Par Olivier Tonneau, Homerton
College, Cambridge
A la veille de la Révolution, la
France était prise dans le cercle vicieux de la dette publique. La monarchie,
tombée dans la dépendance d’une clique de financiers, écrasait la population
d’impôts dans le vain espoir de rembourser des emprunts souscrits à des taux
exorbitants. Un désastre économique était devenu, aux yeux de tous, un scandale
moral d’une ampleur telle que les fondements mêmes du contrat social s’étaient
effondrés. Les libéraux modérés qui se trouvèrent au pouvoir en 1789 échouèrent
lamentablement à prendre la mesure des attentes dont la population les avait
investis et commirent notamment quatre erreurs qui valent d’être méditées
aujourd’hui.
Dès le printemps 1789, les
paysans avaient unilatéralement cessé de payer les droits féodaux. Plutôt que
de ratifier cette abolition de fait, les modérés cherchèrent à gagner du temps
: ainsi, dans la nuit du 4 août, eut lieu la grande comédie de l’abolition des
privilèges qui exigeait des paysans qu’ils payent la valeur de vingt années de
droits pour en être quittes envers leurs maîtres. Ce fut la première erreur :
la paysannerie se révolta dans le pays tout entier.
La seconde erreur des modérés fut
d’imposer la liberté totale du commerce. Les conséquences étaient pourtant
prévisibles. Dans les décennies 1760 et 1770 déjà, les tentatives de
libéralisation du marché des grains avaient entraîné des révoltes de masse
contre la disette et la cherté. Le laissez-faire était-il cause de la disette ?
Cette question économique ne doit pas occulter les enjeux politiques. La
disette, quelles qu’en soient les causes, fut une bénédiction pour les
producteurs, un fléau pour les consommateurs et un scandale pour les pauvres :
dans les villes et les campagnes, le peuple qui s’était enthousiasmé pour la
déclaration des droits de l’homme exigea que fut respecté le premier de ces
droits – celui de pourvoir à sa subsistance.
Face au mécontentement
grandissant, les modérés réagirent de façon autoritaire – ce fut leur troisième
erreur. Le récit dominant de la Révolution fait son miel de têtes promenées par
les rues au bout de piques ; en réalité, 93% des manifestations qui eurent lieu
à Paris de 1789 à 1795 furent non-violentes. Pourtant les modérés, tenant la
population pour collectivement responsable d’actes de barbarie isolés, décréta
la loi martiale avant, pour plus de sûreté, d’exclure les masses de la
représentation politique en imposant un suffrage censitaire qui restreignait
l’éligibilité aux riches propriétaires. Ayant ainsi polarisé la société selon
des lignes de classes, les libéraux modérés commirent leur quatrième erreur.
Ils tentèrent de reconstituer l’unité nationale par un moyen vieux comme le
monde : déclarer la guerre.
Depuis le début de la Révolution,
Louis XVI avait tenté d’y mettre un terme en appelant des nations étrangères à
envahir la France. Celles-ci, qui avaient d’autres chats à fouetter,
n’opposèrent d’abord au roi qu’une fin de non-recevoir. Sans la propagande
incessante des modérés, il est douteux qu’il serait parvenu à ses fins. Pris
dans les contradictions inextricables du conservatisme, ceux-ci n’osèrent pas
déposer un roi qu’ils considéraient comme la clé de voute des hiérarchies
sociales et entraînèrent la France dans la situation la plus absurde qui soit :
les armées marchèrent au front sous le commandement d’un monarque dont chacun
savait qu’il espérait leur défaite. Le peuple eut beau adresser pétition sur
pétition à l’Assemblée, demandant la déchéance du roi discrédité par l’épisode
de Varennes. Il finit par prendre les choses en main : la monarchie fut
renversée le 10 août 1792. Le Roi fut convaincu de haute trahison par la
Convention Nationale nouvellement élue puis exécuté (mais non « assassiné ») le
21 janvier 1793. Ironie de l’Histoire, si les modérés avaient eu le courage de
déposer le monarque eux-mêmes, il aurait sans doute eu la vie sauve.
Les manigances des modérés eurent
d’immenses conséquences. La guerre prenant une ampleur continentale, la nation
fut soumise à une tension extrême. Le ressentiment envers la Révolution en fut
accru, ce qui ouvrit la voie à la contre-révolution en Vendée et à l’extrémisme
des Enragés à Paris. Exclus de la Convention en juin 1793, les modérés firent
tout leur possible pour dresser les provinces contre la capitale et allèrent
jusqu’à s’allier aux puissances étrangères auxquelles ils avaient eux-mêmes
déclaré la guerre. A l’été 1793, la situation était telle qu’il est difficile
d’imaginer qu’aucun chef d’état, si talentueux fût-il, eût pu redresser la
situation. C’est à ce moment-là, le 27 juillet 1793, que la Convention élut
Robespierre au Comité de Salut Public.
Haï des modérés, Robespierre
devait son immense popularité à ses prises de positions démocrates et
humanistes. Dès les premiers jours de la Révolution, il avait promu la pleine
citoyenneté des Juifs et des comédiens, l’abolition de la peine de mort et de
l’esclavage. Il avait également prévu les conséquences désastreuses des
politiques des modérés : il avait proposé que le droit à l’existence prime la
liberté du commerce, s’était opposé à la loi martiale, avait défendu le
suffrage universel et fait campagne inlassablement contre la guerre. Qui sait
comment la Révolution aurait tourné si ses avis avaient prévalu d’emblée ?
Que la France ait plongé dans le
chaos en 1793 est indéniable : elle connut toutes les horreurs de la guerre
intérieure et extérieure. Que le gouvernement ait pris des mesures extrêmes
pour tenter de rétablir un semblant d’ordre n’a rien d’exceptionnel à l’échelle
de l’Histoire. Que la Terreur nous fasse horreur, cela va de soi. Mais le
subterfuge du récit dominant de la Révolution consiste à glisser discrètement
sur l’écrasante responsabilité des libéraux modérés pour chercher les causes de
la Terreur dans les convictions de Robespierre lui-même : ainsi naît la thèse
selon laquelle la démocratie, l’égalité, l’incorruptibilité seraient sources de
violence, et qu’inversement le double jeu d’élites faisant fi des aspirations
populaires serait indispensable à la paix sociale. Pourtant une politique
fondée sur le respect de la volonté du peuple aurait peut-être seule pu mener
la Révolution à bon port.
La démocratie aurait pu sauver la
Révolution si les modérés ne l’avaient pas égarée d’emblée. Cette analyse ne
livre pas les mêmes enseignements que le récit conventionnel. Elle jette une
lumière inquiétante sur des gouvernements européens déterminés à imposer des
politiques libérales au mépris de l’opposition populaire, n’hésitant pas à
violer les libertés civiles pour faire taire leurs opposants, détournant
l’attention des questions sociales en exploitant sans vergogne les tensions
religieuses et raciales. Incapables de comprendre que la seule façon d’éviter
le glissement du continent vers l’extrême droite est de mettre la barre à
gauche, les modérés d’aujourd’hui souffrent du même aveuglement que leurs
prédécesseurs : ils ne perçoivent pas le point de rupture de l’ordre social
parce qu’ils s’exagèrent le respect qu’ils inspirent aux peuples et leur
capacité à les maintenir sous le joug.
S’il est une leçon à tirer de la
Révolution française, c’est qu’en temps de crise, la prudence ne se confond pas
avec une modération qui n’est trop souvent que complaisance envers les
puissants, mais exige au contraire la vertu, c’est-à-dire l’intransigeante volonté
que justice soit faite. La tête du roi tombant sous le couperet de la
guillotine devrait nous rappeler que la tension ne peut s’accroître
éternellement entre l’ordre et la justice. La Terreur qui ravagea la France
menace toute société passé le point de rupture.
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