mercredi 19 mars 2014

Mémoires du Marquis d'Argenson (6)

Etrangement méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle pourtant un regard lucide sur la situation politique et économique du Royaume de France.
Les quelques extraits que je reproduis ci-dessous datent tous de janvier 1757. L'auteur nous livre un témoignage intéressant sur l'attentat perpétré par Damiens contre sa Majesté Louis XV.

Damiens (1715-1757)


6 janvier.  

— Hier, à six heures du soir, le Roi se disposant à monter en carrosse pour aller faire les Rois à Trianon, fut frappé d'un coup de poignard par un méchant assassin qu'on dit se nommer Damiens, et être du pays d'Artois. Il vendait à Versailles des pierres à ôter les taches. On l'a arrêté sur-le-champ. La garde veillait mal; c'est un valet de pied avec le mousquetaire de l'ordre qui l'a saisi. Le Roi l'avait vu en passant et avait dit: « Voilà un homme qui est ivre; » puis ce traître, étant de quinze pas derrière le Roi, vint à s'élancer promptement sur sa personne sacrée, et l'a frappée d'un coup de stylet entre la hanche et les côtes. L'on parle différemment de la blessure; les uns la disent peu profonde, et les autres autrement. L'on prétend avoir fait la preuve que la lame n'est pas empoisonnée.
Le Roi, se sentant faible, pensa tomber, mais eut la présence d'esprit de dire : « Qu'on arrête ce malheureux, mais qu'on ne lui fasse pas de mal. » On porta Sa Majesté sur-le-champ à sa chambre, on le soigna, puis la Marlellière, son premier chirurgien, lui a mis le premier appareil qui n'était pas encore levé quand j'écris ceci. Le Roi dit encore que l'on prît garde à la personne de M. le Dauphin.
Effectivement, M. le garde des sceaux a d'abord interrogé ce méchant homme; il s'est montré très faible, il a dit que l'on prît garde à la personne de M. le Dauphin, et qu'on le devait assassiner avant minuit. On lui a chauffé les pieds; il a dit que, s'il avait à recommencer ce coup, il le ferait encore, qu'il n'était pas encore temps qu'il nommât ses complices, et qu'il en avait. C'est un homme très-ferme, qui ne paraît point fol, mais très méchant.
On ne comprend rien à ceci; de quelle part vient le coup ? Tout le monde veut qu'il parte des prêtres; cet ordre en est beaucoup plus mal voulu dans Paris. Au fond, le Roi est aimé de ses sujets, et chacun est touché de l'attentat et du danger.
En montant son escalier, le Roi a dit : « Eh! pourquoi veut-on me tuer? je n'ai fait mal à personne.»
On a appelé au secours le sieur Moreau, chirurgien de l'Hôtel-Dieu, homme très habile pour les coups de couteau et d'épée, ce qui arrive souvent à l'Hôtel Dieu.
La prévôté de l'hôtel a commencé la procédure. Le premier président du parlement a d'abord couru à Versailles. En son absence, tous les membres du parlement, démissionnaires ou non, se sont assemblés sans robes pour offrir leurs services au Roi, pour ce grand procès criminel. (...)

l'attentat de Damiens

7 janvier.  

— Cette blessure n'a pas eu de suite, et le Roi doit être sur pied dans quelques jours. Il avait bien cru être en danger et a fait une harangue à M. le Dauphin, comme s'il comptait de lui remettre les rênes de l'empire; il lui a dit : « Mon fils, je vous laisse un royaume bien troublé, je souhaite que vous gouverniez mieux que moi. »
Sa Majesté a fait tenir jeudi un conseil d'État, où tous les ministres étaient rassemblés, et M. le Dauphin, y présidant, a marqué une intelligence, une dignité et même une éloquence qu'on ne lui connaissait pas, tant il est vrai qu'il faut mettre les hommes à même pour connaître leur valeur. Voilà M. le Dauphin associé à l'empire, mais ne nous flattons pas trop, il est entouré de cagots tristes et fâcheux. Nous allons voir si l'influence de ce prince sur les affaires conduira à la pacification religieuse, ou à des rigueurs plus odieuses contre les magistrats.
On a joint deux maîtres des requêtes à la prévôté de l'hôtel pour instruire le procès criminel de ce scélérat de Pierre Damiens. Ce sont MM. Maboul et Villeneuve.
Cet homme a été laquais; il a trente-cinq ans, d'une belle figure, il est insolent et ivrogne. Il a commencé par frapper sur l'épaule du Roi, et, si Sa Majesté s'était retournée, il lui donnait de son stylet dans la poitrine. Au lieu de cela, le Roi a seulement levé le bras et le coup n'a été que sur les côtes. Il a dit au corps de garde qu'il était bien fâché d'avoir manqué son coup, qu'il savait tous les supplices qu'on lui préparait, mais qu'il ne dirait rien.
Il s'est trouvé en divers mensonges, et en a été quitte pour dire qu'il mentirait toujours comme cela, quelques tourments qu'on lui fît. Ce qui étonne, c'est les trente et un louis qu'il avait sur lui. Il a dit que cela provenait d'un petit bien qu'il avait vendu chez lui (en Artois), et la chose s'est trouvée fausse. Il est présentement à la Bastille, et l'on ne sait encore si le Roi accordera au parlement la permission qu'il demande de faire et parfaire ce procès, les chambres assemblées. Le premier président est allé deux fois à Versailles pour y insister, M. le Dauphin a ordonné au chancelier de le demander à Sa Majesté qui a répondu qu'elle n'était pas en état de prononcer cette décision.
Il s'agit de savoir si l'assassin a été poussé à cela par quelqu'un, ce que dénote la somme d'argent qu'il avait sur lui. S'il persiste dans sa fermeté et son silence, on ne saura rien. Chacun des deux partis, moliniste et janséniste, veut que Damiens ait agi à l'instigation de ses adversaires. On épie pour cela chaque parole qu'il dit. Il avait sur lui une Imitation de Jésus-Christ : il était donc higot. Il a dit qu'il a été à confesse à un jésuite, puis, en dernier lieu, à un père de l'Oratoire. Il a dit du mal des évêques, qu'on aurait dû en décoller trois, ce qui semble le rattacher au parti janséniste; il a dit que le Roi gouvernait mal, que c'était un grand service à rendre au royaume que de le faire mourir, que, si c'était encore à refaire, il ferait de même, mais qu'il ne manquerait pas son coup, ce qui l'implique dans la faction moliniste, car ceux-ci sont pour le règne prochain du Dauphin, et on observera qu'il a commencé par déclarer qu'on en voulait à la vie du Dauphin.
Le Roi a dit au duc d'Ayen, capitaine de quartier des gardes du corps: « Avouez, monsieur, que je suis bien gardé! » Propos du Roi bien dur à embourser et qui devrait faire mourir de honte les officiers des gardes.
On a remarqué à Paris que les bons bourgeois ont témoigné beaucoup de douleur de cet attentat, mais que le bas peuple est resté muet, tant les esprits sont prévenus de la disgrâce des magistrats et de l'esprit fol, méchant et schismatique des évêques! Sur-lechamp, on a donné ordre à tous les commandants de province, et ils sont partis dans les vingt-quatre heures, tant on craint des soulèvements par le mécontentement des magistrats et la méchanceté des prêtres!

9 janvier

On ne peut ôter de la tête de personne que cet attentat n'ait été suggéré, et on l'impute aux jésuites, à cause de l'ardeur qu'ils ont du règne du Dauphin qui est entièrement pour eux. Il vient d'arriver une aventure qui confirme encore ces soupçons contre les jésuites. (...)

14 janvier. 

 — Damiens est toujours très-malade dans les prisons de Versailles, et l'on ne peut le transporter à la Conciergerie.
1l a travaillé à se défaire lui-même en se tordant les parties génitales; on l'a arrêté à moitié de ce suicide; il a une grosse fièvre, et le tendon d'Achille brûlé. On attribue à M. le garde des sceaux cette im
prudence qu'il a commise, contre l'ordre du Roi, en l'interrogeant avec brutalité.
Il y a présentement plus de vingt personnes arrêtées, comme soupçonnées de tremper dans cet attentat. Sa famille est arrêtée, mais elle est tranquille.
L'on soupçonne beaucoup les jésuites. Damiens a été cuistre au collége pendant deux ans. On a retiré de ce collége plus de trente enfants pensionnaires, de peur que cette maison ne soit saccagée et brûlée un de ces jours.
Il y a quelques jours qu'un jésuite pensa être déchiré par le peuple au marché des Quinze-Vingts.
M. de Marigny, frère de la marquise de Pompadour, a été confronté avec Damiens; il avait été un an chez sa maîtresse, qui est la femme d'un commis de Versailles, que M. de Marigny enleva quatre jours après ses noces; Damiens était son grison, et on le chassa au bout d'un an pour son insolence.
On a répandu des affiches et des libelles affreux contre le Roi en divers palais et promenades de Paris. La marquise ne voit pas le Roi, ou le voit très-secrètement; elle tient une grosse table matin et soir dans son appartement à Versailles.

18 janvier (1).... 

D'Argenson avait commencé à écrire cette date, mais là s'arrête son manuscrit. Une main que nous croyons être celle de M. Villiers du Terrage a écrit à la suite : « L'auteur est mort le 26 janvier, et l'on peut dire la plume à la main. » 
 
l'exécution de Damiens (28 mars 1757)

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