas en état de prononcer cette décision.
Il s'agit de savoir si l'assassin a été poussé à cela par quelqu'un, ce que dénote la somme d'argent qu'il avait sur lui. S'il persiste dans sa fermeté et son silence, on ne saura rien. Chacun des deux partis, moliniste et janséniste, veut que Damiens ait agi à l'instigation de ses adversaires. On épie pour cela chaque parole qu'il dit. Il avait sur lui une Imitation de Jésus-Christ : il était donc higot. Il a dit qu'il a été à confesse à un jésuite, puis, en dernier lieu, à un père de l'Oratoire. Il a dit du mal des évêques, qu'on aurait dû en décoller trois, ce qui semble le rattacher au parti janséniste; il a dit que le Roi gouvernait mal, que c'était un grand service à rendre au royaume que de le faire mourir, que, si c'était encore à refaire, il ferait de même, mais qu'il ne manquerait pas son coup, ce qui l'implique dans la faction moliniste, car ceux-ci sont pour le règne prochain du Dauphin, et on observera qu'il a commencé par déclarer qu'on en voulait à la vie du Dauphin.
Le Roi a dit au duc d'Ayen, capitaine de quartier des gardes du corps: « Avouez, monsieur, que je suis bien gardé! » Propos du Roi bien dur à embourser et qui devrait faire mourir de honte les officiers des gardes.
On a remarqué à Paris que les bons bourgeois ont témoigné beaucoup de douleur de cet attentat, mais que le bas peuple est resté muet, tant les esprits sont prévenus de la disgrâce des magistrats et de l'esprit fol, méchant et schismatique des évêques! Sur-lechamp, on a donné ordre à tous les commandants de province, et ils sont partis dans les vingt-quatre heures, tant on craint des soulèvements par le mécontentement des magistrats et la méchanceté des prêtres!

9 janvier

On ne peut ôter de la tête de personne que cet attentat n'ait été suggéré, et on l'impute aux jésuites, à cause de l'ardeur qu'ils ont du règne du Dauphin qui est entièrement pour eux. Il vient d'arriver une aventure qui confirme encore ces soupçons contre les jésuites. (...)

14 janvier. 

 — Damiens est toujours très-malade dans les prisons de Versailles, et l'on ne peut le transporter à la Conciergerie.
1l a travaillé à se défaire lui-même en se tordant les parties génitales; on l'a arrêté à moitié de ce suicide; il a une grosse fièvre, et le tendon d'Achille brûlé. On attribue à M. le garde des sceaux cette im
prudence qu'il a commise, contre l'ordre du Roi, en l'interrogeant avec brutalité.
Il y a présentement plus de vingt personnes arrêtées, comme soupçonnées de tremper dans cet attentat. Sa famille est arrêtée, mais elle est tranquille.
L'on soupçonne beaucoup les jésuites. Damiens a été cuistre au collége pendant deux ans. On a retiré de ce collége plus de trente enfants pensionnaires, de peur que cette maison ne soit saccagée et brûlée un de ces jours.
Il y a quelques jours qu'un jésuite pensa être déchiré par le peuple au marché des Quinze-Vingts.
M. de Marigny, frère de la marquise de Pompadour, a été confronté avec Damiens; il avait été un an chez sa maîtresse, qui est la femme d'un commis de Versailles, que M. de Marigny enleva quatre jours après ses noces; Damiens était son grison, et on le chassa au bout d'un an pour son insolence.
On a répandu des affiches et des libelles affreux contre le Roi en divers palais et promenades de Paris. La marquise ne voit pas le Roi, ou le voit très-secrètement; elle tient une grosse table matin et soir dans son appartement à Versailles.

18 janvier (1).... 

D'Argenson avait commencé à écrire cette date, mais là s'arrête son manuscrit. Une main que nous croyons être celle de M. Villiers du Terrage a écrit à la suite : « L'auteur est mort le 26 janvier, et l'on peut dire la plume à la main. » 
 
l'exécution de Damiens (28 mars 1757)

mardi 18 mars 2014

Histoire de la Révolution Française, par Florence Gauthier (5)


 Par Florence Gauthier, Université Paris VII Denis Diderot  


 Retournons en France au printemps 1793. L'échec de la politique girondine était patent. En avril, la guerre de conquête tournait à la débâcle militaire et, de puissance occupante, la France se trouva menacée : l'armée autrichienne occupa le département du Nord et y rétablit dîme et droits seigneuriaux en particulier. Depuis l'élection de la Convention, nouvelle assemblée constituante, la discussion sur la constitution avait été freinée parce que le gouvernement girondin souhaitait affaiblir le mouvement démocratique. Une ultime manœuvre révéla les peurs de la Gironde : le 29 mai, en l'absence d'un grand nombre de députés montagnards envoyés en mission aux frontières pour organiser la défense nationale, la Convention votait, sans débat préalable, un texte de déclaration des droits qui substituait à la notion de droit naturel celle des droits de l'homme en société. Une nouvelle théorie politique apparaissait ici en rupture avec la référence à la philosophie du droit naturel moderne qui était à l'œuvre dans la Déclaration de 1789 : le but de la société n'était plus de protéger les droits naturels de l'homme en soumettant les pouvoirs publics eux-mêmes au respect de ces mêmes droits, mais au contraire les pouvoirs publics devenaient distributeurs de droits non référés à une éthique commune et consentie. La théorie de la révolution se voyait renversée au profit d'une nouvelle théorie politique au service des possédants.

L'accumulation de ces faits conduisit à la Révolution des 31 mai-2 juin 1793.


4. La Révolution des 31 mai-2 juin 1793 rétablit la Déclaration des droits naturels

Cette nouvelle insurrection organisée à Paris, avec l'aide des soldats qui venaient des provinces vers les frontières pour assurer la défense, ne renversa pas la Convention, mais réclama le rappel des vingt-deux députés de la Gironde considérés comme "infidèles au peuple". Assignés à résidence et non emprisonnés, plusieurs de ces vingt-deux prirent la fuite et choisirent de rallier la contre-révolution royaliste qui accompagnait la guerre aux frontières par la guerre civile.

À partir des 31 mai-2 juin 1793, ce furent les propositions politiques de la Montagne qui furent soutenues par la majorité de la Convention, jusqu'au 9 thermidor an II-27 juillet 1794.

La première initiative montagnarde fut de répondre enfin favorablement au mouvement paysan en mettant en application immédiatement la suppression sans rachat des droits pesant sur les censives par la loi du 17 juillet 1793. Les biens communaux furent reconnus aux communes par la loi du 10 juin 1793 et les communaux usurpés par les seigneurs depuis 40 ans furent restitués aux communes, ainsi que tous les triages effectués depuis 1669. La vente en petits lots des biens nationaux (biens d'église et biens des émigrés) fut facilitée par la loi du 3 juin et une partie de ces biens distribuée gratuitement aux indigents par celle du 13 septembre. La destruction des châteaux fortifiés et le brûlement des titres de propriété des seigneurs sur les censives furent légalisés par la loi du 6 août. Enfin, le partage égal des héritages entre les héritiers des deux sexes, y compris les enfants naturels qui avaient été reconnus, fut institué par la loi du 26 octobre 1793.

Aucun gouvernement ultérieur, aussi restaurateur de l'ancien régime se prétendit-il, n'osa toucher à la loi du 17 juillet ni à la récupération des communaux. Plus de la moitié des terres cultivées furent ainsi allodialisées en faveur des paysans et le caractère collectif de la propriété communale fut légalisé en France.

La seconde initiative de la Convention montagnarde fut de s'atteler sans attendre à la Constitution. Les 23 et 24 juin, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen rétablissait les droits naturels dans la continuation de celle de 1789 et la Constitution instaurait une république démocratique et sociale. Précisons que la loi martiale fut solennellement supprimée le 23 juin, avec tous ses compléments, y compris la loi Le Chapelier.

Le suffrage universel masculin était ouvert à tout homme de 21 ans né en France ou à l'étranger et vivant sur le territoire de la république depuis au moins un an. La citoyenneté était attachée au fait d'habiter là et représente une intéressante expérience de citoyenneté attachée à la personne et non à ce que nous appelons aujourd'hui la nationalité. Notons que cette définition ouverte de la citoyenneté s'inspirait du droit coutumier, parisien en particulier, qui reconnaissait les droits de citadin à toute personne habitant Paris depuis un an.

Ces dernières années, on a beaucoup reproché à cette Révolution d'avoir négligé, si ce n'est refusé, les droits de citoyenneté aux femmes. Notons que cet important problème d'égalité en droits politiques n'est toujours pas résolu de nos jours, même dans un pays comme la France qui, rappelons-le cependant, n'a reconnu le droit de vote aux femmes qu'en 1946, soit très tardivement dans le XXe siècle. Mais en ce qui concerne la Révolution, nous savons que le problème a été posé dès 1789, par exemple dans la Société fraternelle des deux sexes, et plus tard dans des sociétés de femmes comme celle des Républicaines révolutionnaires. Que le problème ait été posé est déjà remarquable.
 
Olympe de Gouges
En ce qui concerne les pratiques de la citoyenneté, il faut distinguer entre la participation aux votes et l'éligibilité aux fonctions de responsabilité. Nous avons déjà noté que des femmes participaient, et votaient, aux assemblées primaires et aux assemblées générales des communes villageoises et urbaines lorsque ces dernières étaient populaires. Car il est avéré que l'appartenance de classe est ici décisive : les femmes du peuple participaient aux assemblées primaires, mais pas les femmes des classes supérieures. Par distinction de classe ? La domestication des femmes aurait-elle accompagné cette distinction de classe ? C'est ce que les traditions populaires semblent indiquer.

L'exclusion des femmes s'effectuait au niveau de l'éligibilité aux fonctions de responsabilité. La question à examiner ici est celle de la conscience des femmes elles-mêmes, car on ne connaît aucun exemple de femme élue à un poste de responsabilité, ne serait-ce que présidente de séance à une assemblée générale de section. Seules les sociétés de femmes expérimentèrent ces fonctions entre elles. Mais il est aussi important de noter que les Républicaines révolutionnaires n'ont pas réclamé l'éligibilité des femmes aux fonctions de responsabilité, mais revendiquèrent en premier lieu l'armement des femmes, à l'égal des citoyens, comme expression première de leur participation à la souveraineté du peuple, et s'entraînèrent à des exercices militaires.

Le troisième problème que la Convention montagnarde eut à résoudre fut celui des subsistances. Un programme dit du Maximum des prix des denrées de première nécessité fut organisé durant l'été 1793 et vint compléter la législation agraire qui, on l'a aperçu, facilitait l'accès à la terre et distribuait des lopins de terre aux paysans pauvres afin d'accroître la production directe des subsistances. En septembre 1793, la liste des denrées de première nécessité fut établie, les prix et les bénéfices commerciaux fixés par rapport aux salaires urbains et ruraux qui furent relevés, les marchés contrôlés par la création de greniers publics créés dans chaque commune. Les producteurs devaient déclarer aux communes le montant de leur production et la fourniture des marchés se faisait par réquisitions.

Dans les faits, la liberté illimitée du commerce des grains était supprimée ainsi que son moyen d'application, la loi martiale. Ce fut cette riche expérience de démocratie économique, sociale et politique qui inspira le projet dont Babeuf se réclama, avec les Egaux, en 1795-96. Tant que la politique du Maximum fut appliquée, et elle le fut jusqu'à l'automne 1794, la population fut ravitaillée en produits de première nécessité (nourriture et matières premières courantes nécessaires aux artisans).

L'abolition de l'esclavage soutenue par la Convention montagnarde fut, sans doute, une des plus remarquables avancées des droits de l'humanité. On se souvient que la députation de Saint-Domingue parvint en France en janvier 1794, malgré toutes les tentatives contraires du parti colonial. Le 16 pluviôse an II-4 février 1794, la députation de l'égalité de l'épiderme exposait à la Convention le mandat qu'elle avait reçu de la Révolution de Saint-Domingue. Elle proposa une alliance entre les deux Révolutions, une politique commune contre les colons français et leurs alliés espagnols et britanniques engagés des deux côtés de l'Atlantique. La Convention accepta cette offre et élargit la liberté générale à toutes les colonies françaises. En avril 1794, elle envoya une expédition de sept navires dans la Caraïbe avec des armes pour Saint-Domingue et des troupes pour accompagner le décret d'abolition de l'esclavage dans les autres colonies françaises. L'esclavage fut aboli en Guyane et à la Guadeloupe en juin 1794. À Sainte Lucie, l'abolition fut réalisée, mais la reconquête britannique y rétablit l'esclavage en 1796.

Une politique commune de remise en question du système colonial, esclavagiste et ségrégationniste, et un processus de décolonisation s'engageaient alors.

Le gouvernement révolutionnaire, nom donné à partir du 10 octobre 1793, par Saint-Just, à une forme précise de gouvernement, est devenu au XXe siècle l'objet des plus folles interprétations.

Saint Just
Le 9 thermidor, les thermidoriens accusèrent Robespierre, en l'isolant comme bouc émissaire, d'aspirer à la dictature et répandirent la calomnie surprenante selon laquelle il voulait épouser la fille de Louis XVI et rétablir la monarchie ! Mais ce fut au tournant des XIX-XXe siècles que l'aspiration à la dictature devint, dans l'historiographie, une dictature effective. C'est de cette même époque que datent des théories politiques favorables à l'établissement de dictatures, à gauche comme à droite. On vit alors accolé au gouvernement révolutionnaire le terme de dictature, les marxismes léniniste, puis stalinien et trotskiste la qualifiant positivement. Dans les années 1950-60, des historiens non marxistes conservèrent le terme de dictature et le qualifièrent négativement. Dans les années 1970, on vit même des philosophes, ou prétendus tels, affirmer que la Révolution française aurait été la matrice des totalitarismes, au pluriel, du XXe siècle ! Il fallait un génocide, on en inventa un : la Vendée, guerre civile régionale entre révolution et contre-révolution, devenait un génocide franco-français ! La confusion était à son comble…

Un retour aux faits est pourtant possible ! Du 10 août 1792 à 1795, le pouvoir législatif fut effectivement le pouvoir suprême en France, selon les objectifs de la théorie de la Révolution exposés dans les deux Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de 1793. La Constitution de 1793 établit une centralité législative, selon laquelle le corps législatif, formé d'une seule chambre, faisait les lois communes. Le pouvoir exécutif fut décentralisé, l'application des lois se faisant au niveau de la commune par un conseil municipal élu. De plus, les instances communales exerçaient une réelle autonomie locale comme nous l'avons déjà aperçu.

Le 10 octobre, sur rapport de Saint-Just, la Convention votait l'établissement du gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix. De quoi s'agissait-il ? Le corps législatif faisait toujours les lois. Cette révolution dans le gouvernement consista à soumettre les agents élus de l'exécutif qui restait décentralisé à une responsabilité imposante, en les obligeant à rendre des comptes de leur administration tous les dix jours, à l'instance supérieure (commune, canton, district, département) qui transmettait aux ministères par correspondance. Les agents de l'exécutif qui ne faisaient pas connaître les lois ou qui empêchaient leur application étaient destitués et remplacés par de nouveaux élus.

Ajoutons que le Comité de salut public, crée le 6 avril 1793, formé de députés élus chaque mois par la Convention, était responsable devant elle. Le rôle de ce Comité était de proposer des mesures de salut public à la Convention qui, seule, décidait, et d'exercer le droit de contrôle du législatif sur les ministères.

Ainsi, la Constitution de 1793 fut bien appliquée sous la Convention montagnarde en ce qui concerne l'organisation du pouvoir législatif. Par contre, le gouvernement révolutionnaire modifia l'organisation constitutionnelle du pouvoir exécutif qui prévoyait l'élection des ministres. Nous pouvons alors préciser que, contrairement aux idées reçues, la Constitution de 1793 fut largement appliquée sauf en ce qui concerne cette élection des ministres à la tête de l'exécutif.

Il y eut violence et répression, mais il n'y eut pas pour autant dictature. La contrainte a effectivement été pensée comme nécessaire pour établir le droit et la justice et combattre la contre-révolution. Là aussi, gardons raison, la répression légale fut modérée. Le Tribunal révolutionnaire créé le 10 mars 1793 et supprimé le 31 mai 1795 a jugé 5.215 affaires, prononcé 2.791 condamnations à mort et 2.424 acquittements. Modération n'est pas justification, mais reconnaissons que les bains de sang ne furent pas une réalité de cette époque.


Il importe cependant de chercher à comprendre ce que cette Révolution a tenté de frayer, au milieu des plus grands dangers : l'avancée des droits de l'homme et du citoyen dans le fonctionnement très réel d'institutions civiles où le pouvoir législatif fut effectivement le pouvoir suprême et les agents de l'exécutif furent responsabilisés. Avancée des droits de l'homme dans le remise en cause sans cesse tentée et réfléchie de la répression et de la peine de mort, comme Saint-Just le proposa dans les décrets de ventôse en supprimant la peine de mort. La question centrale a été posée par Jean-Pierre Faye : "Comment se peut-il que le temps de la Terreur, répression s'il en fut, est en même temps, et contradictoirement, fondation des libertés anti-répressives d'occident ?" C'est ce chemin qu'il est urgent de réemprunter.

Conclusion. La défaite des droits de l'homme et du citoyen

Le 26 juin 1794 la victoire militaire de Fleurus consacrait celle de la Convention montagnarde et mettait la paix à portée de la main. Les adversaires de la démocratie des droits de l'homme et du citoyen mirent fin à l'expérience en organisant le complot du 9 thermidor an II-27 juillet 1794. Un simple vote de la Convention permit l'arrestation de ceux que les Thermidoriens appelèrent les Robespierristes, vote suivi par leur mise à mort immédiate et sans procès.

La Convention thermidorienne transforma la victoire de Fleurus en nouvelle guerre de conquête : cinq mois après, en décembre 1794, Rhénanie et Hollande étaient occupées. À l'intérieur, les institutions démocratiques furent démantelées, la Commune de Paris supprimée et les élus démocrates réprimés. La politique du Maximum fut rapportée, la liberté illimitée du commerce rétablie et l'arme alimentaire devint à nouveau meurtrière. La loi martiale fut rétablie le 21 mars 1795.

Enfin, la Constitution de 1793 fut remplacée par celle de 1795. Son rapporteur Boissy d'Anglas exprima l'esprit de la nouvelle théorie politique qui n'était qu'une reprise de l'aristocratie des riches : "Nous devons être gouvernés par les meilleurs, les meilleurs sont les plus instruits, or vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent." (23 juin 1795).

La nouvelle Constitution remplaçait les droits naturels de l'homme et du citoyen par les droits de l'homme en société que la Gironde avait tenté d'imposer le 29 mai 1793 et pour les mêmes raisons : la nouvelle théorie politique des possédants se séparait de l'éthique humaniste que nous avons vue à l'œuvre dans les Déclarations des droits de 1789 et de 1793.

La guerre de conquête en Europe se conjugua avec l'entreprise coloniale. Boissy d'Anglas justifia une forme d'inégalité entre les sociétés humaines par une théorie qui mérite d'être rappelée. Contre l'idée de liberté de l'être humain comme droit naturel universel, il affirma que seul le climat du Nord, qu'il limite d'ailleurs à celui de l'Europe et des Etats-Unis, disposait à la liberté politique et que le reste du monde était voué à subir la domination des premiers ! Il inventait ainsi une surprenante théorie des droits de l'homme du Nord à dominer le monde.

On notera le caractère vulgaire d'une telle pensée et la régression qu'elle constitue, sur le plan intellectuel, par rapport aux Lumières. La défaite de la Révolution des droits de l'homme et du citoyen s'accompagnait de celle des Lumières.

En 1802, Bonaparte parachevait la défaite des droits de l'homme en rétablissant l'esclavage dans les colonies. Cette mesure provoqua une nouvelle révolution à Saint-Domingue qui parvint à l'indépendance de la République d'Haïti le 1er janvier 1804. Par contre, l'esclavage fut rétabli en Guadeloupe, malgré une résistance acharnée contre une pareille abomination, et en Guyane.

Non, 1795 et ses suites ne renouent pas avec les principes du droit naturel déclaré en 1789, puis en 1793, mais illustrent l'échec des droits de l'homme et du citoyen et le triomphe de l'intérêt particulier des possédants, de la politique à argent, du despotisme du pouvoir économique. Non, Napoléon Bonaparte n'est pas un héritier des Lumières ni de la Révolution des droits de l'homme. Soyons clairs, les possédants conquérants en Europe et colonialistes hors d'Europe réalisèrent une contre-révolution.

La Révolution des droits de l'homme et du citoyen ne fut pas une révolution bourgeoise, mais une révolution du droit naturel humaniste qui tenta de libérer l'humanité du despotisme doctrinal des Eglises, du despotisme de l'Etat séparé de la société, du despotisme du pouvoir économique conquérant, colonialiste et ségrégationniste, du despotisme de la différence sexuelle érigée en moyen de domination d'un sexe sur l'autre. Cette expérience, même si elle a échoué, illustre la présence à cette époque d'un mouvement démocratique capable de construire une théorie économique, sociale et politique fondée sur l'échange égal et la réciprocité du droit, en politique intérieure comme en politique extérieure. Cette expérience a été capable de se nommer : économie politique populaire dans le cadre d'une cosmopolitique de la liberté, car elle savait déjà que la politique est forcément mondiale, cosmopolitique, puisque l'empire existait depuis "la découverte" de l'Amérique. Cette expérience a encore été capable de se réaliser en 1792-94, comme une véritable alternative aux systèmes féodal, capitaliste et esclavagiste.

La réaction thermidorienne, et ses suites, a été le moment de la victoire des possédants qui ouvrit un processus de contre-révolution contre la révolution des droits de l'homme et du citoyen. Soulignons un fait remarquable, bien que trop peu remarqué : à partir de 1795, la rupture avec la théorie politique de la Révolution s'est traduite par la disparition d'une déclaration des droits naturels de l'homme et du citoyen dans les constitutions de la France. Il est vrai que les Révolutions de 1830, 1848 et 1871 se proposèrent de rétablir une déclaration des droits de l'homme et du citoyen, mais aucune n'eut le temps de le faire. Cette longue éclipse des déclarations des droits naturels dura jusqu'en…1946. Ce ne fut donc qu'après la victoire contre le nazisme que la Déclaration des droits de 1789 fit sa réapparition dans le droit constitutionnel français.

La version stalinienne, ou si l'on préfère marxiste de droite, n'a voulu voir dans la théorie des droits de l'homme et du citoyen qu'une phraséologie bourgeoise et s'est coupée de l'histoire très concrète des révolutions de la liberté qui, elles, affirmaient que le droit de vote, les droits de liberté de conscience et d'expression étaient des libertés bien réelles. De son côté, l'interprétation libérale actuelle participe de la même occultation en restreignant la liberté au seul droit des possédants.

Ainsi l'histoire a-t-elle été réduite à celle du pouvoir économique, en ignorant, oubliant, méprisant toute l'histoire de cette liberté politique humaniste, ou libéralisme de droit réciproque, qui postula que l'être humain est fait pour vivre libre, conçut une liberté civile et politique par opposition à l'esclavage et théorisa les formes pratiques d'une liberté en société, dans le but toujours actuel de maîtriser la dangérosité de l'exercice des pouvoirs politiques et cosmopolitiques : esclavage ou liberté pour l'humanité tout entière ? (fin)
Florence Gauthier

samedi 15 mars 2014

Marion Sigaut à Montréal



Diantre ! Sur les Lumières, il existerait donc des archives "interdites" ! Plus sérieusement, si vous vous intéressez au discours contre-révolutionnaire, je vous conseille de retourner aux sources, à Joseph de Maistre, à l'Irlandais Edmond Burke, et même à Augustin Barruel.
Quelques références ci-dessous, évidemment disponibles en ligne.

Joseph de Maistre, Considérations sur la France

Edmond Burke, Réflexions sur la révolution de France

Augustin Barruel, Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme

vendredi 14 mars 2014

Histoire de la Révolution Française, par Florence Gauthier (4)

Par Florence Gauthier, Université Paris VII Denis Diderot



Le côté droit se déclare contre la Déclaration des droits

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen était à peine votée que le parti colonial exprimait son refus des principes déclarés en des termes remarquables : ils présentaient en effet la Déclaration des droits comme la terreur des colons :

"Nous avons senti d'abord que ce nouvel ordre de choses devait nous inspirer la plus grande circonspection. Cette circonspection a augmenté… elle est devenue une espèce de terreur lorsque nous avons vu la déclaration des droits de l'homme poser, pour base de la constitution, l'égalité absolue, l'identité de droits et la liberté de tous les individus."

L'équivalence qui apparaît ici sous forme de : "la Déclaration des droits est la terreur des colons", surprenante pour un lecteur du XXe siècle, exprime de façon particulièrement troublante le paradoxe qui hante le mot terreur. Jean-Pierre Faye a souligné que la résonance historique du mot terreur date de la Révolution française. Le parti colonial jette ici une lumière crue sur sa genèse inattendue. Et ce fut l'ensemble du côté droit, et pas seulement le parti colonial, qui reprit et développa ce thème jusque dans ses ultimes conséquences comme nous le verrons.

Ce fut à partir de la fin de l'année 1790 que le mouvement démocratique commença à formuler clairement, à l'égard de la politique d'ensemble de l'Assemblée constituante, des critiques qui mettaient en lumière les contradictions accumulées par ses décrets avec les principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Donnons quelques exemples. Le maintien de l'esclavage et la reconnaissance du ségrégationnisme dans les colonies violaient l'article un de la Déclaration des droits : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits." Le système censitaire qui excluait les citoyens passifs violait la conception universelle du droit naturel déclaré et les articles trois et six : "Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. (…) La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants à sa formation." La loi martiale violait ces mêmes principes et l'article deux qui reconnaissait le droit de résistance à l'oppression : "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression."
 
Robespierre
Robespierre synthétisa cette critique dans un des textes fondateurs du mouvement démocratique, en mettant en pleine lumière comment les décrets de l'Assemblée constituante avaient imposé une nouvelle forme d'esclavage civil et politique aux exclus et introduit une définition de la liberté qui contredisait celle qui était à l'œuvre dans la Déclaration des droits :

"Enfin, la nation est-elle souveraine quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non, et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre Déclaration des droits si ces décrets pouvaient subsister ? Une vaine formule. Que serait la nation ? Esclave : car la liberté consiste à obéir aux lois qu'on s'est données et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre constitution ? Une véritable aristocratie. Car l'aristocratie est l'état où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes, celle des Riches."
 
Ile de Saint-Domingue (1763)
À peine la Constitution de 1791 était-elle achevée que l'insurrection des esclaves de Saint-Domingue rendait caduque sa politique coloniale esclavagiste et ségrégationniste. Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, les esclaves de la plaine du Cap découvraient leurs propres forces. Ils avaient saisi l'occasion inespérée que leur offrait la guerre des épidermes qui affaiblissait, pour la première fois, la domination de la classe des maîtres blancs et de couleur. Moins de deux ans plus tard, ce fut encore la région du Cap qui initia la suppression de l'esclavage.

L'Assemblée législative, qui succéda en France à la Constituante, répondit en reconnaissant les droits civils et politiques aux gens de couleur et créa, du nom de son décret, les citoyens du 4 avril 1792. La mesure arrivait trop tard puisque l'insurrection des esclaves avait mis la liberté pour tous à l'ordre du jour, mais elle introduisait un morceau du principe d'égalité en droit dans une société coloniale qui s'effondrait.
 
insurrection de Saint-Domingue
En France, le projet belliciste du parti de Brissot visait à dévoyer la Révolution dans une guerre de conquête en Europe qui permettrait de s'enrichir, de trouver des alliés et de détourner le mouvement populaire et démocratique de ses objectifs économiques et politiques. Or, le roi et la reine surent utiliser le projet brissotin à leur profit : déclarer la guerre et laisser les armées austro-prussiennes réprimer le mouvement démocratique et restaurer le pouvoir royal. La guerre fut déclarée par l'Assemblée législative le 20 avril 1792 et le roi, chef de l'exécutif, invita son état-major à la perdre. Ces trahisons provoquèrent la Révolution du 10 août 1792.

3. La Révolution du 10 août 1792 prépare une nouvelle constitution

Cette Révolution qui s'est trouvée encadrée par les deux dernières jacqueries, répondit immédiatement au mouvement paysan, avant même que la Convention ne soit élue, par la législation agraire des 20-28 août 1792 qui reconnaissait la propriété des biens communaux aux communes et supprimait, sans rachat bien sûr, l'ensemble des droits seigneuriaux sur les censives. Les communaux usurpés par droit de triage depuis 1669 étaient restitués aux communes. Cette législation expropriait, on le voit, la seigneurie d'une importante partie de ses biens.

La Convention fut élue au suffrage universel. Dans les campagnes et dans les sections populaires des villes, les femmes participèrent fréquemment au vote, selon d'ailleurs la tradition villageoise. Le 21 septembre date de sa première réunion, la Convention votait à l'unanimité l'abolition de la royauté en France.

Le parti brissotin, que l'on désignait du nom de Gironde depuis sa rupture avec le club des Jacobins, était devenu le point de ralliement des adversaires de la Révolution du 10 août et de la démocratie. S'il fit partie du côté gauche sous la Législative, il forma le côté droit de la Convention. Minoritaire en nombre d'élus, la Gironde obtint la majorité des suffrages dans les premiers mois de la Convention.

Combattant ouvertement le mouvement populaire, le gouvernement girondin refusa de mettre en application la législation agraire des 20-28 août 1792. La poursuite de la guerre du blé permit d'ouvrir un débat remarquable, de septembre à décembre 1792 à la Convention, et de préciser les programmes. Mais le 8 décembre 1792, la Convention votait les propositions girondines qui consistaient à reconduire la politique de la Constituante en faveur de la liberté illimitée du commerce des grains et de son moyen d'application qu'était alors la loi martiale.

Ce refus girondin d'entendre le peuple ne parvint cependant pas à empêcher le mouvement démocratique de prendre en mains une partie de la politique économique. En effet, la démocratie communale qui s'inventait en France s'empara, durant l'automne et l'hiver 1792-93, de la politique des subsistances, de la fixation des prix des denrées de première nécessité, de la fourniture des marchés, de l'aide aux indigents. Ainsi, le ministère de l'intérieur dirigé par le girondin Roland se vit peu à peu dépouillé de ses attributions au profit des communes. Soulignons que ce fut de cette manière que la séparation des pouvoirs se réalisa en France, à cette époque, et que se construisit, dans la pratique, une véritable démocratie communale où les citoyens réunis dans leurs assemblées générales de village, ou de section de commune urbaine, élisaient leur conseil municipal, les commissaires de police, les juges de paix. Ces mêmes assemblées générales contrôlaient leurs élus chargés de l'application des lois, mais aussi de la politique des subsistances comme de l'aide sociale. Précisons qu'il n'y avait pas ce que nous connaissons sous les termes de centralisation administrative avec appareils d'Etat séparés de la société.

Le programme d'économie politique populaire fut défendu par la Montagne. Ce terme de Montagne désignait non un parti organisé au sens où nous l'entendons aujourd'hui, mais plus précisément un projet général, un ensemble de principes exposés dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et qui tenaient lieu de boussole pour la réflexion et l'action. Chaumette, qui fut procureur général syndic de la Commune de Paris, en donna une définition qui mérite d'être rappelée : la Montagne, ce rocher des droits de l'homme.

Des partis, il en existait un grand nombre, comme les clubs, les sociétés populaires, les sociétés de section. Certains s'affiliaient par correspondance, par affinité, pour organiser une campagne, lancer une pétition, envoyer une délégation dans une autre section, une région, à la Convention pour y présenter une réclamation ou un projet de loi. Ce fut de cette manière qu'une très forte conscience de la souveraineté du peuple, associée à l'exercice effectif de la citoyenneté comme participation à l'élaboration des lois, se forma à cette époque. Dans les fêtes de 1792-94, le peuple souverain était représenté par Hercule, image de la force et de l'unité bien sûr, mais aussi de ses durs travaux, car la construction de la liberté civile et politique n'était pas facile : Hercule accomplissait des exploits en gravissant la Montagne qui conduisait à la liberté, à sa réciprocité l'égalité, et à la fraternité.

Pour tenter de freiner les progrès d'Hercule, la Gironde qui voyait bien qu'à l'intérieur la réalité du pouvoir lui échappait, tenta de s'opposer à la Révolution du 10 août 1792 en calomniant le peuple et la Montagne. Elle voulut empêcher le procès du roi, puis sa condamnation, mais échoua. Elle tenta de dévoyer la Révolution en provoquant la guerre de conquête en Europe. Or, la guerre qu'elle présentait sous l'aimable figure de la libération des peuples tourna à l'annexion pure et simple avec le décret du 15 décembre 1792. Mais les peuples annexés n'aimèrent pas les missionnaires armés et résistèrent à l'occupation. Sur le plan politique, la guerre de conquête girondine fut un échec cinglant qui divisa les peuples européens, contribua à les détourner de la révolution et renforça leurs princes dès lors qu'ils résistèrent aux armées françaises d'occupation. La tragédie de la République de Mayence, dont l'échec contraignit les partisans à se réfugier en France, illustre les conséquences désastreuses de cette guerre de conquête.

La Montagne représentée sur cette question par Robespierre, Marat, Billaud-Varenne, avait dénoncé, dès ses premières annonces en 1791, les erreurs et les dangers que comportait une telle politique. La Montagne s'opposait, au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, à toute guerre de conquête et cette question fut un point de rupture avec le parti brissotin-girondin. Robespierre et Grégoire, en particulier, contribuèrent à renouveler les principes d'un droit des gens respectueux des droits des peuples, opposé à toute forme de conquête, qu'elle soit militaire ou commerciale, et jetèrent les fondements d'une cosmopolitique de la liberté, dans l'espoir de mettre un terme aux politiques conquérantes des puissances européennes.

En ce qui concerne les colonies esclavagistes, et en particulier à Saint-Domingue, le gouvernement girondin ne favorisa pas la Révolution qui s'y développait. Depuis la fin de l'année 1791, de nombreux colons émigrèrent à Londres et cherchèrent l'appui du ministre Pitt. Les dirigeants de la contre-révolution coloniale, Malouet, Cougnacq-Myon, Venault de Charmilly, Montalembert négocièrent l'occupation britannique des colonies françaises pour y conserver l'esclavage et s'engagèrent à fournir des officiers et des soldats français à la marine britannique. Au printemps 1793, la marine britannique se renforçait à la Jamaïque tandis que Montalembert et la Rochejaquelein préparaient un débarquement à Saint-Domingue.

Ce fut dans ce contexte que le gouvernement girondin nomma en février 1793 un gouverneur pour Saint-Domingue, Galbaud, qui atteignit l'île en mai. Galbaud joua la carte des colons esclavagistes et tenta de destituer les commissaires civils Polverel et Sonthonax qui préparaient, eux, l'abolition de l'esclavage. La bataille du Cap allait tourner à l'avantage de Galbaud lorsque l'intervention des esclaves insurgés changea la donne. Galbaud battu prit la fuite entraînant derrière lui celle de 10.000 colons : c'était la fin de la domination blanche à Saint-Domingue.

Polverel et Sonthonax avaient été sauvés par les esclaves insurgés et entreprirent alors de soutenir de toutes leurs forces personnelles la Révolution de la liberté générale et de l'égalité de l'épiderme.
 
Sonthonax, commissaire civil envoyé à St Domingue
Le 24 août 1793, les habitants de la région du Cap présentaient une pétition réclamant la liberté générale. Le 29 août, Sonthonax prit l'initiative de généraliser la liberté dans toute l'île et proclama, pour la première fois à Saint-Domingue, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Puis, il proposa d'organiser l'élection par les nouveaux citoyens d'une députation de Saint-Domingue qui irait porter la nouvelle à la Convention et demanderait, avec le maximum de publicité, son soutien à la Révolution française. L'élection eut lieu au Cap le 23 septembre. Six députés furent élus selon le principe de l'égalité de l'épiderme : 2 noirs, 2 blancs et 2 métissés. Quelques jours plus tard les députés Belley, Dufaÿ et Mills, drapeau vivant de l'égalité de l'épiderme, s'embarquaient pour la France, via les Etats-Unis. Pour le lobby colonial, la députation ne devait pas arriver vivante à Paris et, de fait, elle mit quatre mois à atteindre la France, subit des agressions tout au long de sa route, mais parvint à échapper à ses ennemis.

À Saint-Domingue, la marine britannique avait débarqué, en septembre 1793, en deux points de l'île pour tenter de faire barrage à la révolution de la liberté générale qui commençait en Amérique.