vendredi 24 novembre 2017

Marion Sigaut - La Révolution Française, la France et l'Histoire

                  

On connaît le propos de Tocqueville selon qui "La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue." Et d'ajouter : "Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard".
Bon, chez nous, ce fut assez tôt, notamment pour les raisons mentionnées ici par Marion Sigaut : une dette abyssale qui n'a cessé de se creuser tout au long du siècle, des guerres ruineuses (celle de 7 ans, celle d'Amérique).
Ecoutons les 10 premières de cette conférence, elles décrivent assez justement les derniers soubresauts d'une monarchie agonisante.
La suite n'est pas au niveau : prétendue complicité entre jansénistes et Encyclopédistes, affaire Calas, Necker poursuivant la politique de Turgot...
Un conseil : (re)lisez quelques passages de Tocqueville ici

vendredi 3 novembre 2017

Le supplice de Damiens

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Pour remercier les fidèles, cet extrait de mon Louise d'Epinay, paru ce printemps aux éditions Sutton.
Un passage que j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire !




Son rêve commençait par une clameur, d’abord lointaine, en provenance du quai Pelletier où les pataches et les bateaux-lavoirs s’étaient amassés dès l’aube dans l’attente du convoi. Sur la place de Grève, encore bruyante un instant plus tôt, tout le monde fit silence. Parmi le public massé autour des barrières, quelques hommes jouèrent des coudes pour gagner les premiers rangs et ne rien rater du spectacle. Au-dessus de leurs têtes, accoudés aux fenêtres de l’hôtel de ville, les échevins bénéficiaient d’un point de vue privilégié, tout comme les spectateurs assis aux balcons des maisons qui surplombaient la place. Ils furent les premiers à voir apparaître les soldats de la Garde française, peut-être une dizaine, qui entrèrent sur l’esplanade encouragés par les vociférations de la foule. Sur un ordre de leur supérieur, les hommes rompirent alors les rangs et vinrent se disposer tout le long de l’enceinte, les armes à la main. Lorsque le tombereau apparut à l’angle des bâtiments, encadré par une escouade de suisses, il fut accueilli par une nouvelle acclamation. Tiré par deux chevaux, le chariot pénétra lentement sur la place, et chacun put enfin découvrir les traits du futur supplicié. Vêtu d’une veste sombre, d’une chemise couleur de soufre et d’une culotte, Robert-François Damiens était agenouillé à l’arrière du tombereau, tête basse, une main posée sur un montant et dans l’autre une torche ardente qu’il tenait aussi droite que possible, malgré son état de faiblesse. Comme les cris et les invectives redoublaient, il releva les yeux et affronta le public du regard. L’homme avait le visage long, le teint basané, la barbe et le regard noirs. Plus tard, parmi ceux qui racontèrent son exécution, certains jurèrent qu’il avait souri, qu’il les avait toisés avec hauteur et d’un air provocant. De l’endroit où il se tenait, à l’extrémité sud de la place, l’abbé Martin ne voyait rien de tout cela. Il demeurait immobile, les bras croisés sur la poitrine, pendant que du bout des doigts il serrait nerveusement le crucifix glissé sous sa chape. Autour de lui, massés contre la rambarde, les spectateurs essayaient tant bien que mal de se dégager une vue sur l’échafaud, situé à une trentaine de pas de là. Deux soldats venaient d’extraire le condamné du tombereau. Comme ses jambes ne le portaient plus, il fut soulevé, enveloppé dans une couverture, jusqu’aux premières marches de l’hôtel de ville, avant d’être jeté à terre sans ménagement. Les portes s’ouvrirent, et lorsque l’archevêque apparut sur le seuil et qu’il se pencha sur le condamné afin de recueillir sa demande de réparation, tout le monde tendit l’oreille dans l’espoir d’entendre les derniers mots du régicide. Pendant les dix minutes que dura l’entrevue, même les vendeurs de boissons firent silence, jusqu’à ce que le prélat se relève enfin et fasse signe aux exécuteurs d’emmener leur prisonnier. Légèrement surélevé, l’échafaud mesurait environ huit pieds de long sur quatre de large. Pour l’occasion, le bourreau de Paris était secondé par une dizaine d’officiers venus des villes voisines, et par deux confesseurs, tout de noir vêtus, qui se pressèrent aussitôt autour du condamné pour l’enjoindre de baiser le crucifix. L’homme laissa tomber la tête vers l’avant et l’abbé Martin entendit à quelques pas de lui une voix féminine qui s’écriait :

« Le monstre ! Il a craché sur la croix ! »



Cela provoqua un mouvement de foule auquel les gardes répondirent en se resserrant, les armes levées, le long des solives qui barraient l’accès à la place. Dans le tumulte qui s’ensuivit, personne ne prêta attention à la lecture de l’arrêt de justice. On n’avait plus d’yeux que pour les bourreaux qui retiraient leurs fourneaux du foyer et les rapprochaient précautionneusement de l’échafaud, où Damiens venait d’être sanglé, couché sur la table de supplice, à l’aide de cercles de fer qui le maintenaient par les épaules et jusqu’à la ceinture. Quand il fut allongé, les deux confesseurs vinrent s’agenouiller à ses côtés, le crucifix brandi devant eux, pour l’exhorter dans ses derniers instants.

« Dieu tout-puissant, faites grâce à ce malheureux pour la rémission de ses péchés… »

Les quelques mots murmurés par l’abbé se perdirent dans le tumulte de cris et d’injures qui déferlait sur la place. Le clerc lança un regard désespéré vers le balcon central de l’hôtel de ville, où l’archevêque s’était avancé pour donner le signal aux bourreaux.

Déjà, l’un d’eux s’était détaché du groupe, tenant au-dessus de sa tête l’arme du crime, un petit canif dont Damiens s’était servi pour perpétrer son forfait. Il s’approcha lentement du prisonnier, se pencha sur son corps, et après avoir donné l’ordre de le maintenir, il poignarda d’un mouvement sec la main qui avait attenté à la vie du roi. La lame traversa les os et vint se ficher jusqu’à la garde dans le support en bois. L’un des exécuteurs lâcha alors le bras du condamné et versa sur le membre une solution soufrée à laquelle son acolyte mit aussitôt le feu à l’aide d’une torche. Sous l’effet de la brûlure, Damiens se cabra violemment, tirant en vain sur les ceintures métalliques qui l’entravaient. Une odeur de chair grillée envahit instantanément la place, soulevant le cœur de certains spectateurs pendant que d’autres rendaient leur dîner sous eux. Aux fenêtres et aux balcons des maisons, on vit quelques dames porter leur mouchoir devant leur nez, ce qui suscita l’hilarité générale.

« Les garces ont payé près de dix livres pour ne rien rater du spectacle, gueula quelqu’un, et voilà qu’elles se trouvent mal !

- Ne crains rien, beugla un autre, elles vont tout de même en mouiller leurs dessous ! »

Le bon mot provoqua de nouveaux rires, bientôt interrompus par la vue des bourreaux qui s’avançaient vers le supplicié en exhibant au-dessus de leur tête des tenailles dentelées et rougies au feu.

« Cette fois, il va brailler ! » se réjouit une jeune femme en battant des mains.

Un exécuteur avait empoigné Damiens pour lui déchirer sa chemise. Lorsque ses adjoints appliquèrent leurs pinces sur la chair de son ventre, l’homme se raidit et poussa un long cri de douleur. D’un mouvement tournant, les deux tortionnaires lui arrachèrent un large lambeau de peau, et à l’aide d’une louche, un troisième versa sur les blessures une coulée de plomb fondu, puis un filet d’huile bouillante. Le condamné se souleva à nouveau, sans un murmure cette fois, mais il se tourna vers ses confesseurs comme pour les implorer de mettre fin à ses tourments. Les deux hommes se courbèrent pour mieux l’entendre, et il se passa un long temps avant qu’ils se relèvent et ordonnent aux préposés de poursuivre leur œuvre.

« Mon Dieu, comment pouvez-vous tolérer une telle horreur ? » protesta l’abbé d’une voix faible, pendant qu’autour de lui les gueulements redoublaient.

Les officiers s’attaquèrent ensuite aux mamelons, qu’ils arrachèrent encore grésillants avant de les présenter triomphalement au public.

Damiens hurla quelques mots, rendus inintelligibles par l’hystérie qui avait gagné la foule. Certains braillaient à tue-tête, invectivant le malheureux, pendant que d’autres encourageaient les bourreaux à se montrer plus cruels encore. Tout près de lui, Martin vit même une jeune femme, une lavandière sans doute, se tourner vers son compagnon pour l’embrasser à pleine bouche. Le clerc sentait ses jambes se dérober sous lui. Incapable d’émettre la moindre plainte, il n’avait plus d’yeux que pour cet archevêque, son supérieur, qui demeurait impassible, une main posée sur la rampe du balcon, toujours attentif à l’horreur qui se déroulait sous son regard complice.

« Soyez maudit ! » fulmina l’abbé en serrant les poings.

Sa protestation fut interrompue par un énergumène qui le bouscula pour se frayer un passage jusqu’aux premiers rangs, où il héla un soldat de la garde.

« Laissez passer, dit ce dernier en ricanant, monsieur est un amateur ! »

Sa plaisanterie provoqua quelques moqueries, mais comme l’homme était en grande tenue et qu’il portait l’épée au côté, on le laissa s’avancer jusqu’à la barrière, au plus près de l’échafaud. Martin le vit sortir un cornet de sa veste et le porter à son oreille afin d’entendre plus distinctement les plaintes du supplicié.

Je connais cet homme, songea l’abbé qui le voyait de trois quarts, sans parvenir à se souvenir où il l’avait rencontré par le passé. Peut-être à Groslay dans sa paroisse ? Ou encore chez monsieur d’Épinay, à La Chevrette1 ?

Une nouvelle clameur ramena le clerc à lui-même. Les suisses venaient de faire entrer quatre chevaux sur la place, accueillis par les bourreaux qui tirèrent les animaux par le harnais et les alignèrent par paires à l’extrémité de l’échafaud, tournés en direction de la Seine. Damiens, qui ne comprenait pas ce qui se passait dans son dos, essaya tant bien que mal de se contorsionner pour tourner la tête. L’un des exécuteurs lui passa alors une grosse corde autour de chaque jambe, la serra dans un nœud coulant sur la hanche, puis l’appliqua le long des cuisses jusqu’aux pieds, pendant qu’un de ses adjoints enserrait soigneusement ses membres avec de fines cordelettes. Lorsque l’opération fut achevée, les deux hommes tirèrent les cordes vers l’arrière et vinrent les fixer, chacun de leur côté, au pommeau d’une selle. Le condamné se trouva bientôt jambes par-dessus tête, les pieds à l’oblique, et retenu à la taille par l’épais cercle de fer qui le maintenait plaqué contre l’échafaud. Les spectateurs retenaient leur souffle, frémissants d’impatience et impressionnés par le savoir-faire des tortionnaires. Ces derniers répétèrent la même manœuvre, très lentement, garrottant les deux bras de Damiens avant de tendre les liens jusqu’aux chevaux. Il y eut un long moment de flottement durant lequel les confesseurs adressèrent quelques admonestations au prisonnier, mais cette fois-ci, malgré ses souffrances, le pauvre diable refusa de leur répondre.

La première secousse lui arracha un nouveau hurlement.

Dans l’assistance, on eut l’impression que ses membres s’allongeaient vers l’arrière, qu’ils s’étiraient à n’en plus finir, jusqu’à ce que l’exécuteur relâche enfin la bride des chevaux et détende les cordes. En qualité de maître d’œuvre, le bourreau de Paris se tenait à côté de l’échafaud, une montre à la main. Il compta une trentaine de secondes et donna le signal de la deuxième secousse. Les premiers rangs du public jurèrent par la suite qu’ils avaient entendu un craquement, sans doute provoqué par le déboîtement des membres inférieurs. Lorsque la pression se relâcha, la vue des jambes reposant inertes et dans un angle improbable sur les planches de l’échafaud provoqua un murmure horrifié parmi les spectateurs les plus proches. À côté de lui, l’abbé vit la petite lavandière porter les mains devant ses yeux et se mordre les lèvres d’effroi. D’autres exultaient au contraire, d’autant que le supplicié demeurait conscient et que la douleur lui arrachait d’interminables râles entrecoupés de jurements.

Bien qu’on eût pris soin de dépaver l’enceinte, les fers des chevaux avaient glissé dans le sable, et malgré les efforts du bourreau, les secousses suivantes demeurèrent infructueuses. L’homme agonisait mais ses membres tenaient bon. On amena alors deux nouvelles bêtes, qu’on joignit aux autres, et pendant qu’on fixait de nouveaux liens, le maître d’œuvre s’approcha du condamné, et à l’aide d’un poignard tranchant, il coupa d’un mouvement preste les nerfs qui retenaient ses jambes et ses bras.

À l’absence de plainte, chacun devina que le martyre arrivait à son terme.

Cette fois, les six bêtes furent lancées au trot, arrachant sans même ralentir les deux bras et l’une des jambes. Damiens ouvrit une dernière fois la bouche, le buste tendu vers le ciel, puis il retomba sans vie contre la table, ce qui déchaîna un tonnerre d’applaudissements. Le bourreau détacha alors les trois membres avant de les jeter sur l’échafaud. Un autre défit le corps du défunt et dans un mouvement circulaire, il présenta son buste sanguinolent à la foule qui salua son geste avec frénésie. Ce qui restait du régicide fut jeté au feu. Sous l’effet du soufre mêlé à l’huile, la chair s’embrasa comme une torche, soulevant une fumée noire et malodorante qui fit reculer les exécuteurs.

Encadrée par les soldats du guet, la foule commençait déjà à se disperser. Dix-sept heures venaient de sonner à l’horloge du campanile. Pour les habitants des quartiers aisés, c’était l’heure de se rendre à l’Opéra ou dans leurs cercles, où ils devaient être attendus avec impatience. Les autres, ceux des faubourgs populaires, pourraient toujours descendre jusqu’aux cafés du Palais-Royal pour y boire quelques pintes de bière et échanger leurs impressions. Au passage, certains s’inclinèrent devant l’archevêque qui, appuyé au balcon, leur répondit d’un imperceptible mouvement de tête.

La communion dans l’horreur, songea tristement l’abbé Martin, à qui les larmes venaient aux yeux en voyant défiler ces hommes et ces femmes, tous repus de haine et de mort maintenant qu’on leur avait accordé leur pitance.

Lorsqu’il tourna à son tour le dos au bûcher, le jeune clerc sentit qu’un feu sans nom avait embrasé ses entrailles et qu’il ne tarderait pas à l’emporter corps et âme dans des abîmes de souffrance.






1 L’allusion au cornet nous incite à penser qu’il s’agit de monsieur de La Condamine (qui était malentendant), le seul parmi les intellectuels des Lumières à avoir assisté à l’exécution. Pourtant, à notre connaissance, l’homme n’a jamais fréquenté le cercle de la famille d’Épinay.


mercredi 1 novembre 2017

Florence Gauthier à propos du droit naturel (2)


Entretien avec Florence Gauthier (historienne Paris Diderot)

 (lire la première partie ici)
 


– Pendant la Révolution française, le droit naturel à l’existence est donc réapparu, mais comment est-il devenu le critère de la régulation du droit de propriété et d’une forme d’économie politique qualifiée de populaire ?
Florence Gauthier – Un des premiers actes de la Révolution fut de voter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789, une déclaration des droits naturels comme fondements de la société politique ! Voyons de plus près. L’article 1er reprend la formulation médiévale de la liberté contre l’esclavage : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Or, on vient de le voir, le capitalisme impérialiste avait imposé l’inverse en imposant, dans son empire, la conquête et l’esclavage, avec leurs formes spécifiques de misère. En 1789, on décidait de repartir dans la bonne direction : une grande espérance renaissait.
Voyons maintenant le droit à l’existence comme régulateur de la répartition du droit de propriété. Je résume très rapidement les grandes phases de la Révolution française. En juillet 1789, le mouvement populaire et en particulier paysan, le plus important alors, est entré sur la scène politique et a rétabli les pratiques démocratiques villageoises y compris dans les villes : et ces pratiques sont devenues celle de la Révolution, avec assemblées générales des citoyens et des citoyennes, selon la tradition populaire médiévale qui n’excluait pas les femmes de la vie politique locale.
Les paysans ont encore proposé aux seigneurs un nouveau contrat social. Il s’agissait cette fois de partager la seigneurie – une part au seigneur, leur part aux paysans – partage accompagné de la suppression des droits juridiques du seigneur, qui lui-même devenait un simple citoyen.

Mais la seigneurie commença par refuser dès 1789 et provoqua la guerre civile, qui rythma la Révolution, jusqu’en été 1793. De 1789 à 1792, la réaction seigneuriale soutint le régime de monarchie constitutionnelle et d’aristocratie des riches –tel était son nom-, qui fut renversée par la Révolution du 10 août 1792. 
Une République démocratique à suffrage universel fut alors établie, avec une nouvelle assemblée constituante, la Convention, et le mouvement populaire, rural et urbain, réclama le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, par ses actes comme par ses pétitions et décisions exprimées dans les assemblées communales.
Mais, de septembre 1792 à juin 1793, la Convention fut dirigée par le parti de la Gironde qui refusait une constitution démocratique et la réforme agraire. Et, pour les éviter toutes deux, la Gironde se lança dans une politique de guerre de conquête des peuples voisins. Elle échoua : les peuples voisins n’aimèrent pas la conquête et, à l’intérieur, elle provoqua une nouvelle révolution, celle des 31 mai-2 juin 1793.

C’est ainsi que la Montagne fut portée au pouvoir et commença par voter une Constitution et à répondre au mouvement populaire en réalisant la réforme agraire et la politique du maximum afin de développer la production d’une part et de l’autre, rééquilibrer prix, salaires et profits, par la législation depuis juin 1793 jusqu’au renversement de la Convention montagnarde, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794.
La Constitution de 1793 proclamait l’existence de droits sociaux et la nécessité de les défendre.

Robespierre, en particulier, a théorisé cette politique sociale, réclamée par le mouvement populaire, dans différentes interventions dont son Discours sur les subsistances de 1792 et son Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1793. C’est là que nous allons faire connaissance avec le droit à l’existence comme régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété des biens matériels.
Robespierre s’inspire de la riche tradition du droit naturel de Gratien à Mably et critique la politique de hausse des prix des denrées de 1ère nécessité, menée par l’Assemblée depuis 1789. La politique de liberté illimitée du commerce des grains décidée avec l’aristocratie des riches puis prolongée par la Gironde, soit de 1789 à juin 1793, visait à hausser les prix des subsistances, dont le pain. La hausse des prix provoquait des disettes factices, car les pauvres qui n’avaient pas d’argent pour acheter le pain dont ils avaient besoin, voyaient les marchés garnis de grains, mais ne pouvaient y atteindre ! Cette politique faisait de l’achat des subsistances une propriété privée exclusive des marchands de grains. Robespierre propose une autre politique économique, fondée sur le droit à l’existence :
« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes » 
On retrouve dans ce texte tout ce que je viens de rappeler sur le droit naturel et le droit de propriété distribué aux personnes privées sous condition.
Le premier des droits naturels est ici celui de se nourrir : droit à l’existence et aux moyens de la conserver. Robespierre en fait le critère de régulation des lois. Il commence par le droit de propriété qu’il soumet à cette condition du droit de se nourrir : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conservation est une propriété commune à la société entière » 
Robespierre précise les conditions de l’exercice de ce droit de propriété sur les denrées de première nécessité. L’achat de grains par les marchands et détaillants privés devra se faire sous condition de nourrir la population à un prix accessible en fonction de ses ressources. Pourquoi ? Parce que le droit de propriété privée devra se répartir en fonction des services que celle-ci doit rendre à la société.
Le sacré dans cette société politique, ce sont les droits naturels de l’homme que Robespierre hiérarchise : le droit à l’existence est le premier de ces droits, mais non le seul, parce qu’il est d’absolue nécessité. Il devient alors le régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété privée. Robespierre a énoncé le principe éthique sur lequel doit reposer la distribution politique des propriétés privées.
A l’écoute du mouvement populaire qui s’exprime dans la période de façon parfaitement audible et précise, Robespierre a participé activement à la mise en place de celle nouvelle politique économique d’une République démocratique et sociale, dont l’objectif est d’assurer le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, ce qu’il appela « l’économie politique populaire », par opposition à « l’économie politique tyrannique » ou « despotique ». Ces concepts sont remarquables et d’une troublante actualité…
Robespierre
Dans son Projet de Déclaration des droits, présenté à la Convention en avril 1793, Robespierre précise les principes de morale qui conditionnent la répartition de la propriété privée, les voici :
« La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. »
La propriété des biens matériels relève de la décision politique collective, la loi, qui la conçoit comme un service à la société.
« Le droit de propriété est borné comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. »
La réciprocité du droit caractérise la notion de droit naturel : à chacun sa part des biens communs.
« Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. »
Les conditions éthiques de l’exercice du droit de propriété interdisent de faire n’importe quoi : ici les devoirs de l’exercice de ce droit consistent dans le respect de la réciprocité de la liberté, de l’existence et de la propriété des autres. La propriété de la personne s’appréhende sous ses deux aspects : sont visés, sur le plan personnel, toute forme d’esclavage ou d’aliénation de la personne et sur le plan matériel, le fait d’affamer les gens ou de mettre leur vie en danger.
Enfin, « Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral » 
La violation de ces conditions est grave puisqu’il s’agit de crimes contre les droits naturels de l’humanité.
« La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles »
On comprend ce que Robespierre entend lorsqu’il insiste sur le double caractère de la propriété privée légale : elle est à la fois privée et commune à la société. Par exemple, stocker des denrées de première nécessité pour faire hausser les prix relève de l’intérêt particulier du propriétaire des denrées et viole le droit aux subsistances des pauvres qui ne peuvent acheter leur nourriture et sont condamnés à la famine, ce qui lèse l’intérêt de la société. C’est alors un devoir du gouvernement de rétablir, par la loi, le double caractère de la propriété privée, à condition qu’elle reste un service à la société, ce qui lui donne ce double objectif de concevoir l’harmonisation entre « l’intérêt privé » et « l’intérêt commun ».
Que le droit de propriété privée résulte d’une décision politique des sociétés humaines, le monde entier le sait, aujourd’hui comme hier, et chaque choix politique imprime son éthique ou morale à la question, cela peut être celle du droit naturel selon Gratien, ou encore celle qui nous domine actuellement et qui redistribue la propriété sous la condition de privilégier les intérêts particuliers des banques et des multinationales, au détriment de l’intérêt général devenu aujourd’hui celui de l’humanité et de la nature.
La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles et le constat de Mably est, à nouveau, d’une inquiétante actualité :
« Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? ».