mardi 14 juillet 2015

Voltaire contre l'abbé Desfontaines (2)


Les premiers déboires rencontrés par l'abbé Desfontaines ne vont pas l'empêcher de récidiver. 
Desfontaines
Arrêté une nouvelle fois fin avril 1725 (voir ci-dessous) pour des crimes de sodomie sur des petits savoyards, l'ecclésiastique a l'affront de se plaindre de cette détention auprès du lieutenant de police d'Ombreval :

Il y a six mois et plus que vous me fîtes arrêter, et que vous m’élargîtes le même jour. Vous savez que je vous promis alors, en homme d’honneur, de ne donner jamais lieu à aucun nouveau soupçon, et vous me promîtes de n’avoir plus d’égard aux soupçons passés. M. l’abbé Bignon vous a promis pour moi la même chose, et vous lui avez dit que l’on ne m’inquiéterait plus, si je ne donnais lieu dorénavant à de nouveaux soupçons. « Je vous jure que j’ai été parfaitement sur mes gardes depuis six mois, et que je n’ai pas permis à aucun jeune homme d’approcher de chez moi. » (...) Ayez la bonté de vous souvenir que je suis un homme en place, connu à Paris, et dans toute l’Europe, par mon journal et mes autres écrits. Quel scandale affreux, si l’on sait dans le monde l’état honteux où je suis; étant très régulier depuis longtemps, je ne m’y attendais pas. Tout le monde vous parlera de moi, comme d’un homme de bien et de moeurs. Mon malheur est de n’être pas assez connu de vous, je suis persuadé que je ne serais pas déshonoré, comme je suis. Je vous supplie de m’élargir sitôt que vous serez arrivé, il n’y a point encore de mal, si cela ne dure point, mais si je reste ici longtemps, la religion et les lettres sont absolument déshonorées. 
P. S. — Faites, s’il vous plaît, réflexion que je suis un homme de condition, parent de M. de Novion et allié de M. l’abbé Bignon.
Craignant le bûcher, Desfontaines écrit une nouvelle supplique en date du 8 mai :
(...)Vous vouliez me faire exiler il y a 6 mois, exilez-moi maintenant, vous me sauverez la vie.
C’est un exil, seigneur, que mes pleurs vous demandent.
Je vous en aurai une obligation éternelle; si je reste encore quelque temps ici, je mourrai ou je deviendrai fou; la nourriture, la captivité, l’oisiveté, la solitude attaqueront tout ensemble mon corps et mon esprit. Je me recommande à votre miséricorde, et j’attends tout de votre compassion; si vous daigniez me faire l’honneur de me parler, ce serait pour moi une grande consolation; je dois être tel à vos yeux que j’étais il y a 6 mois, quand vous me parlâtes avec tant de bonté; je n’ai pas fait la moindre faute depuis (...)
Diot et Lenoir, deux homosexuels brûlés en place de Grêve

Dans le même temps, il envoie une autre missive à Voltaire et le prie de venir à son secours. Ce dernier, qui ne connaît l'abbé que depuis peu, n'hésite pourtant pas à voler à son secours. Il se transporte à Fontainebleau, où se trouve la Cour, et se jette aux pieds de Monsieur de Fréjus, futur premier ministre et ancien précepteur du jeune Louis XV. 
Le biographe Desnoiresterres nous explique l'importance que revêt l'intervention :
--> Il n’y avait pas matière à raillerie. Ces monstruosités n’étaient que trop à la mode et un exemple allait devenir indispensable. On commençait à instruire l’affaire et il était plus qu’urgent d’arrêter la procédure. Si Desfontaines avait des amis, il fallait qu’ils fussent ou peu empressés ou peu influents, puisque ce fut un ami de quinze jours, Voltaire, auquel il avait été présenté par Thiériot, qui prit l’initiative des démarches. Il y avait déjà quelque mérite à s’entremettre en semblable occurrence; et la vivacité, le zèle que témoigna le poète ne pouvaient que décupler la somme de reconnaissance dont l’abbé Desfontaines devenait le débiteur ...
Etrange Voltaire qu'on a si souvent connu cruel et implacable, et qui, en la circonstance, vient en aide à un quasi inconnu pour lui sauver la mise...
En effet, fin mai, le lieutenant de police exauce le souhait du détenu et ordonne de "... prendre un ordre de liberté et de relégation à 30 lieues de Paris."
(à suivre)

Voltaire l'imposteur, par Marion Sigaut (questions du public)

         

Au cours de cet échange avec son public, l'historienne Marion Sigaut évoque la figure de Voltaire, mais également les affaires Calas et la Barre (inutile d'y revenir, nous en avons déjà longuement parlé ici et ici).
Dans cet étrange entre-soi d'initiés, les enseignants sont bien évidemment considérés comme des "militants politiques" cachant (ou ignorant) la vérité, et on multiplie les allusions au malveillant "système" (responsable de tous les maux de la terre...) ainsi qu'au "pacte" signé par Faust-Voltaire avec Satan...
N'en jetez plus, la cour est pleine ! 
Marion Sigaut n'hésite pas à regarder Voltaire de haut

lundi 13 juillet 2015

Voltaire contre l'abbé Desfontaines (1)

Ancien élève des Jésuites, l'abbé Desfontaines resta quelque temps professeur de son ordre (à Rennes puis à Bourges) avant d'obtenir une cure en Normandie. Sans doute ennuyé par son ministère, il lui prit soudain l'idée de se lancer dans la carrière des lettres. 
l'abbé Desfontaines (1685-1725)
Dès sa première ode, intitulée Sur le mauvais usage qu'on fait de sa vie, on fut convaincu de la médiocrité du poète (voir ci-dessous). 

Cela ne l'empêcha pas de persévérer quelque temps, en mettant en vers quelques psaumes, avant de renoncer définitivement à la versification. Ce cuisant échec lui fit concevoir une haine sans égale pour cet art qui se refusait à lui, et plus encore pour tous les poètes qui y faisaient valoir leurs talents. "Auprès des vers latins, les vers français ne sont à mon gré, oserai-je le dire, que des colifichets barbares" osera-t-il écrire quelques années plus tard.
Alors qu'il se tournait vers la carrière de critique littéraire, l'abbé Bignon lui confia en 1724 la direction du Journal des Savants



C'est en août 1724 qu'il se distingue la première fois comme en témoigne cette lettre de dénonciation de l'abbé Théru, professeur du collège Mazarin, au lieutenant général de police d'Ombreval :

L’abbé Duval des Fontaines, attire chez lui des jeunes gens pour les corrompre, et il en fait souvent coucher avec lui. Si on veut s’informer exactement de sa conduite, on trouvera qu’il n’a point ou peu de religion, qu’il fait gras sans nécessité les jours maigres, et qu’il est en commerce avec de petits et jeunes libertins, avec lesquels il fait des parties de débauche. Il loge rue de l’Arbre-Sec, à Notre-Dame-de-Lorette, au 2ème étage, sur le devant, en chambre garnie. Il mange tantôt à l’hôtel d’Uzès, rue Jean-Tison, tantôt à l’hôtel du Saint-Esprit, rue Saint-Germain; mais on peut le regarder comme une peste publique, et il sera bon de le faire servir d’exemple, quand on aura vérifié ces faits, et le sieur Haymier le fera très aisément, 
Apostille de M. d’Ombreval. — Je prie M. Haymier de s’en informer avec soin et de m’en rendre compte. 
Apostille de M. d’Haymier. — Je me suis informé de la conduite de l’abbé Duval; je n’ai rien pu découvrir à l’égard de ce sodomite; mais j’ai appris qu’il vivait assez dérangé, ayant une femme sur son compte, chez laquelle il demeure.

Un mois plus tard, le 6 septembre, un inspecteur de police fait ce nouveau rapport à d'Ombreval :

Comme quelques personnes ont donné déjà des mémoires contre cet abbé, au sujet de l’infamie, Haymier a donné ses soins pour s’informer plus particulièrement de sa conduite, et dans la recherche qu’il en a faite, il a trouvé un jeune homme, âgé de dix sept ans, qui le connaît parfaitement, et qu’il a voulu débaucher dès l’âge de douze ans, étant au collège des Grassins.....
Ce jeune homme a déclaré à Haymier qu’il avait rencontré l’abbé dans les rues il y a quelques mois, qu’il l’avait reconnu et lui avait donné son adresse comme ci-dessus, le priant fort de l’aller voir dans sa chambre, sans lui dire autre chose.
Haymier ayant jugé à propos d’envoyer ce matin ce jeune homme chez l’abbé, pour s’éclaircir au juste de tout ce qu’on disait, avec les instructions nécessaires pour ne pas souffrir d’infamie de la part de l’abbé, il y a été et l’a trouvé indisposé, sans être cependant au lit.
Après les compliments ordinaires, cet abbé est tombé sur les discours infâmes, lui demandant comment allaient les plaisirs, lui disant que pour lui, il s’était diverti depuis si longtemps qu’il en était très affaibli et ruiné..... qu’il lui donnerait une demi-pistole.
Dans ce moment, l’abbé a tiré de sa bibliothèque des livres de figures en taille-douce, pleins d’abominations sodomiques et de postures affreuses, qu’il a montrées et fait remarquer l’une après l’autre au jeune homme, paraissant en faire grand cas.
Il a encore déclaré au jeune homme qu’il n’aimait point à se réjouir dans les jardins royaux, parce qu’il en savait les conséquences; que, cependant, se trouvant aux Tuileries l’année passée, il y avait rencontré un jeune particulier,.... cette même année il s’était bien diverti avec un jeune clerc de Dionis, notaire, beau, blond et bien gras, qu’ils faisaient souvent ensemble des parties de plaisir avec quelques autres jeunes gens de sa connaissance, et qu’il donnait souvent de l’argent audit clerc de notaire; mais qu’il l’avait quitté, parce qu’il lui a paru aimer les femmes plus que lui; que cette année présente était bien différente, qu’il ne se trouvait plus de la même vigueur.
Après cette longue conversation de vilenies et d’abominations, l’abbé a emmené le jeune homme dîner avec lui en son auberge, et se sont ensuite séparés, recommandant au jeune homme de ne pas manquer d’y retourner demain avec quelqu’un de ses amis.....
Apostille de M. d’Ombreval.L’arrêter à cause de ses livres et de ses estampes.
 
Desfontaines sera très rapidement relâché, en dépit des nombreuses exhortations de l'abbé Théru :
 
On ne devrait pas souffrir à Paris, ni laisser impuni le sieur Duval, ci-devant aître d’école à Chaillot, et qui prend la qualité d’abbé Desfontaines, parce qu’on dit qu’il a beaucoup gagné à l’agiot... L’abbé Desfontaines est un infâme; il n’a jamais été bibliothécaire de M. l’abbé Bignon, comme il a voulu le faire croire à M. d’Ombreval et à Haymier, et il a été chassé des Jésuites (8 octobre) ... il est certainement un infâme, ayant attiré et fait coucher avec lui deux jeunes gens, l’un nommé Michault et l’autre Lamothe. Je n’avais mis dans ma première dénonciation que le seul nom Desfontaines, sa demeure et l’étage où il demeurait, et où M. Haymier l’a arrêté   (26 octobre) il est constant que ledit abbé Desfontaines est un infâme, que la veille de son arrêt il était au Luxembourg et qu’il y accrocha un jeune homme assez propre, qu’il emmena chez lui, qu’il était continuellement jour et nuit avec des jeunes gens et des petits-maîtres. (26 octobre)

(à suivre) 
 

samedi 11 juillet 2015

Grands criminels du XVIIIè siècle

Louis Mandrin (1725-1755), célèbre contrebandier qui nargua la Ferme générale pendant plus de deux ans avant d'être arrêté puis roué vif à Valence.



Louis Dominique Cartouche (1693-1721) : célèbre chef de bande qui sévit à Paris sous la Régence. Sous les traits de Jean-Paul Belmondo, le cinéma français l'a transformé en Robin des bois national.

Robert-François Damiens (1715-1757) : en janvier 1757, à Versailles, il porta un coup de canif sur la personne sacrée du roi. Nous en avons longuement parlé ici.


Antoine-François Desrues (1744-1777) : Fils d'un boutiquier et épicier lui-même, il décida d'empoisonner la famille de son créancier pour ne rien avoir à débourser. Roué en place de Grève en 1777.

jeudi 9 juillet 2015

1782, déjà la défaite de l'Infâme...

Prononcé en mars 1782 par l'abbé de Boismont, prédicateur du roi, ce très beau sermon valut à son auteur de multiples critiques : celles de ses coreligionnaires, qui lui reprochèrent d'être "un fort mauvais chrétien" (cf Correspondance Littéraire de Grimm) ; celles des philosophes, qui se plaignirent de la virulence de ses attaques.
En avouant les crimes commis par l'Eglise, en concédant au clan philosophique le "bien" qu'il avait "fait à l'humanité", ce discours apparaît aujourd'hui comme un acte de capitulation, le dernier soubresaut d'un guerrier demandant grâce à son adversaire.


Plaçons-nous, pour un moment, dans un état de neutralité, écartons toutes les discussions du dogme, dont les preuves victorieuses seraient trop étrangères à mon sujet, et n'invoquons ici que la simplicité d'un cœur pur, et la droiture d'une raison désintéressée. Que reproche-t-on à la Religion Chrétienne ? l'autorité, ou pour parler le langage nouveau, le despotisme sacerdotal d'une révélation qui révolte ; mais quel est donc le danger ou la honte de s'y soumettre ?  (…)

 Pourquoi ces hommes présomptueux, faibles, passionnés comme vous, dominent-t-ils avec tant d'empire sur votre opinion ! Ont-ils le privilège exclusif de la doctrine des mœurs ? Ce privilège inconnu jusqu'à nos jours a-t-il attendu une certaine maturité de la nature pour se manifester dans quelques penseurs choisis, devant qui le reste de la Terre fût obligé de plier ?

Non, répondez-vous, mais ces apôtres de la raison m'éclairent sans m'humilier, leur doctrine est conforme à mes lumières… Est-il donc bien conforme à vos lumières de vivre sans loi, sans culte et sans prévoyance ? Eh ! que vous offre en effet le dogme moral attaché à la révélation, qui répugne à ces lumières dont vous êtes si jaloux ? Est-il nécessaire de renverser nos temples, pour apprendre qu'il faut être humain, modéré  compatissant ; qu'il faut respecter les hommes, et. ne régner sur leur liberté que par l'empire de la persuasion ? Est-il nécessaire de renverser nos temples pour apprendre que l'orgueil est un vice, la violence un désordre, l'injustice un crime, l'abus du pouvoir un attentat, la tyrannie et répression une infamie et une atrocité ! Cette révélation dédaignée l'enseigne à chaque page. La nouvelle doctrine proscrit-elle avec plus de force que l'évangile de Jésus-Christ l'ambition et ses fureurs, l'intrigue et ses artifices, la calomnie et ses délations, la perfidie et ses coupables trames ? Trouvez-vous dans cet évangile l'apologie des monstres et des brigands ? Que disent de plus que Jésus-Christ vos Marc-Aurèles, vos Epictètes, vos Socrates ? Que dis-je ! Jésus-Christ va plus loin qu'eux ; ce sentiment de l'infini, que la raison seule ne pouvait atteindre, il le porte dans le coeur, il élève l’homme jusqu'à la mesure de l’éternité, il agrandit son être, il étend ses destinées: pensez-vous qu'un Dieu soit de trop pour en imposer aux passions ? Pensez-vous que l'espoir d'une récompense sans bornes, la crainte d'un châtiment sans adoucissement et sans terme, n'ajoutent pas quelque poids à ces chaînes purement sociales, par lesquelles vous prétendez asservir et réprimer toutes les cupidités?
 Sermon prononcé pour l'ouverture d'une maison royale de santé devenue aujourd'hui Hôpital la Rochefoucauld

Moralistes irréligieux, vous n'envisagez l'homme que dans les limites du temps ; l'opinion, la honte, la gloire contemporaine, voilà vos agents et vos ressorts, et qu'en espérez-vous ! si vous parlez de conscience, vous ne vous entendez pas. Quel est son empire sur la multitude lorsqu'on ne lui laisse ni espoir ni crainte ? si vous parlez de postérité, déclamation vaine et puérile; qu'importe la postérité à qui n'est que cendre et poussière ! s'il n'y a point d'opinion éternelle, qu'importe l'opinion des siècles ! votre voix retentit-elle aux tombeaux des Néron et des Caligula ! (…)

Soyons justes, et ne craignons point d'avouer le bien qu'ils ont fait à l'humanité. Oui, vous avez contribué à purger la terre de la superstition et du fanatisme, à éteindre le feu des bûchers, à ridiculiser ces vaines disputes qui déshonorent, l'éternelle Vérité, dont le secret est impénétrable à nos faibles yeux. Quoique ces erreurs aient été le délire du temps et non le tort de la religion, vous avez parlé comme ses défenseurs éclairés, nous sommes assez généreux pour vous en remercier au nom de la religion même; mais pourquoi provoquer la désertion de ces temples, de ce culte, de ces lois marquées d'un caractère divin, et dont la politique même devrait être jalouse pour établir le respect de l’ordre et l'unité des sentiments ! détruisez ces temples, proscrivez ces prêtres qui vous importunent : quelle main essuiera les larmes des malheureux ! où sera l'asile du pauvre ? Quelque imposants que soient vos noms, ira-t-il avec succès, vos écrits à la main, sommer l'avarice et l'opulence de respecter ses droits, de consoler sa misère ? Ces images abstraites d'humanité, de liberté, d'égalité , toutes ces formules d'orgueil primitif que vous appelez énergie et vigueur, sont-elles faites pour rapprocher, pour réunir, pour toucher ? Partout vous représentez les hommes sous la douce idée de frères. Nous l'adoptons comme vous cette attendrissante idée; mais vous en faites un système, et nous un ministère; vous déclamez, et nous agissons; ce n'est que dans nos sanctuaires que cette fraternité si désirable est pratique et sensible; ici les passions, les ressentiments, les vengeances se calment, les intérêts se confondent, on veut le bonheur de tous; ici on a le même esprit, la même âme, la même espérance, la même patrie; le voilà sous vos yeux ce touchant spectacle d'une famille nombreuse unie par les mêmes sentiments et les mêmes vœux, qui n'invoque que le même consolateur et le même père !   (...)
Diderot : deux ans avant sa mort, ce sermon marque le triomphe de son camp

mardi 7 juillet 2015

La Révolution vue par Olivier Tonneau


Par Olivier Tonneau, Homerton College, Cambridge


A la veille de la Révolution, la France était prise dans le cercle vicieux de la dette publique. La monarchie, tombée dans la dépendance d’une clique de financiers, écrasait la population d’impôts dans le vain espoir de rembourser des emprunts souscrits à des taux exorbitants. Un désastre économique était devenu, aux yeux de tous, un scandale moral d’une ampleur telle que les fondements mêmes du contrat social s’étaient effondrés. Les libéraux modérés qui se trouvèrent au pouvoir en 1789 échouèrent lamentablement à prendre la mesure des attentes dont la population les avait investis et commirent notamment quatre erreurs qui valent d’être méditées aujourd’hui.

Dès le printemps 1789, les paysans avaient unilatéralement cessé de payer les droits féodaux. Plutôt que de ratifier cette abolition de fait, les modérés cherchèrent à gagner du temps : ainsi, dans la nuit du 4 août, eut lieu la grande comédie de l’abolition des privilèges qui exigeait des paysans qu’ils payent la valeur de vingt années de droits pour en être quittes envers leurs maîtres. Ce fut la première erreur : la paysannerie se révolta dans le pays tout entier.
 
la grande peur de l'été 1789
La seconde erreur des modérés fut d’imposer la liberté totale du commerce. Les conséquences étaient pourtant prévisibles. Dans les décennies 1760 et 1770 déjà, les tentatives de libéralisation du marché des grains avaient entraîné des révoltes de masse contre la disette et la cherté. Le laissez-faire était-il cause de la disette ? Cette question économique ne doit pas occulter les enjeux politiques. La disette, quelles qu’en soient les causes, fut une bénédiction pour les producteurs, un fléau pour les consommateurs et un scandale pour les pauvres : dans les villes et les campagnes, le peuple qui s’était enthousiasmé pour la déclaration des droits de l’homme exigea que fut respecté le premier de ces droits – celui de pourvoir à sa subsistance.

Face au mécontentement grandissant, les modérés réagirent de façon autoritaire – ce fut leur troisième erreur. Le récit dominant de la Révolution fait son miel de têtes promenées par les rues au bout de piques ; en réalité, 93% des manifestations qui eurent lieu à Paris de 1789 à 1795 furent non-violentes. Pourtant les modérés, tenant la population pour collectivement responsable d’actes de barbarie isolés, décréta la loi martiale avant, pour plus de sûreté, d’exclure les masses de la représentation politique en imposant un suffrage censitaire qui restreignait l’éligibilité aux riches propriétaires. Ayant ainsi polarisé la société selon des lignes de classes, les libéraux modérés commirent leur quatrième erreur. Ils tentèrent de reconstituer l’unité nationale par un moyen vieux comme le monde : déclarer la guerre.


Depuis le début de la Révolution, Louis XVI avait tenté d’y mettre un terme en appelant des nations étrangères à envahir la France. Celles-ci, qui avaient d’autres chats à fouetter, n’opposèrent d’abord au roi qu’une fin de non-recevoir. Sans la propagande incessante des modérés, il est douteux qu’il serait parvenu à ses fins. Pris dans les contradictions inextricables du conservatisme, ceux-ci n’osèrent pas déposer un roi qu’ils considéraient comme la clé de voute des hiérarchies sociales et entraînèrent la France dans la situation la plus absurde qui soit : les armées marchèrent au front sous le commandement d’un monarque dont chacun savait qu’il espérait leur défaite. Le peuple eut beau adresser pétition sur pétition à l’Assemblée, demandant la déchéance du roi discrédité par l’épisode de Varennes. Il finit par prendre les choses en main : la monarchie fut renversée le 10 août 1792. Le Roi fut convaincu de haute trahison par la Convention Nationale nouvellement élue puis exécuté (mais non « assassiné ») le 21 janvier 1793. Ironie de l’Histoire, si les modérés avaient eu le courage de déposer le monarque eux-mêmes, il aurait sans doute eu la vie sauve.
 
prise des Tuileries, le 10 août 1792
Les manigances des modérés eurent d’immenses conséquences. La guerre prenant une ampleur continentale, la nation fut soumise à une tension extrême. Le ressentiment envers la Révolution en fut accru, ce qui ouvrit la voie à la contre-révolution en Vendée et à l’extrémisme des Enragés à Paris. Exclus de la Convention en juin 1793, les modérés firent tout leur possible pour dresser les provinces contre la capitale et allèrent jusqu’à s’allier aux puissances étrangères auxquelles ils avaient eux-mêmes déclaré la guerre. A l’été 1793, la situation était telle qu’il est difficile d’imaginer qu’aucun chef d’état, si talentueux fût-il, eût pu redresser la situation. C’est à ce moment-là, le 27 juillet 1793, que la Convention élut Robespierre au Comité de Salut Public.


Haï des modérés, Robespierre devait son immense popularité à ses prises de positions démocrates et humanistes. Dès les premiers jours de la Révolution, il avait promu la pleine citoyenneté des Juifs et des comédiens, l’abolition de la peine de mort et de l’esclavage. Il avait également prévu les conséquences désastreuses des politiques des modérés : il avait proposé que le droit à l’existence prime la liberté du commerce, s’était opposé à la loi martiale, avait défendu le suffrage universel et fait campagne inlassablement contre la guerre. Qui sait comment la Révolution aurait tourné si ses avis avaient prévalu d’emblée ?

Que la France ait plongé dans le chaos en 1793 est indéniable : elle connut toutes les horreurs de la guerre intérieure et extérieure. Que le gouvernement ait pris des mesures extrêmes pour tenter de rétablir un semblant d’ordre n’a rien d’exceptionnel à l’échelle de l’Histoire. Que la Terreur nous fasse horreur, cela va de soi. Mais le subterfuge du récit dominant de la Révolution consiste à glisser discrètement sur l’écrasante responsabilité des libéraux modérés pour chercher les causes de la Terreur dans les convictions de Robespierre lui-même : ainsi naît la thèse selon laquelle la démocratie, l’égalité, l’incorruptibilité seraient sources de violence, et qu’inversement le double jeu d’élites faisant fi des aspirations populaires serait indispensable à la paix sociale. Pourtant une politique fondée sur le respect de la volonté du peuple aurait peut-être seule pu mener la Révolution à bon port.

La démocratie aurait pu sauver la Révolution si les modérés ne l’avaient pas égarée d’emblée. Cette analyse ne livre pas les mêmes enseignements que le récit conventionnel. Elle jette une lumière inquiétante sur des gouvernements européens déterminés à imposer des politiques libérales au mépris de l’opposition populaire, n’hésitant pas à violer les libertés civiles pour faire taire leurs opposants, détournant l’attention des questions sociales en exploitant sans vergogne les tensions religieuses et raciales. Incapables de comprendre que la seule façon d’éviter le glissement du continent vers l’extrême droite est de mettre la barre à gauche, les modérés d’aujourd’hui souffrent du même aveuglement que leurs prédécesseurs : ils ne perçoivent pas le point de rupture de l’ordre social parce qu’ils s’exagèrent le respect qu’ils inspirent aux peuples et leur capacité à les maintenir sous le joug.

S’il est une leçon à tirer de la Révolution française, c’est qu’en temps de crise, la prudence ne se confond pas avec une modération qui n’est trop souvent que complaisance envers les puissants, mais exige au contraire la vertu, c’est-à-dire l’intransigeante volonté que justice soit faite. La tête du roi tombant sous le couperet de la guillotine devrait nous rappeler que la tension ne peut s’accroître éternellement entre l’ordre et la justice. La Terreur qui ravagea la France menace toute société passé le point de rupture. 

lundi 6 juillet 2015

Article "Collège" de l'Encyclopédie, par d'Alembert (2)

Paru en 1753 dans le 3è tome de l'Encyclopédie, l'article déchaîna la colère des Jésuites
 
d'Alembert

Je sais que les maîtres les plus sensés déplorent ces abus, avec encore plus de force que nous ne faisons ici ; presque tous désirent passionnément qu’on donne à l’éducation des collèges une autre forme : nous ne faisons qu’exposer ici ce qu’ils pensent, et ce que personne d’entre eux n’ose écrire : mais le train une fois établi a sur eux un pouvoir dont ils ne sauraient s’affranchir ; et en matière d’usage, ce sont les gens d’esprit qui reçoivent la loi des sots. Je n’ai donc garde dans ces réflexions sur l’éducation publique, de faire la satire de ceux qui enseignent ; ces sentiments seraient bien éloignés de la reconnaissance dont je fais profession pour mes maîtres : je conviens avec eux que l’autorité supérieure du gouvernement est seule capable d’arrêter les progrès d’un si grand mal ; je dois même avouer que plusieurs professeurs de l’université de Paris s’y opposent autant qu’il leur est possible, et qu’ils osent s’écarter en quelque chose de la routine ordinaire, au risque d’être blâmés par le plus grand nombre. S’ils osaient encore davantage, et si leur exemple était suivi, nous verrions peut-être enfin les études changer de face parmi nous : mais c’est un avantage qu’il ne faut attendre que du temps, si même le temps est capable de nous le procurer. La vraie Philosophie a beau se répandre en France de jour en jour ; il lui est bien plus difficile de pénétrer chez les corps que chez les particuliers : ici elle ne trouve qu’une tête à forcer, si on peut parler ainsi, là elle en trouve mille. L’université de Paris, composée de particuliers qui ne forment d’ailleurs entre eux aucun corps régulier ni ecclésiastique, aura moins de peine à secouer le joug des préjugés dont les écoles sont encore pleines.
Parmi les différentes inutilités qu’on apprend aux enfants dans les collèges, j’ai négligé de faire mention des tragédies, parce qu’il me semble que l’université de Paris commence à les proscrire presque entièrement : on en a l’obligation à feu M. Rollin, un des hommes qui ont travaillé le plus utilement pour l’éducation de la jeunesse : à ces déclamations de vers il a substitué les exercices, qui sont au moins beaucoup plus utiles, quoiqu’ils pussent l’être encore davantage. On convient aujourd’hui assez généralement que ces tragédies sont une perte de temps pour les écoliers et pour les maîtres : c’est pis encore quand on les multiplie au point d’en représenter plusieurs pendant l’année, et quand on y joint d’autres appendices encore plus ridicules, comme des explications d’énigmes, des ballets, et des comédies tristement ou ridiculement plaisantes.  (...)
le professeur Charles Rollin
Il me semble qu’il ne serait pas impossible de donner une autre forme à l’éducation des collèges : pourquoi passer six ans à apprendre, tant bien que mal, une langue morte ? Je suis bien éloigné de désapprouver l’étude d’une langue dans laquelle les Horaces et les Tacites ont écrit ; cette étude est absolument nécessaire pour connaître leurs admirables ouvrages : mais je crois qu’on devrait se borner à les entendre, et que le temps qu’on emploie à composer en Latin est un temps perdu. Ce temps serait bien mieux employé à apprendre par principes sa propre langue, qu’on ignore toujours au sortir du collège, et qu’on ignore au point de la parler très mal. Une bonne grammaire Françoise serait tout à la fois une excellente Logique, et une excellente Métaphysique, et vaudrait bien les rapsodies qu’on lui substitue. D’ailleurs, quel Latin que celui de certains collèges ! nous en appelons au jugement des connaisseurs. (...)
 Concluons de ces réflexions, que les compositions Latines sont sujettes à de grands inconvénients, et qu’on ferait beaucoup mieux d’y substituer des compositions Françoises ; c’est ce qu’on commence à faire dans l’université de Paris : on y tient cependant encore au Latin par préférence, mais enfin on commence à y enseigner le François.
J’ai entendu quelquefois regretter les thèses qu’on soutenait autrefois en Grec ; j’ai bien plus de regret qu’on ne les soutienne pas en François ; on serait obligé d’y parler raison, ou de se taire.
Les langues étrangères dans lesquelles nous avons un grand nombre de bons auteurs, comme l’Anglais et l’Italien, et peut-être l’Allemand et l’Espagnol, devraient aussi entrer dans l’éducation des collèges ; la plupart seraient plus utiles à savoir que des langues mortes, dont les savants seuls sont à portée de faire usage.
J’en dis autant de l’Histoire et de toutes les sciences qui s’y rapportent, comme la Chronologie et la Géographie. Malgré le peu de cas que l’on paraît faire dans les collèges de l’étude de l’Histoire, c’est peut-être l’enfance qui est le temps le plus propre à l’apprendre. L’Histoire assez inutile au commun des hommes, est fort utile aux enfants, par les exemples qu’elle leur présente, et les leçons vivantes de vertu qu’elle peut leur donner, dans un âge ou ils n’ont point encore de principes fixes, ni bons ni mauvais. Ce n’est pas à trente ans qu’il faut commencer à l’apprendre, à moins que ce ne soit pour la simple curiosité ; parce qu’à trente ans l’esprit et le cœur sont ce qu’ils seront pour toute la vie. Au reste, un homme d’esprit de ma connaissance voudrait qu’on étudiât et qu’on enseignât l’Histoire à rebours, c’est-à-dire en commençant par notre temps, et remontant de là aux siècles passés. Cette idée me paraît très juste, et très philosophique : à quoi bon ennuyer d’abord un enfant de l’histoire de Pharamond, de Clovis, de Charlemagne, de César, et d’Alexandre, et lui laisser ignorer celle de son temps, comme il arrive presque toujours, par le dégoût que les commencements lui inspirent ?

A l’égard de la Rhétorique, on voudrait qu’elle consistât beaucoup plus en exemples qu’en préceptes ; qu’on ne se bornât pas à lire des auteurs anciens, et à les faire admirer quelquefois assez mal-à-propos ; qu’on eût le courage de les critiquer souvent, les comparer avec les auteurs modernes, et de faire voir en quoi nous avons de l’avantage ou du désavantage sur les Romains et sur les Grecs. Peut-être même devrait-on faire précéder la Rhétorique par la Philosophie ; car enfin, il faut apprendre à penser avant que d’écrire.
Dans la Philosophie, on bornerait la Logique à quelques lignes ; la Métaphysique, à un abrégé de Locke ; la Morale purement philosophique, aux ouvrages de Sénèque et d’Epictète ; la Morale chrétienne, au sermon de Jésus-Christ sur la montagne ; la Physique, aux expériences et à la Géométrie, qui est de toutes les logiques et physiques la meilleure.
On voudrait enfin qu’on joignît à ces différentes études, celle des beaux Arts, et surtout de la Musique, étude si propre pour former le goût, et pour adoucir les mœurs (...)
Ce plan d’études irait, je l’avoue, à multiplier les maîtres et le temps de l’éducation. Mais 1°. il me semble que les jeunes gens en sortant plus tard du collège, y gagneraient de toutes manières, s’ils en sortaient plus instruits. 2°. Les enfants sont plus capables d’application et d’intelligence qu’on ne le croit communément ; j’en appelle à l’expérience ; et si, par exemple, on leur apprenait de bonne heure la Géométrie, je ne doute point que les prodiges et les talents précoces en ce genre ne fussent beaucoup plus fréquents : il n’est guère de science dont on ne puisse instruire l’esprit le plus borné, avec beaucoup d’ordre et de méthode ; mais c’est là pour l’ordinaire par où l’on pèche. 3°. Il ne serait pas nécessaire d’appliquer tous les enfants à tous ces objets à la fois ; on pourrait ne les montrer que successivement ; quelques-uns pourraient se borner à un certain genre ; et dans cette quantité prodigieuse, il serait bien difficile qu’un jeune homme n’eût du goût pour aucun. Au reste c’est au gouvernement, comme je l’ai dit, à faire changer là-dessus la routine et l’usage ; qu’il parle, et il se trouvera assez de bons citoyens pour proposer un excellent plan d’études. Mais en attendant cette réforme, dont nos neveux auront peut-être le bonheur de jouir, je ne balance point à croire que l’éducation des collèges, telle qu’elle est, est sujette à beaucoup plus d’inconvénients qu’une éducation privée, où il est beaucoup plus facile de se procurer les diverses connaissances dont je viens de faire le détail.
Emile ou de l'éducation
Je sais qu’on fait sonner très-haut deux grands avantages en faveur de l’éducation des collèges, la société et l’émulation : mais il me semble qu’il ne serait pas impossible de se les procurer dans l’éducation privée, en liant ensemble quelques enfants à peu près de la même force et du même âge. D’ailleurs, j’en prends à témoin les maîtres, l’émulation dans les collèges est bien rare ; et à l’égard de la société, elle n’est pas sans de grands inconvénients : j’ai déjà touché ceux qui en résultent par rapport aux mœurs ; mais je veux parler ici d’un autre qui n’est que trop commun, surtout dans les lieux où on élève beaucoup de jeune noblesse ; on leur parle à chaque instant de leur naissance et de leur grandeur, et par là on leur inspire, sans le vouloir, des sentiments d’orgueil à l’égard des autres. On exhorte ceux qui président à l’instruction de la jeunesse, à s’examiner soigneusement sur un point de si grande importance.
Un autre inconvénient de l’éducation des collèges, est que le maître se trouve obligé de proportionner sa marche au plus grand nombre de ses disciples, c’est-à-dire aux génies médiocres ; ce qui entraîne pour les génies plus heureux une perte de temps considérable.
Je ne puis m’empêcher non plus de faire sentir à cette occasion les inconvénients de l’instruction gratuite, et je suis assuré d’avoir ici pour moi tous les professeurs les plus éclairés et les plus célèbres : si cet établissement a fait quelque bien aux disciples, il a fait encore plus de mal aux maîtres.
Au reste, si l’éducation de la jeunesse est négligée, ne nous en prenons qu’à nous-mêmes, et au peu de considération que nous témoignons à ceux qui s’en chargent ; c’est le fruit de cet esprit de futilité qui règne dans notre nation, et qui absorbe, pour ainsi dire, tout le reste. En France on sait peu de gré à quelqu’un de remplir les devoirs de son état ; on aime mieux qu’il soit frivole.  
Voilà ce que l’amour du bien public m’a inspiré de dire ici sur l’éducation, tant publique que privée : d’où il s’ensuit que l’éducation publique ne devrait être la ressource que des enfants dont les parents ne sont malheureusement pas en état de fournir à la dépense d’une éducation domestique. Je ne puis penser sans regret au temps que j’ai perdu dans mon enfance : c’est à l’usage établi, et non à mes maîtres, que j’impute cette perte irréparable ; et je voudrais que mon expérience pût être utile à ma patrie.

dimanche 5 juillet 2015

Article "Collège" de l'Encyclopédie, par d'Alembert (1)

Paru en 1753 dans le 3è tome de l'Encyclopédie, l'article déchaîna la colère des Jésuites.

(...) Mais avant que de traiter un sujet si important, je dois prévenir les lecteurs désintéressés, que cet article pourra choquer quelques personnes, quoique ce ne soit pas mon intention : je n’ai pas plus de sujet de haïr ceux dont je vais parler, que de les craindre ; il en est même plusieurs que j’estime, et quelques-uns que j’aime et que je respecte : ce n’est point aux hommes que je fais la guerre, c’est aux abus, à des abus qui choquent et qui affligent comme moi la plupart même de ceux qui contribuent à les entretenir, parce qu’ils craignent de s’opposer au torrent. La matière dont je vais parler intéresse le gouvernement et la religion, et mérite bien qu’on en parle avec liberté, sans que cela puisse offenser personne : après cette précaution, j’entre en matière.
d'Alembert
 On peut réduire à cinq chefs l’éducation publique ; les Humanités, la Rhétorique, la Philosophie, les Mœurs, et la Religion.

Humanités. On appelle ainsi le temps qu’on emploie dans les collèges à s’instruire des préceptes de la langue Latine. Ce temps est d’environ six ans : on y joint vers la fin quelque connaissance très superficielle du Grec ; on y explique, tant bien que mal, les auteurs de l’antiquité les plus faciles à entendre ; on y apprend aussi, tant bien que mal, à composer en Latin ; je ne sache pas qu’on y enseigne autre chose. Il faut pourtant convenir que dans l’université de Paris, où chaque professeur est attaché à une classe particulière, les Humanités sont plus fortes que dans les collèges de réguliers, où les professeurs montent de classe en classe, et s’instruisent avec leurs disciples, en apprenant avec eux ce qu’ils devraient leur enseigner. Ce n’est point la faute des maîtres, c’est, encore une fois, la faute de l’usage.
Rhétorique. Quand on sait ou qu’on croit savoir assez de Latin, on passe en Rhétorique : c’est alors qu’on commence à produire quelque chose de soi-même ; car jusqu’alors on n’a fait que traduire, soit de Latin en Français, soit de Français en Latin. En Rhétorique on apprend d’abord à étendre une pensée, à circonduire et allonger des périodes, et peu à peu l’on en vient enfin à des discours en forme, toujours, ou presque toujours, en langue Latine. On donne à ces discours le nom d’amplifications ; nom très-convenable en effet, puisqu’ils consistent pour l’ordinaire à noyer dans deux feuilles de verbiage, ce qu’on pourrait et ce qu’on devrait dire en deux lignes. Je ne parle point de ces figures de Rhétorique si chères à quelques pédants modernes, et dont le nom même est devenu si ridicule, que les professeurs les plus sensés les ont entièrement bannies de leurs leçons. Il en est pourtant encore qui en font grand cas, et il est assez ordinaire d’interroger sur ce sujet important ceux qui aspirent à la maîtrise-es-Arts.
il définit le système d'éducation des Jésuites

Philosophie. Après avoir passé sept ou huit ans à apprendre des mots, ou à parler sans rien dire, on commence enfin, ou on croit commencer, l’étude des choses ; car c’est la vraie définition de la Philosophie. Mais il s’en faut bien que celle des collèges mérite ce nom : elle ouvre pour l’ordinaire par un compendium, qui est, si on peut parler ainsi, le rendez-vous d’une infinité de questions inutiles sur l’existence de la Philosophie, sur la philosophie d’Adam, etc. On passe de là en Logique : celle qu’on enseigne, du moins dans un grand nombre de collèges, est à peu près celle que le maître de Philosophie se propose d’apprendre au Bourgeois gentilhomme : on y enseigne à bien concevoir par le moyen des universaux, à bien juger par le moyen des catégories, et à bien construire un syllogisme par le moyen des figures, barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, etc. On y demande si la Logique est un art ou une science ; si la conclusion est de l’essence du Syllogisme, etc. etc. etc. Toutes questions qu’on ne trouvera point dans l’art de penser ; ouvrage excellent, mais auquel on a peut-être reproché avec quelque raison d’avoir fait des règles de la Logique un trop gros volume. La Métaphysique est à peu près dans le même goût ; on y mêle aux plus importantes vérités, les discussions les plus futiles : avant et après avoir démontré l’existence de Dieu, on traite avec le même soin les grandes questions de la distinction formelle ou virtuelle, de l’universel de la part de la chose et une infinité d’autres ; n’est-ce pas outrager et blasphémer en quelque sorte la plus grande des vérités, que de lui donner un si ridicule et si misérable voisinage ? Enfin dans la Physique on bâtit à sa mode un système du monde ; on y explique tout, ou presque tout ; on y suit ou on y réfute à tort et à travers Aristote, Descartes, et Newton. On termine ce cours de deux années par quelques pages sur la Morale, qu’on rejette pour l’ordinaire à la fin, sans doute comme la partie la moins importante.
la menace de la férule
Mœurs et Religion. Nous rendrons sur le premier de ces deux articles la justice qui est due aux soins de la plupart des maîtres ; mais nous en apellons en même temps à leur témoignage, et nous gémirons d’autant plus volontiers avec eux sur la corruption dont on ne peut justifier la jeunesse des collèges, que cette corruption ne saurait leur être imputée. A l’égard de la Religion, on tombe sur ce point dans deux excès également à craindre : le premier et le plus commun, est de réduire tout en pratiques extérieures, et d’attacher à ces pratiques une vertu qu’elles n’ont assurément pas : le second est au contraire de vouloir obliger les enfants à s’occuper uniquement de cet objet, et de leur faire négliger pour cela leurs autres études, par lesquelles ils doivent un jour se rendre utiles à leur patrie. Sous prétexte que Jesus-Christ a dit qu’il faut toujours prier, quelques maîtres, et surtout ceux qui sont dans certains principes de rigorisme, voudraient que presque tout le temps destiné à l’étude se passât en méditations et en catéchismes ; comme si le travail et l’exactitude à remplir les devoirs de son état, n’était pas la prière la plus agréable à Dieu. Aussi les disciples qui soit par tempérament, soit par paresse, soit par docilité, se conforment sur ce point aux idées de leurs maîtres, sortent pour l’ordinaire du collège avec un degré d’imbécillité et d’ignorance de plus.
Il résulte de ce détail, qu’un jeune homme après avoir passé dans un collège dix années, qu’on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu’il a le mieux employé son temps, avec la connaissance très imparfaite d’une langue morte, avec des préceptes de Rhétorique et des principes de Philosophie qu’il doit tâcher d’oublier ; souvent avec une corruption de mœurs dont l’altération de la santé est la moindre suite ; quelquefois avec des principes d’une dévotion mal entendue ; mais plus ordinairement avec une connaissance de la Religion si superficielle, qu’elle succombe à la première conversation impie, ou à la première lecture dangereuse.

vendredi 3 juillet 2015

La Terreur, de Robespierre à Daech : par Florence Gauthier


En Espagne aussi...



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La « Terreur », de Robespierre à Daech, en passant par Podemos




Par Florence Gauthier, Historienne

Un nouvel accès d’un prurit « terrorisant » frappe depuis quelques temps ! Il a été réactivé récemment par Pedro J. Ramirez, ancien directeur du journal El Mundo, de Madrid, qui a publié un pavé de près de 1000 pages, intitulé en espagnol : El primer naufragio, 2013, traduit en français sous le titre provocateur suivant : Le Coup d’état. Robespierre, Danton et Marat contre la démocratie, Paris Vendémiaire, 2014. Et le 10 juin 2015, dans le journal ''Ouest-France'', le sociologue Michel Wieviorka s’en prend à son tour à Robespierre, pour le comparer… à Daech !

Il faut noter que Pedro J. Ramirez a tenu à induire une comparaison avec Pablo Iglesias, fondateur du parti Podemos, non dans son livre, dans lequel il n’en dit mot, mais dans les interviews qu’il donne au sujet de son livre : il compare alors Iglesias et Robespierre, exprimant ses positions politiques personnelles.

Partant de la situation actuelle marquée par un accroissement inquiétant de la dette publique, que le gouvernement Rajoy a continué d’augmenter, il la compare avec celle de la France… en 1789. Iglesias et Podemos représentent, à ses yeux, un danger car ils risquent d’être les bénéficiaires de cette politique désastreuse. C’est ainsi que Pablo Iglesias devient un nouveau Robespierre, représentant une menace pour l’Espagne, mais aussi l’indicateur de l’urgence d’imposer un changement de politique : si le parti de Rajoy n’est pas remplacé, la menace d’un Podemos « terroriste » se réalisera ! Tel est l’objet de l’argumentation de son livre.

L’auteur doit alors prouver que Podemos ne pourra rien faire d’autre que répéter la « Terreur » et s’est donc efforcé de faire le récit de « la prise de pouvoir par Robespierre, Danton et Marat » en forme… de Coup d’état ! C’est assez osé et même fort audacieux car, si l’événement des 31 mai-2 juin 1793 a bien eu lieu, il est richement documenté et n’a donné lieu à aucune violence, ni juridique, ni physique !
Pablo Iglesias

Je rappelle rapidement ce qu’il s’est passé, car c’est fort intéressant !

La Révolution du 10 août 1792 avait renversé la monarchie et la Constitution aristocratique de 1791, réservant le droit de vote aux « riches », pour établir une République démocratique en France. Une nouvelle Assemblée législative fut élue en septembre 1792, la Convention. Le premier gouvernement fut girondin, mais s’opposa à la démocratisation de la société et crut s’en débarrasser en déclarant la guerre à tous ses voisins ! Mauvais calcul, l’offensive militaire échoua et précipita la chute du gouvernement de la Gironde.
Or, les institutions démocratiques de l’époque concevaient les élus comme des commis de confiance, ce qui signifie qu’ils étaient responsables devant leurs électeurs. Et la Révolution des 31 mai 1793 consista très précisément dans l’exercice pratique du rappel des mandataires infidèles : les électeurs s’étaient exprimés dans les mois qui précédèrent, réclamant la destitution de ces mandataires parce que, précisément, ils ne leur faisaient plus confiance.
Cela fut réalisé le 31 mai et vingt-deux députés de la Gironde furent ainsi destitués et renvoyés dans leurs foyers.

31 mai 1793 : les Girondins fac aux Sans-Culottes

Il est vrai que cette institution, démocratique par excellence, n’est plus pratiquée dans nos systèmes électoraux actuels et qu’il faudrait à nouveau l’enseigner dans les écoles de sciences politiques, pour se familiariser avec ses relations intimes et fortes avec la souveraineté populaire et avoir les moyens de la reconnaître lorsqu’elle est mise en pratique. On éviterait ainsi que l’ignorance se trahisse, comme le révèle la lecture du gros livre de Pedro J. Ramirez.

Il demeure ainsi très difficile de démontrer que Robespierre, Danton et Marat, qui étaient déjà tous trois élus députés, auraient réalisé un « Coup d’état » au 31 mai 1793 et, de plus, quelques jours plus tard, la Convention votait la Constitution du 24 juin 1793, que le gouvernement girondin s’était acharné à éluder jusque-là ! Non, décidemment, Pedro J. Ramirez ne parvient pas à nous « terroriser » à ce sujet, même s’il oublie de mentionner le vote de cette Constitution dans son livre… Et le premier Coup d’état reste bien celui du général Bonaparte, le 18 brumaire-9 novembre 1799, et tout à fait militaire !

Mais reprenons l’évolution de ce prurit « terrorisant » récent.
Xavier Bertrand, député-maire de Saint-Quentin dans l’Aisne, a déclaré à BFMTV, le 5 mai 2015, à propos des relations extrêmement tendues entre Le Pen père et sa fille, au sein du Front national : « Quand son père monte à la tribune du 1er mai, vous voyez plus qu’une gêne. On voit bien qu’elle n’arrive pas à diriger son parti. Quand on ne réussit pas à diriger son parti, on ne peut diriger ni un pays, ni une grande région. C’est cette limite-là qu’elle est en train de montrer. Et vous n’empêcherez pas aujourd’hui certains de vouloir leur règlement de comptes internes. Regardez Monsieur Philippot, on dirait un petit Robespierre qui veut la tête de Louis XVI. C’est ça aujourd’hui le FN ».

L’auteur de cette allusion à la Révolution française relie Robespierre au procès du roi, comme s’il avait été question alors d’une décision d’un individu isolé, mais pas du tout ! Le procès du roi a été longuement débattu à la Convention et voté à une majorité de députés, dont on connaît fort bien le détail des votes. Quant à l’allusion à « la mort du père », par un tiers, dans la famille Le Pen, là encore, la chose fait davantage sourire qu’elle ne « terrorise ».

Le plus récent accès de prurit est signé par Michel Wieviorka, dans Ouest-France, le 10 juin 2015. L’auteur se lance dans une comparaison entre Daech et Robespierre et se félicite de l’excellence de son idée (à moins que le titre ne soit de la rédaction ?) : « La comparaison entre Daech et la France de Robespierre choquera peut-être. Elle n’en est pas moins instructive ».
Michel Wieviorka

On retrouve ici, une tonalité certes excessive, mais qui se rapproche de celle de Ramirez. Jugeons-en : « En 2015 au Moyen-Orient comme en 1793 en France, un ou deux Etats pourraient se construire dans le sang. La bien nommée Terreur a été précédée par des massacres de prêtres, prélude aux guerres de Vendée. Un décret du 31 juillet 1793 demandait la destruction des tombeaux royaux et autres mausolées dans toutes la République. Daech n’a rien inventé (…) »
Robespierre est ici le responsable du massacre des prêtres, des guerres de Vendée et de la destruction des tombes des rois : c’est « la bien nommée Terreur » ! Wieviorka a raison de penser que sa formule à l’emporte pièce « choquera peut-être », mais je suis moins « choquée » par ses propos que par la découverte de l’ampleur de son ignorance concernant les faits de la période révolutionnaire … et pourtant, ce ne sont pas les sources qui manquent pour les connaître.

Le massacre des prêtres : Robespierre, en tant que député élu chaque mois par la Convention au Comité de salut public, depuis le 17 juillet 1793, a refusé la « déchristianisation », menée par deux courants, l’un de « défanatisateurs sectaires », l’autre de contre-révolutionnaires qui cherchaient à tirer profit des divisions créées par les premiers ! Robespierre a réclamé l’application des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen concernant la liberté de conscience : il en a même été puni par l’historiographie adepte de la « défanatisation intolérante », qui a voulu voir en lui un obscur défenseur de la religion catholique et le grand prêtre d’une religion supposée de l’Etre suprême ! Alors qu’il défendait le principe de la liberté des cultes de la Déclaration des droits ! Comme Daech probablement ?

Sur les guerres de Vendée : M. Wieviorka sombre aussi dans leur inévitable instrumentalisation depuis qu’une historiographie, datant du bicentenaire et pilotée par le lobby vendéen, partie à la recherche d’un génocide dans la Révolution française, n’a pu dépasser le ridicule d’un supposé « génocide… franco-français » … en Vendée ! Robespierre n’y joue d’ailleurs aucun rôle particulier, contrairement à la propagande que martèle sans relâche ce lobby vendéen.

Quant aux destructions de tombeaux des rois, le député Grégoire a fait voter à la Convention des mesures contre ce qu’il appelait le « vandalisme qui ne connaît que la destruction » et qu’il qualifiait de « barbarie contrerévolutionnaire ». Ces mesures ont été soutenues par Robespierre et, là encore, il est difficile de lui faire porter le chapeau !

Comparer le vandalisme de la période révolutionnaire aux actes commis par Daech est non seulement erroné, mais ridicule et M. Wieviorka aurait été mieux inspiré de les comparer avec la destruction de la civilisation romaine au moment de la chute pluriséculaire de l’Empire romain d’Occident, qui a non seulement détruit des monuments, mais la langue, la littérature et des bibliothèques…

jeudi 2 juillet 2015

Thérèse philosophe (6)

Roman pornographique (souvent attribué au marquis d'Argens) distribué clandestinement en 1748, Thérèse philosophe connut un succès considérable dans la France des Lumières.
Tombée amoureuse d'un comte, Thérèse hésite encore à accepter ses avances. La peur d'enfanter et l'habitude du plaisir solitaire (ou manuélisme) l'empêchent de se livrer corps et âme à son amant.



Enfin, mon cher comte, vous commenciez à vous sentir fatigué de mes refus, lorsque vous vous avisâtes de me faire venir de Paris votre bibliothèque galante, avec votre collection de tableaux dans le même genre. Le goût que je fis paraître pour les livres, et encore plus pour la peinture, vous fit imaginer deux moyens qui vous réussirent. « Vous aimez donc, mademoiselle Thérèse, me dîtes-vous en plaisantant, les lectures et les peintures galantes ? J’en suis ravi : vous aurez du plus saillant ; mais capitulons, s’il vous plaît : je consens à vous prêter et à placer dans votre appartement ma bibliothèque et mes tableaux pendant un an, pourvu que vous vous engagiez à rester pendant quinze jours sans porter même la main à cette partie qui, en bonne justice, devrait bien être aujourd’hui de mon domaine, et que vous fassiez sincèrement divorce au manuélisme. Point de quartier, ajoutâtes-vous ; il est juste que chacun mette un peu de complaisance dans le commerce. J’ai de bonnes raisons pour exiger celle-ci de vous : optez ; sans cet arrangement, point de livres, point de tableaux. »
J’hésitai peu, je fis vœu de continence pour quinze jours. « Ce n’est pas tout, me dîtes-vous encore : imposons-nous des conditions réciproques : il n’est pas équitable que vous fassiez un pareil sacrifice pour la vue de ces tableaux ou pour une lecture momentanée. Faisons une gageure, que vous gagnerez sans doute. Je parie ma bibliothèque et mes tableaux, contre votre pucelage, que vous n’observerez pas la continence pendant quinze jours, ainsi que vous le promettez. — En vérité, monsieur, vous répondis-je d’un air un peu piqué, vous avez une idée bien singulière de mon tempérament, et vous me croyez bien peu maîtresse de moi-même ! — Oh ! mademoiselle, répliquâtes-vous, point de procès, je vous prie : je n’y suis pas heureux avec vous. Je sens, au reste, que vous ne devinez point l’objet de ma proposition : écoutez-moi. N’est-il pas vrai que toutes les fois que je vous fais un présent, votre amour-propre paraît blessé de le recevoir d’un homme que vous ne rendez pas aussi content qu’il pourrait l’être ? Eh bien ! la bibliothèque et les tableaux, que vous aimez tant, ne vous feront pas rougir, puisqu’ils ne seront à vous que parce que vous les aurez gagnés. — Mon cher comte, repris-je, vous me tendez des pièges ; mais vous en serez la dupe, je vous en avertis. J’accepte la gageure ! m’écriai-je, et je m’oblige, qui plus est, à ne m’occuper, toutes les matinées, qu’à lire vos livres et à voir vos tableaux enchanteurs. »
Tout fut porté par vos ordres dans ma chambre. Je dévorai des yeux, ou, pour mieux dire, je parcourus tour à tour, pendant les quatre premiers jours, l’Histoire du Portier des Chartreux, celle de la Tourière des Carmélites, l’Académie des Dames, les Lauriers ecclésiastiques, Thémidore, Frétillon, la Fille de Joie, l’Arétin, etc., et nombre d’autres de cette espèce, que je ne quittai que pour examiner avec avidité des tableaux où les postures les plus lascives étaient rendues avec un coloris et une expression qui portaient un feu brûlant dans mes veines.
Le cinquième jour, après une heure de lecture, je tombai dans une espèce d’extase. Couchée sur mon lit, les rideaux ouverts de toutes parts, deux tableaux, les Fêtes de Priape, les Amours de Mars et de Vénus, me servaient de perspective. L’imagination échauffée par les attitudes qui y étaient représentées, je me débarrassai de draps et de couverture, et, sans réfléchir si la porte de ma chambre était bien fermée, je me mis en devoir d’imiter toutes ces postures que je voyais. Chaque figure m’inspirait le sentiment que le peintre y avait donné. Deux athlètes qui étaient à la partie gauche du tableau des Fêtes de Priape m’enchantaient, me transportaient, par la conformité du goût de la petite femme au mien. Machinalement, ma main droite se porta où celle de l’homme était placée, et j’étais au moment d’y enfoncer le doigt, lorsque la réflexion me retint. J’aperçus l’illusion, et le souvenir des conditions de notre gageure m’obligea de lâcher prise.

Que j’étais bien éloignée de vous croire spectateur de mes faiblesses, si ce doux penchant de la nature en est une, et que j’étais folle, grands dieux ! de résister aux plaisirs inexprimables d’une jouissance réelle ! Tels sont les effets du préjugé : ils nous aveuglent, ils sont nos tyrans. D’autres parties de ce premier tableau excitaient tour à tour mon admiration et ma pitié. Enfin, je jetai les yeux sur le second. Quelle lasciveté dans l’attitude de Vénus ! Comme elle, je m’étendis mollement ; les cuisses un peu éloignées, les bras voluptueusement ouverts, j’admirais l’attitude brillante du dieu Mars. Le feu dont ses yeux, et surtout sa lance, paraissaient être animés passa dans mon cœur. Je me coulais sur mes draps, mes fesses s’agitaient voluptueusement, comme pour porter en avant la couronne destinée au vainqueur.
« Quoi ! m’écriai-je, les divinités même font leur bonheur d’un bien que je refuse ! Ah ! cher amant, je n’y résiste plus ! Parais, comte, je ne crains plus ton dard : tu peux percer ton amante ; tu peux même choisir où tu voudras frapper : tout m’est égal ; je souffrirai tes coups avec constance, sans murmurer ; et pour assurer ton triomphe, tiens, voilà mon doigt placé ! »
Quelle surprise ! quel heureux moment ! Vous parûtes tout à coup plus fier, plus brillant que Mars ne l’était dans le tableau. Une légère robe de chambre qui vous couvrait fut arrachée. « J’ai eu trop de délicatesse, me dites-vous, pour profiter du premier avantage que tu m’as donné : j’étais à la porte, d’où j’ai tout vu, tout entendu ; mais je n’ai pas voulu devoir mon bonheur au gain d’une gageure ingénieuse. Je ne parais, mon aimable Thérèse, que parce tu m’as appelé. Es-tu déterminée ? — Oui, cher amant ! m’écriai-je, je suis toute à toi ! frappe-moi, je ne crains plus tes coups. »
À l’instant, vous tombâtes entre mes bras ; je saisis, sans hésiter, la flèche qui jusques alors m’avait paru si redoutable, et je la plaçai moi-même à l’embouchure qu’elle menaçait ; vous l’enfonçâtes, sans que vos coups redoublés m’arrachassent le moindre cri : mon attention, fixée sur l’idée du plaisir, ne me laissa pas apercevoir le sentiment de la douleur.

Déjà l’emportement semblait avoir banni la philosophie de l’homme maître de lui-même, lorsque vous me dites avec des sons mal articulés : Je n’userai pas, Thérèse, de tout le droit qui m’est acquis : tu crains de devenir mère, je vais te ménager ; le grand plaisir s’approche ; porte de nouveau ta main sur ton vainqueur, dès que je le retirerai, et aide-le, par quelques secousses, à… Il est temps, ma fille ; je… dé… plaisir…Ah ! je meurs aussi, m’écriai-je ; je ne me sens plus, je… me… pâ…me !… »
Cependant, j’avais saisi le trait, je le serrais légèrement dans ma main, qui lui servait d’étui, et dans laquelle il acheva de parcourir l’espace qui le rapprochait de la volupté. Nous recommençâmes, et nos plaisirs se sont renouvelés, depuis dix ans, dans la même forme, sans trouble, sans enfants, sans inquiétude.