Par Florence Gauthier, Université
Paris VII Denis Diderot
Six jacqueries de 1789 à 1792
À la proposition paysanne,
l'Assemblée constituante répondit donc par le rachat des droits féodaux. Le
décret du 15 mars 1790 rendit même le rachat impossible en contraignant les
paysans aisés et les paysans pauvres à racheter tous ensemble, ce qui était
irréalisable. Elle révélait une volonté d'un grand nombre de seigneurs, nobles
ou roturiers, de faire tout ce qui était possible pour maintenir intactes les
rentes seigneuriales. Elle se préparait aussi à la manière forte en décrétant
la loi martiale le 23 février 1790. On voit aussi que la contre-révolution
seigneuriale croyait que le mouvement populaire n'était qu'un feu de paille
qu'elle estimait pouvoir réprimer aisément.
"Jamais législation ne
déchaîna une plus grande indignation". Les paysans comprenaient que
l'Assemblée les trahissait. Cinq nouvelles jacqueries suivirent celle de
juillet 1789 jusqu'à la Révolution du 10 août 1792 :
-deuxième jacquerie de l'hiver
1789-90, en Bretagne, Massif central, Sud-ouest,
-troisième jacquerie de l'hiver
1790-91, de la Bretagne à la Gascogne,
-quatrième jacquerie de l'été
1791, du Maine au Périgord, du Massif central au Languedoc,
-cinquième jacquerie du printemps
1792, dans le Bassin parisien, le Massif central, le Sud-ouest et le Languedoc,
-sixième jacquerie de
l'été-automne 1792, dans l'ensemble du pays.
Ces mouvements paysans armés
conjuguaient des troubles de subsistance, le refus de payer impôts, dîmes et
redevances seigneuriales et poursuivaient le brûlement des titres de propriété
des seigneurs comme la récupération des biens communaux usurpés.
Reprise de la Guerre du blé
L'Assemblée constituante avait,
par ailleurs, tenté une nouvelle expérience de liberté illimitée du commerce
des grains. La guerre du blé reprit à une échelle de plus en plus vaste. Les
troubles de subsistance prirent des formes inédites. Les marchés publics étant
dégarnis, les gens durent se rendre chez les producteurs pour y chercher des
grains et interceptèrent des convois de blés circulant par terre ou par bateaux
afin de constituer des greniers populaires.
Aristocratie des riches ou
démocratie ?
La peur sociale des possédants
avaient conduit l'Assemblée à établir un suffrage censitaire, réservant la
citoyenneté aux possédants, ce que l'on appela alors une aristocratie des
riches. La réponse du mouvement démocratique fut de créer, d'une part des
sociétés populaires qui effectivement se multiplièrent, ouvrant un espace
public d'information, de discussion de tous les problèmes d'actualité et de
propositions sous forme de pétitions, d'autre part en investissant les
assemblées primaires, lieux de réunion créés pour l'élection des députés aux
Etats généraux en 1788-89.
Le système censitaire en était
venu à diviser les citoyens en deux groupes, les citoyens actifs, qui
jouissaient de l'ensemble des droits civils et politiques et les citoyens
passifs privés de l'exercice des droits politiques et exclus de la société politique.
Le mouvement démocratique tenta
partout où il le put d'empêcher l'éviction des citoyens passifs de ces
assemblées primaires devenues, depuis la réorganisation des municipalités, des
assemblées de sections de communes. Notons que dans les campagnes, les
assemblées générales des communautés villageoises réunissaient habituellement
les habitants des deux sexes, tout comme les assemblées de sections populaires
des villes : l'exclusion des femmes et des citoyens passifs caractérisait alors
les réunions de citoyens actifs.
Soulignons encore que le système
censitaire excluait même de l'exercice des droits politiques les fils adultes
qui n'avaient pas encore hérité de leurs parents et ne payaient pas d'impôts.
Il faut noter que la conception d'un droit personnel était défendue par les
défenseurs des droits naturels réciproques, droits attachés à la personne et à
toutes les personnes, et non à la fortune. Il y avait donc bien des conceptions
divergentes du droit et des comportements sociaux et politiques qui séparaient
l'aristocratie des riches du mouvement démocratique.
La loi martiale
Dans une grande loi martiale du
26 juillet 1791 récapitulant les décrets partiels précédents, l'Assemblée
constituante avait criminalisé, sous les termes d'attroupement séditieux toutes
les formes que revêtait le mouvement populaire depuis le début de la Révolution
: refus de payer les redevances féodales, dîmes ou impôts, troubles de
subsistance s'opposant à la soi-disant liberté du commerce des grains, grèves
de salariés ruraux et urbains. Précisons que la loi Le Chapelier qui visait la
répression des grèves des ouvriers agricoles, les plus nombreux à l'époque, et
celles des artisans urbains faisait partie intégrante de la loi martiale et se
retrouve dans la grande loi récapitulative du 26 juillet 1791. Ces
attroupements séditieux seraient réprimés par la loi martiale. Elle fut
appliquée de façon courante dans les campagnes et une fois, de façon
particulièrement brutale, à Paris, sous le nom de fusillade du champ de Mars, le
17 juillet 1791.
La constitutionalisation de
l'esclavage dans les colonies
Dans les colonies esclavagistes
d'Amérique, le système du marché d'esclaves situé en Afrique entra en crise
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, car il était de plus en plus difficile
de se procurer des captifs et leur prix haussa. Un courant d'économistes, dont
les physiocrates puis leurs successeurs autour de Turgot, proposèrent diverses
solutions qui consistaient à transformer le système de reproduction de la
main-d'œuvre. Ces solutions furent en partie expérimentées au XVIIIe siècle. Il
s'agissait de substituer au marché de captifs situé en Afrique un élevage
d'esclaves sur place, dans les colonies. Le système du coolie trade connut
aussi ses débuts. L'idée de coloniser l'Afrique elle-même en y créant des
plantations se fit jour et des sociétés coloniales entamèrent des pourparlers
et des voyages de prospection à cette fin.
En France, le banquier Clavière
confia à son secrétaire Brissot le soin de fonder une Société des Amis des
Noirs en 1788, en s'inspirant des Sociétés du même nom créées à Londres et à
Manchester. Clavière et Brissot s'adressaient aux planteurs et aux négociants,
leur projet était de résoudre la crise de la main-d'œuvre esclave en préparant
les colons et les gouvernements à remplacer la traite des captifs africains par
l'élevage d'esclaves sur place. Plus tard, Condorcet, membre de la Société des
Amis des Noirs, envisageait, après un rodage de l'élevage d'esclaves sur
plusieurs générations, un changement de statut qui permettrait à l'esclave de
se racheter, en indemnisant son maître, et de devenir un travailleur salarié
dit libre.
Par contre, un courant défendant
les droits communs de l'humanité remit en question la politique de puissance et
de conquête menée par la monarchie et l'économie de domination qui s'était
inventée dans les colonies d'Amérique. Une Société des citoyens de couleur se
créa en 1789. Un de ses leaders, Julien Raimond, rencontra Cournand et Grégoire
et contribua à éclairer le côté gauche sur la situation dans les colonies
d'Amérique et sur les activités du parti colonial, réuni dans le club Massiac,
qui influençait la politique de l'Assemblée constituante par Barnave et ses
amis Lameth propriétaires de sucreries à Saint-Domingue.
Pour comprendre la situation de
Saint-Domingue, il est nécessaire de préciser que les colons privilégiés par le
roi au XVIIe siècle avaient épousé des femmes africaines et créé ainsi une
nouvelle humanité métissée dont ils firent leur héritière. La seconde génération
des planteurs était largement métissée ainsi que les suivantes jusqu'à ce
qu'une concurrence apparaisse entre les colons créoles (nés dans la colonie) et
de nouveaux colons venus faire fortune. Ces derniers estimèrent qu'il leur
serait possible d'exproprier les colons de couleur afin de prendre leurs biens.
Le préjugé de couleur apparut et se développa dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle. Il consistait à créer une ségrégation à l'intérieur de la classe des
maîtres, afin d'en exclure ses membres discriminés par la couleur.
Les colons ségrégationnistes
réussirent à prendre le pouvoir à la faveur des évènements de 1789 et voulurent
épurer la classe dominante de ses éléments métissés. En 1789-90, les assemblées
coloniales de Saint-Domingue furent formées par les colons blancs
exclusivement, tandis que des violences s'exerçaient contre les libres de
couleur et les blancs qui les soutenaient, annonçant une Saint-Barthélemy des
libres de couleur. Une crise sans précédent s'ouvrit, divisant et affaiblissant
la classe des maîtres à Saint-Domingue. Les libres de couleur en vinrent à
s'armer pour se protéger et créèrent des zones de refuge. Ils abandonnèrent
aussi les milices locales qui maintenaient le système esclavagiste en place.
Pris entre la menace d'une extermination par les colons ségrégationnistes et le
maintien de l'ordre esclavagiste, ils en vinrent assez rapidement à choisir de
s'allier avec les esclaves. Un processus révolutionnaire s'engageait à
Saint-Domingue.
Julien Raimond, riche colon métissé
qui se trouvait en France, informa donc quelques révolutionnaires de la
situation explosive des colonies et les aida à comprendre la politique des
colons et leur influence dans la société française comme dans l'Assemblée
constituante. Raimond aidait le côté gauche à élaborer sa position sur la
question coloniale et ce même côté gauche l'aidait aussi à construire un projet
révolutionnaire dans une société coloniale où la liberté et l'égalité, conçues
par opposition à l'esclavage civil et politique, y étaient absolument
inconnues. Se nouait ici un échange remarquable, un projet de cosmopolitique de
la liberté, expérience, bien que précieuse, qui n'a guère été aperçue à
l'exception de quelques trop rares historiens. (à suivre)
JB Belley, député de Saint Domingue à la Convention |
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