Par Florence Gauthier, Université
Paris VII Denis Diderot
Le côté droit se déclare contre
la Déclaration des droits
La Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen était à peine votée que le parti colonial exprimait son
refus des principes déclarés en des termes remarquables : ils présentaient en effet
la Déclaration des droits comme la terreur des colons :
"Nous avons senti d'abord
que ce nouvel ordre de choses devait nous inspirer la plus grande
circonspection. Cette circonspection a augmenté… elle est devenue une espèce de
terreur lorsque nous avons vu la déclaration des droits de l'homme poser, pour
base de la constitution, l'égalité absolue, l'identité de droits et la liberté
de tous les individus."
L'équivalence qui apparaît ici
sous forme de : "la Déclaration des droits est la terreur des
colons", surprenante pour un lecteur du XXe siècle, exprime de façon
particulièrement troublante le paradoxe qui hante le mot terreur. Jean-Pierre
Faye a souligné que la résonance historique du mot terreur date de la
Révolution française. Le parti colonial jette ici une lumière crue sur sa
genèse inattendue. Et ce fut l'ensemble du côté droit, et pas seulement le
parti colonial, qui reprit et développa ce thème jusque dans ses ultimes
conséquences comme nous le verrons.
Ce fut à partir de la fin de l'année
1790 que le mouvement démocratique commença à formuler clairement, à l'égard de
la politique d'ensemble de l'Assemblée constituante, des critiques qui
mettaient en lumière les contradictions accumulées par ses décrets avec les
principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Donnons
quelques exemples. Le maintien de l'esclavage et la reconnaissance du
ségrégationnisme dans les colonies violaient l'article un de la Déclaration
des droits : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droits." Le système censitaire qui excluait les citoyens passifs violait
la conception universelle du droit naturel déclaré et les articles trois et six
: "Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la
nation. (…) La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens
ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants à sa
formation." La loi martiale violait ces mêmes principes et l'article deux
qui reconnaissait le droit de résistance à l'oppression : "Le but de toute
association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la
sûreté et la résistance à l'oppression."
Robespierre synthétisa cette
critique dans un des textes fondateurs du mouvement démocratique, en mettant en
pleine lumière comment les décrets de l'Assemblée constituante avaient imposé
une nouvelle forme d'esclavage civil et politique aux exclus et introduit une
définition de la liberté qui contredisait celle qui était à l'œuvre dans la
Déclaration des droits :
"Enfin, la nation est-elle
souveraine quand le plus grand nombre des individus qui la composent est
dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non, et
cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus
grande partie des Français. Que serait donc votre Déclaration des droits si ces
décrets pouvaient subsister ? Une vaine formule. Que serait la nation ? Esclave
: car la liberté consiste à obéir aux lois qu'on s'est données et la servitude
à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre
constitution ? Une véritable aristocratie. Car l'aristocratie est l'état où une
portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle aristocratie
! La plus insupportable de toutes, celle des Riches."
À peine la Constitution de 1791
était-elle achevée que l'insurrection des esclaves de Saint-Domingue rendait
caduque sa politique coloniale esclavagiste et ségrégationniste. Dans la nuit
du 22 au 23 août 1791, les esclaves de la plaine du Cap découvraient leurs
propres forces. Ils avaient saisi l'occasion inespérée que leur offrait la
guerre des épidermes qui affaiblissait, pour la première fois, la domination de
la classe des maîtres blancs et de couleur. Moins de deux ans plus tard, ce fut
encore la région du Cap qui initia la suppression de l'esclavage.
L'Assemblée législative, qui
succéda en France à la Constituante, répondit en reconnaissant les droits
civils et politiques aux gens de couleur et créa, du nom de son décret, les
citoyens du 4 avril 1792. La mesure arrivait trop tard puisque l'insurrection
des esclaves avait mis la liberté pour tous à l'ordre du jour, mais elle
introduisait un morceau du principe d'égalité en droit dans une société
coloniale qui s'effondrait.
En France, le projet belliciste
du parti de Brissot visait à dévoyer la Révolution dans une guerre de conquête
en Europe qui permettrait de s'enrichir, de trouver des alliés et de détourner
le mouvement populaire et démocratique de ses objectifs économiques et
politiques. Or, le roi et la reine surent utiliser le projet brissotin à leur
profit : déclarer la guerre et laisser les armées austro-prussiennes réprimer
le mouvement démocratique et restaurer le pouvoir royal. La guerre fut déclarée
par l'Assemblée législative le 20 avril 1792 et le roi, chef de l'exécutif,
invita son état-major à la perdre. Ces trahisons provoquèrent la
Révolution du 10 août 1792.
3. La Révolution du 10 août 1792
prépare une nouvelle constitution
Cette Révolution qui s'est
trouvée encadrée par les deux dernières jacqueries, répondit immédiatement au
mouvement paysan, avant même que la Convention ne soit élue, par la législation
agraire des 20-28 août 1792 qui reconnaissait la propriété des biens communaux
aux communes et supprimait, sans rachat bien sûr, l'ensemble des droits
seigneuriaux sur les censives. Les communaux usurpés par droit de triage depuis
1669 étaient restitués aux communes. Cette législation expropriait, on le voit,
la seigneurie d'une importante partie de ses biens.
La Convention fut élue au
suffrage universel. Dans les campagnes et dans les sections populaires des
villes, les femmes participèrent fréquemment au vote, selon d'ailleurs la
tradition villageoise. Le 21 septembre date de sa première réunion, la
Convention votait à l'unanimité l'abolition de la royauté en France.
Le parti brissotin, que l'on
désignait du nom de Gironde depuis sa rupture avec le club des Jacobins, était
devenu le point de ralliement des adversaires de la Révolution du 10 août et de
la démocratie. S'il fit partie du côté gauche sous la Législative, il forma le
côté droit de la Convention. Minoritaire en nombre d'élus, la Gironde obtint la
majorité des suffrages dans les premiers mois de la Convention.
Combattant ouvertement le
mouvement populaire, le gouvernement girondin refusa de mettre en application
la législation agraire des 20-28 août 1792. La poursuite de la guerre du blé
permit d'ouvrir un débat remarquable, de septembre à décembre 1792 à la
Convention, et de préciser les programmes. Mais le 8 décembre 1792, la
Convention votait les propositions girondines qui consistaient à reconduire la
politique de la Constituante en faveur de la liberté illimitée du commerce des
grains et de son moyen d'application qu'était alors la loi martiale.
Ce refus girondin d'entendre le
peuple ne parvint cependant pas à empêcher le mouvement démocratique de prendre
en mains une partie de la politique économique. En effet, la démocratie
communale qui s'inventait en France s'empara, durant l'automne et l'hiver
1792-93, de la politique des subsistances, de la fixation des prix des denrées
de première nécessité, de la fourniture des marchés, de l'aide aux indigents.
Ainsi, le ministère de l'intérieur dirigé par le girondin Roland se vit peu à
peu dépouillé de ses attributions au profit des communes. Soulignons que ce fut
de cette manière que la séparation des pouvoirs se réalisa en France, à cette
époque, et que se construisit, dans la pratique, une véritable démocratie
communale où les citoyens réunis dans leurs assemblées générales de village, ou
de section de commune urbaine, élisaient leur conseil municipal, les
commissaires de police, les juges de paix. Ces mêmes assemblées générales
contrôlaient leurs élus chargés de l'application des lois, mais aussi de la
politique des subsistances comme de l'aide sociale. Précisons qu'il n'y avait
pas ce que nous connaissons sous les termes de centralisation administrative
avec appareils d'Etat séparés de la société.
Le programme d'économie politique
populaire fut défendu par la Montagne. Ce terme de Montagne désignait non un
parti organisé au sens où nous l'entendons aujourd'hui, mais plus précisément
un projet général, un ensemble de principes exposés dans la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen et qui tenaient lieu de boussole pour la
réflexion et l'action. Chaumette, qui fut procureur général syndic de la
Commune de Paris, en donna une définition qui mérite d'être rappelée : la
Montagne, ce rocher des droits de l'homme.
Des partis, il en existait un
grand nombre, comme les clubs, les sociétés populaires, les sociétés de
section. Certains s'affiliaient par correspondance, par affinité, pour
organiser une campagne, lancer une pétition, envoyer une délégation dans une
autre section, une région, à la Convention pour y présenter une réclamation ou
un projet de loi. Ce fut de cette manière qu'une très forte conscience de la
souveraineté du peuple, associée à l'exercice effectif de la citoyenneté comme
participation à l'élaboration des lois, se forma à cette époque. Dans les fêtes
de 1792-94, le peuple souverain était représenté par Hercule, image de la force
et de l'unité bien sûr, mais aussi de ses durs travaux, car la construction de
la liberté civile et politique n'était pas facile : Hercule accomplissait des
exploits en gravissant la Montagne qui conduisait à la liberté, à sa
réciprocité l'égalité, et à la fraternité.
Pour tenter de freiner les
progrès d'Hercule, la Gironde qui voyait bien qu'à l'intérieur la réalité du
pouvoir lui échappait, tenta de s'opposer à la Révolution du 10 août 1792 en
calomniant le peuple et la Montagne. Elle voulut empêcher le procès du roi,
puis sa condamnation, mais échoua. Elle tenta de dévoyer la Révolution en
provoquant la guerre de conquête en Europe. Or, la guerre qu'elle présentait
sous l'aimable figure de la libération des peuples tourna à l'annexion pure et
simple avec le décret du 15 décembre 1792. Mais les peuples annexés n'aimèrent
pas les missionnaires armés et résistèrent à l'occupation. Sur le plan
politique, la guerre de conquête girondine fut un échec cinglant qui divisa les
peuples européens, contribua à les détourner de la révolution et renforça leurs
princes dès lors qu'ils résistèrent aux armées françaises d'occupation. La
tragédie de la République de Mayence, dont l'échec contraignit les partisans à
se réfugier en France, illustre les conséquences désastreuses de cette guerre
de conquête.
La Montagne représentée sur cette
question par Robespierre, Marat, Billaud-Varenne, avait dénoncé, dès ses
premières annonces en 1791, les erreurs et les dangers que comportait une telle
politique. La Montagne s'opposait, au nom du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes, à toute guerre de conquête et cette question fut un point de
rupture avec le parti brissotin-girondin. Robespierre et Grégoire, en
particulier, contribuèrent à renouveler les principes d'un droit des gens
respectueux des droits des peuples, opposé à toute forme de conquête, qu'elle
soit militaire ou commerciale, et jetèrent les fondements d'une cosmopolitique
de la liberté, dans l'espoir de mettre un terme aux politiques conquérantes des
puissances européennes.
En ce qui concerne les colonies
esclavagistes, et en particulier à Saint-Domingue, le gouvernement girondin ne
favorisa pas la Révolution qui s'y développait. Depuis la fin de l'année 1791,
de nombreux colons émigrèrent à Londres et cherchèrent l'appui du ministre
Pitt. Les dirigeants de la contre-révolution coloniale, Malouet, Cougnacq-Myon,
Venault de Charmilly, Montalembert négocièrent l'occupation britannique des
colonies françaises pour y conserver l'esclavage et s'engagèrent à fournir des
officiers et des soldats français à la marine britannique. Au printemps 1793,
la marine britannique se renforçait à la Jamaïque tandis que Montalembert et la
Rochejaquelein préparaient un débarquement à Saint-Domingue.
Ce fut dans ce contexte que le
gouvernement girondin nomma en février 1793 un gouverneur pour Saint-Domingue,
Galbaud, qui atteignit l'île en mai. Galbaud joua la carte des colons
esclavagistes et tenta de destituer les commissaires civils Polverel et
Sonthonax qui préparaient, eux, l'abolition de l'esclavage. La bataille du Cap
allait tourner à l'avantage de Galbaud lorsque l'intervention des esclaves
insurgés changea la donne. Galbaud battu prit la fuite entraînant derrière lui
celle de 10.000 colons : c'était la fin de la domination blanche à
Saint-Domingue.
Polverel et Sonthonax avaient été
sauvés par les esclaves insurgés et entreprirent alors de soutenir de toutes
leurs forces personnelles la Révolution de la liberté générale et de l'égalité
de l'épiderme.
Le 24 août 1793, les habitants de
la région du Cap présentaient une pétition réclamant la liberté générale. Le 29
août, Sonthonax prit l'initiative de généraliser la liberté dans toute l'île et
proclama, pour la première fois à Saint-Domingue, la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen. Puis, il proposa d'organiser l'élection par les nouveaux
citoyens d'une députation de Saint-Domingue qui irait porter la nouvelle à la
Convention et demanderait, avec le maximum de publicité, son soutien à la
Révolution française. L'élection eut lieu au Cap le 23 septembre. Six députés
furent élus selon le principe de l'égalité de l'épiderme : 2 noirs, 2 blancs et
2 métissés. Quelques jours plus tard les députés Belley, Dufaÿ et Mills,
drapeau vivant de l'égalité de l'épiderme, s'embarquaient pour la France, via
les Etats-Unis. Pour le lobby colonial, la députation ne devait pas arriver
vivante à Paris et, de fait, elle mit quatre mois à atteindre la France, subit
des agressions tout au long de sa route, mais parvint à échapper à ses ennemis.
À Saint-Domingue, la marine
britannique avait débarqué, en septembre 1793, en deux points de l'île pour
tenter de faire barrage à la révolution de la liberté générale qui commençait
en Amérique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...