samedi 1 mars 2014

Mémoires du Marquis d'Argenson (5)

Etrangement méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle pourtant un regard lucide sur la situation politique et économique du Royaume de France.


Les quelques extraits que je reproduis ci-dessous datent tous de l'année 1756. On y découvrira notamment un compte rendu plutôt croustillant des intrigues menées par la Marquise de Pompadour. Mais en ce début 1756, c'est la guerre contre l'Angleterre qui est au centre de toutes les attentions, et plus particulièrement les difficultés financières auxquelles le royaume de France se trouve confronté.
le marquis d'Argenson


2 janvier. 

...l'on voit la misère du peuple qui augmente par ces calamités, et la dépense de la cour provenir de pillages et de paraguantes (ndlr: pots-de-vin). Les ministres ne sont les maîtres de rien, les favoris et les favorites en grand nombre arrachent toutes les grâces qu'ils veulent, et nous voyons aujourd'hui tout l'argent de circulation porté aux mains du Roi. Voilà de quoi décrier ce ministère, et faire tout craindre au peuple; il ne lui reste que le parlement pour l'appuyer, et Dieu sait à quoi il tient que la subtilité du ministère n'arrache ce dernier appui à la liberté.

7 janvier. 

—L'on a porté ces jours-ci au parlement, c'est-à-dire à M. le président et au parquet, un édit pour remettre l'impôt du dixième pendant la guerre, c'est-à-dire le doublement du vingtième. L'on croit que le parlement va y faire de grandes difficultés, comme sur la quantité d'emprunts et de papiers royaux dont Sa Majesté est déjà garnie, les impôts remis sur les consommations de Paris au 1er de ce mois, etc. J'entends dire cependant que le parlement se bornera à demander pour toute modification que, trois mois après la paix, et sans qu'il soit besoin de nouvel édit, les deux vingtièmes soient supprimés de droit.

9 janvier. 

 — Le public est très-mécontent de la réimposition du dixième ou doublement du vingtième. L'on n'y voit pas de sujet, la guerre étant trop peu avancée, et l'argent qu'elle coûtera se tenant encore dans le dedans du royaume. On ne ménage point les termes, l'on trouve M. de Séchelles un tyran et un bas courtisan qui ne cherche qu'à flatter la royauté. Il est de plus à remarquer que le vingtième a été extrêmement perfectionné par M. de Machault, c'est-àdire poussé très-loin pour l'exaction, de sorte que le dixième que l'on va payer sera le cinquième qu'on aurait payé en 1744. J'ai vu des Bretons qui parlent sur cela avec menace de révoltes: ils disent que plus ces exactions seront poussées, moins cela durera, ce qui sent la menace.
 
la Marquise de Pompadour
10 février.  

— Dimanche au soir, fut déclaré à Versailles que la marquise de Pompadour était reçue au nombre des dames du palais de la Reine, d'où l'on conjecture que c'est aussi une déclaration qu'elle n'est plus ouvertement maîtresse du Roi; l'on dit même qu'elle commence à parler dévotion et molinisme; ainsi elle va chercher à plaire à la Reine comme elle a fait au Roi. Tout ce crédit que nous lui voyons depuis trois ans que le Roi a de nouvelles maîtresses, n'est que la récompense de la douceur et de l'honnêteté avec lesquelles elle a pris les infidélités de son amant; cela n'est que précaire. L'on conjecture que cette dame va rester l'amie du Roi, mais que l'assiduité diminuera dans l'exercice de cette amitié. Elle sera conciliatrice entre le mari et la femme, l'arbitre et le canal des grâces pour la famille royale, régulière pour les pratiques de religion, si elle n'est pas dévote, charitable, d'une conduite irréprochable, déclarée sans pollution à l'égard du Roi, amie de tout le monde, enfin jouant à la cour le plus grand rôle, et aussi digne d'un bon esprit qui a tiré grand parti de sa faveur et de ses grâces naturelles, qu'elle était peu destinée à le tirer d'une basse naissance et d'une intelligence très-ordinaire.

12 février. 

—On s'en doutait : la marquise devient dévote pour plaire à la Reine, cependant elle conserve toujours son rouge et a soin de sa parure plus que jamais. Elle a pris pour confesseur le P. de Sacy, jésuite, célèbre déjà par quelques ouvrages et surtout par des directions : voilà l'ordre des jésuites tout relevé (ndlr : ce même Père de Sacy, procureur général des missions, sera bientôt impliqué dans un scandale financier dans les Antilles). Elle se lève la nuit pour prier, elle va à la messe tous les jours, elle mange maigre fêtes et dimanches, on a bouché les portes les plus secrètes qui allaient de son appartement à celui du Roi, enfin que de bigoterie pour plaire à la Reine et à la Maison royale! L'on dit même que cette pieuse amie engage notre monarque à la dévotion et que Sa Majesté fera ses pâques, mais elle est bien riche, dit-on, et elle devrait restituer aux pauvres. Elle a écrit à son mari pour lui offrir de se remettre avec lui, et la réponse de celui-ci lui était dictée; il répond donc que le genre de vie qu'il a embrassé lui en a formé une habitude qu'il ne peut quitter, et qu'elle est bien dans le pays qu'elle habite. Ainsi, voilà la Reine et la famille royale bien satisfaites sur la régularité de conscience de cette dame. Le Roi a, dit-on, deux autres maîtresses.

13 février.  

— Déchaînement universel contre la promotion de Mme de Pompadour à la place de dame du palais de la Reine ; tout y est contraire, et l'on espère que le Roi, bien informé de ce cri public, va disgracier cette favorite dont l'ambition est expirante.

La religion est ouvertement offensée de l'abus qu'on en fait; l'hypocrisie en est l'âme. Les autres jésuites, et surtout le P. Griffet, blâment le P. de Sacy, leur confrère, d'avoir admis à pénitence cette dame, sans quitter la cour, après le grand scandale qu'elle y a causé. Cependant, entrant en semaine de service dimanche dernier, elle y a paru à souper au grand couvert parée comme un jour de fête.

On se plaint de cette nouvelle dame du palais associée à la plus haute noblesse à laquelle parviennent les dames de qualité; ces dames s'entendent pour représenter à la Reine qu'elles ne peuvent rester dans leurs places ayant pour compagne Mlle Poisson, fille d'un laquais qui avait été condamné à être pendu. La Reine la reçoit mal, la marquise s'en est plainte au Roi qui n'en a pas dormi de la nuit; plus elle entendra de ces plaintes, plus sa froideur et son mépris augmenteront. Le Roi en est blâmé universellement, car pourquoi, dit-on, avoir exigé cela de la Reine? Aussi les ennemis de la marquise sont-ils radieux à cet événement. Cependant rien ne paraît encore changé dans la façon de vivre du Roi avec sa bonne amie; il ne peut s'en détacher, et peut-être se piquera-t-il de la traiter avec plus de faveur à mesure que cette démarche ridicule lui attirera plus d'objurgations. Il se pique de sentiments absolus et à l'épreuve des rumeurs publiques.

La marquise prétend convertir le Roi et le ramener à la religion par son exemple. De faux services rendus à l'État font les chimères de sa conduite. Voyant le Roi amoureux d'autres beautés, elle veut le ramener à elle par la régularité des mœurs; certes c'est hypocrisie, mais à bonne fin. Ci-devant, elle faisait l'esprit fort devant le Roi pour assurer son règne ; elle admettait à la conversation avec le Roi le sieur Quesnay, son médecin, homme de beaucoup d'esprit et qui se pique d'être esprit fort, mais, depuis le dernier voyage de Fontainebleau, elle a commencé de parler de la religion révélée, et de se donner pour craintive des jugements de Dieu. Elle sait que le Roi a peu de forces pour les femmes, elle prétend le ramener à la règle d'un chrétien. Cependant l'on parle d'une nouvelle maîtresse pour le Roi; on nomme la comtesse de Noé qui est fort pauvre, et qui en aurait grande envie.
Louis XV entouré de quelques unes de ses maîtresses


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