Entretien avec Florence Gauthier (historienne Paris Diderot)
(lire la première partie ici)
– Pendant
la Révolution française, le droit naturel à l’existence est donc réapparu, mais
comment est-il devenu le critère de la régulation du droit de propriété et
d’une forme d’économie politique qualifiée de populaire ?
Florence Gauthier
– Un des premiers
actes de la Révolution fut de voter la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen le 26 août 1789, une déclaration des droits naturels comme fondements
de la société politique ! Voyons de plus près. L’article 1er reprend
la formulation médiévale de la liberté contre l’esclavage : « Les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Or, on
vient de le voir, le capitalisme impérialiste avait imposé l’inverse en
imposant, dans son empire, la conquête et l’esclavage, avec leurs formes
spécifiques de misère. En 1789, on décidait de repartir dans la bonne
direction : une grande espérance renaissait.
Voyons maintenant le droit à l’existence comme régulateur
de la répartition du droit de propriété. Je résume très rapidement les grandes
phases de la Révolution française. En juillet 1789, le mouvement populaire
et en particulier paysan, le plus important alors, est entré sur la scène
politique et a rétabli les pratiques démocratiques villageoises y compris dans
les villes : et ces pratiques sont devenues celle de la Révolution, avec
assemblées générales des citoyens et des citoyennes, selon la tradition
populaire médiévale qui n’excluait pas les femmes de la vie politique locale.
Les paysans ont encore proposé aux seigneurs un nouveau contrat social. Il
s’agissait cette fois de partager la seigneurie – une part au seigneur, leur
part aux paysans – partage accompagné de la suppression des droits juridiques
du seigneur, qui lui-même devenait un simple citoyen.
Mais la seigneurie commença par
refuser dès 1789 et provoqua la guerre civile, qui rythma la Révolution,
jusqu’en été 1793. De 1789 à 1792, la réaction seigneuriale soutint le régime
de monarchie constitutionnelle et d’aristocratie des riches –tel était son nom-,
qui fut renversée par la Révolution du 10 août 1792.
Une République démocratique à
suffrage universel fut alors établie, avec une nouvelle assemblée constituante,
la Convention, et le mouvement populaire, rural et urbain, réclama le droit à
l’existence et aux moyens de la conserver, par ses actes comme par ses
pétitions et décisions exprimées dans les assemblées communales.
Mais, de septembre 1792 à juin 1793, la Convention fut dirigée par le parti
de la Gironde qui refusait une constitution démocratique et la réforme agraire.
Et, pour les éviter toutes deux, la Gironde se lança dans une politique de
guerre de conquête des peuples voisins. Elle échoua : les peuples voisins
n’aimèrent pas la conquête et, à l’intérieur, elle provoqua une nouvelle
révolution, celle des 31 mai-2 juin 1793.
C’est ainsi que la Montagne fut portée
au pouvoir et commença par voter une Constitution et à répondre au mouvement
populaire en réalisant la réforme agraire et la politique du maximum afin de développer la production
d’une part et de l’autre, rééquilibrer prix, salaires et profits, par la
législation depuis juin 1793 jusqu’au renversement de la Convention
montagnarde, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794.
La Constitution de 1793 proclamait l’existence de droits sociaux et la
nécessité de les défendre.
Robespierre, en particulier, a théorisé cette politique sociale, réclamée
par le mouvement populaire, dans différentes interventions dont son Discours sur les subsistances de 1792 et
son Projet de déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, de 1793. C’est là que nous allons faire connaissance
avec le droit à l’existence comme régulateur de la répartition et de l’exercice
du droit de propriété des biens matériels.
Robespierre s’inspire de la riche
tradition du droit naturel de Gratien à Mably et critique la politique de
hausse des prix des denrées de 1ère nécessité, menée par l’Assemblée
depuis 1789. La politique de liberté illimitée du commerce des grains décidée avec
l’aristocratie des riches puis prolongée par la Gironde, soit de 1789 à juin
1793, visait à hausser les prix des subsistances, dont le pain. La hausse des
prix provoquait des disettes factices,
car les pauvres qui n’avaient pas d’argent pour acheter le pain dont ils
avaient besoin, voyaient les marchés garnis de grains, mais ne pouvaient y
atteindre ! Cette politique faisait de l’achat des subsistances une
propriété privée exclusive des marchands de grains. Robespierre propose une
autre politique économique, fondée sur le droit à l’existence :
« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir
les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces
droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui
garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes
les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée
ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des
propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition
avec la subsistance des hommes »
On retrouve dans ce texte tout ce que je viens de rappeler sur le droit
naturel et le droit de propriété distribué aux personnes privées sous condition.
Le premier des droits naturels est ici celui de se nourrir : droit à
l’existence et aux moyens de la conserver. Robespierre en fait le critère de
régulation des lois. Il commence par le droit de propriété qu’il soumet à cette
condition du droit de se nourrir : « Les aliments nécessaires à
l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable
pour la conservation est une propriété commune à la société entière »
Robespierre précise les conditions de
l’exercice de ce droit de propriété sur les denrées de première nécessité.
L’achat de grains par les marchands et détaillants privés devra se faire sous
condition de nourrir la population à un prix accessible en fonction de ses
ressources. Pourquoi ? Parce que le droit de propriété privée devra se
répartir en fonction des services que celle-ci doit rendre à la société.
Le sacré dans cette société
politique, ce sont les droits naturels de l’homme que Robespierre
hiérarchise : le droit à l’existence est le premier de ces droits, mais
non le seul, parce qu’il est d’absolue nécessité. Il devient alors le
régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété privée.
Robespierre a énoncé le principe éthique sur lequel doit reposer la
distribution politique des propriétés privées.
A l’écoute du mouvement populaire qui s’exprime dans la période de façon
parfaitement audible et précise, Robespierre a participé activement à la mise
en place de celle nouvelle politique économique d’une République démocratique
et sociale, dont l’objectif est d’assurer le droit à l’existence et aux moyens
de la conserver, ce qu’il appela « l’économie politique populaire »,
par opposition à « l’économie politique tyrannique » ou
« despotique ». Ces concepts sont remarquables et d’une troublante
actualité…
Robespierre |
Dans son Projet de Déclaration des
droits, présenté à la Convention en avril 1793, Robespierre précise les
principes de morale qui conditionnent la répartition de la propriété privée,
les voici :
« La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de
disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. »
La propriété des biens matériels
relève de la décision politique collective, la loi, qui la conçoit comme un
service à la société.
« Le droit de propriété est borné comme tous les autres, par
l’obligation de respecter les droits d’autrui. »
La réciprocité du droit caractérise la
notion de droit naturel : à chacun sa part des biens communs.
« Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à
l’existence, ni à la propriété de nos semblables. »
Les conditions éthiques de l’exercice
du droit de propriété interdisent de faire n’importe quoi : ici les
devoirs de l’exercice de ce droit consistent dans le respect de la réciprocité
de la liberté, de l’existence et de la propriété des autres. La propriété de la
personne s’appréhende sous ses deux aspects : sont visés, sur le plan
personnel, toute forme d’esclavage ou d’aliénation de la personne et sur le
plan matériel, le fait d’affamer les gens ou de mettre leur vie en danger.
Enfin, « Toute possession,
tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral »
La violation de ces conditions est grave puisqu’il s’agit
de crimes contre les droits naturels de l’humanité.
« La question est bien de
déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore,
c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les
gens y sont sensibles »
On comprend ce que Robespierre entend lorsqu’il insiste sur le double
caractère de la propriété privée légale : elle est à la fois privée et
commune à la société. Par exemple, stocker des denrées de première nécessité
pour faire hausser les prix relève de l’intérêt particulier du propriétaire des
denrées et viole le droit aux subsistances des pauvres qui ne peuvent acheter
leur nourriture et sont condamnés à la famine, ce qui lèse l’intérêt de la
société. C’est alors un devoir du gouvernement de rétablir, par la loi, le
double caractère de la propriété privée, à condition qu’elle reste un service à
la société, ce qui lui donne ce double objectif de concevoir l’harmonisation
entre « l’intérêt privé » et « l’intérêt commun ».
Que le droit de propriété privée résulte d’une décision politique des
sociétés humaines, le monde entier le sait, aujourd’hui comme hier, et chaque
choix politique imprime son éthique ou morale à la question, cela peut être
celle du droit naturel selon Gratien, ou encore celle qui nous domine
actuellement et qui redistribue la propriété sous la condition de privilégier
les intérêts particuliers des banques et des multinationales, au détriment de
l’intérêt général devenu aujourd’hui celui de l’humanité et de la nature.
La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat
qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont
sensibles et le constat de Mably est, à nouveau, d’une inquiétante
actualité :
« Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui
l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et
des Romains ? ».
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