mardi 7 juillet 2015

La Révolution vue par Olivier Tonneau


Par Olivier Tonneau, Homerton College, Cambridge


A la veille de la Révolution, la France était prise dans le cercle vicieux de la dette publique. La monarchie, tombée dans la dépendance d’une clique de financiers, écrasait la population d’impôts dans le vain espoir de rembourser des emprunts souscrits à des taux exorbitants. Un désastre économique était devenu, aux yeux de tous, un scandale moral d’une ampleur telle que les fondements mêmes du contrat social s’étaient effondrés. Les libéraux modérés qui se trouvèrent au pouvoir en 1789 échouèrent lamentablement à prendre la mesure des attentes dont la population les avait investis et commirent notamment quatre erreurs qui valent d’être méditées aujourd’hui.

Dès le printemps 1789, les paysans avaient unilatéralement cessé de payer les droits féodaux. Plutôt que de ratifier cette abolition de fait, les modérés cherchèrent à gagner du temps : ainsi, dans la nuit du 4 août, eut lieu la grande comédie de l’abolition des privilèges qui exigeait des paysans qu’ils payent la valeur de vingt années de droits pour en être quittes envers leurs maîtres. Ce fut la première erreur : la paysannerie se révolta dans le pays tout entier.
 
la grande peur de l'été 1789
La seconde erreur des modérés fut d’imposer la liberté totale du commerce. Les conséquences étaient pourtant prévisibles. Dans les décennies 1760 et 1770 déjà, les tentatives de libéralisation du marché des grains avaient entraîné des révoltes de masse contre la disette et la cherté. Le laissez-faire était-il cause de la disette ? Cette question économique ne doit pas occulter les enjeux politiques. La disette, quelles qu’en soient les causes, fut une bénédiction pour les producteurs, un fléau pour les consommateurs et un scandale pour les pauvres : dans les villes et les campagnes, le peuple qui s’était enthousiasmé pour la déclaration des droits de l’homme exigea que fut respecté le premier de ces droits – celui de pourvoir à sa subsistance.

Face au mécontentement grandissant, les modérés réagirent de façon autoritaire – ce fut leur troisième erreur. Le récit dominant de la Révolution fait son miel de têtes promenées par les rues au bout de piques ; en réalité, 93% des manifestations qui eurent lieu à Paris de 1789 à 1795 furent non-violentes. Pourtant les modérés, tenant la population pour collectivement responsable d’actes de barbarie isolés, décréta la loi martiale avant, pour plus de sûreté, d’exclure les masses de la représentation politique en imposant un suffrage censitaire qui restreignait l’éligibilité aux riches propriétaires. Ayant ainsi polarisé la société selon des lignes de classes, les libéraux modérés commirent leur quatrième erreur. Ils tentèrent de reconstituer l’unité nationale par un moyen vieux comme le monde : déclarer la guerre.


Depuis le début de la Révolution, Louis XVI avait tenté d’y mettre un terme en appelant des nations étrangères à envahir la France. Celles-ci, qui avaient d’autres chats à fouetter, n’opposèrent d’abord au roi qu’une fin de non-recevoir. Sans la propagande incessante des modérés, il est douteux qu’il serait parvenu à ses fins. Pris dans les contradictions inextricables du conservatisme, ceux-ci n’osèrent pas déposer un roi qu’ils considéraient comme la clé de voute des hiérarchies sociales et entraînèrent la France dans la situation la plus absurde qui soit : les armées marchèrent au front sous le commandement d’un monarque dont chacun savait qu’il espérait leur défaite. Le peuple eut beau adresser pétition sur pétition à l’Assemblée, demandant la déchéance du roi discrédité par l’épisode de Varennes. Il finit par prendre les choses en main : la monarchie fut renversée le 10 août 1792. Le Roi fut convaincu de haute trahison par la Convention Nationale nouvellement élue puis exécuté (mais non « assassiné ») le 21 janvier 1793. Ironie de l’Histoire, si les modérés avaient eu le courage de déposer le monarque eux-mêmes, il aurait sans doute eu la vie sauve.
 
prise des Tuileries, le 10 août 1792
Les manigances des modérés eurent d’immenses conséquences. La guerre prenant une ampleur continentale, la nation fut soumise à une tension extrême. Le ressentiment envers la Révolution en fut accru, ce qui ouvrit la voie à la contre-révolution en Vendée et à l’extrémisme des Enragés à Paris. Exclus de la Convention en juin 1793, les modérés firent tout leur possible pour dresser les provinces contre la capitale et allèrent jusqu’à s’allier aux puissances étrangères auxquelles ils avaient eux-mêmes déclaré la guerre. A l’été 1793, la situation était telle qu’il est difficile d’imaginer qu’aucun chef d’état, si talentueux fût-il, eût pu redresser la situation. C’est à ce moment-là, le 27 juillet 1793, que la Convention élut Robespierre au Comité de Salut Public.


Haï des modérés, Robespierre devait son immense popularité à ses prises de positions démocrates et humanistes. Dès les premiers jours de la Révolution, il avait promu la pleine citoyenneté des Juifs et des comédiens, l’abolition de la peine de mort et de l’esclavage. Il avait également prévu les conséquences désastreuses des politiques des modérés : il avait proposé que le droit à l’existence prime la liberté du commerce, s’était opposé à la loi martiale, avait défendu le suffrage universel et fait campagne inlassablement contre la guerre. Qui sait comment la Révolution aurait tourné si ses avis avaient prévalu d’emblée ?

Que la France ait plongé dans le chaos en 1793 est indéniable : elle connut toutes les horreurs de la guerre intérieure et extérieure. Que le gouvernement ait pris des mesures extrêmes pour tenter de rétablir un semblant d’ordre n’a rien d’exceptionnel à l’échelle de l’Histoire. Que la Terreur nous fasse horreur, cela va de soi. Mais le subterfuge du récit dominant de la Révolution consiste à glisser discrètement sur l’écrasante responsabilité des libéraux modérés pour chercher les causes de la Terreur dans les convictions de Robespierre lui-même : ainsi naît la thèse selon laquelle la démocratie, l’égalité, l’incorruptibilité seraient sources de violence, et qu’inversement le double jeu d’élites faisant fi des aspirations populaires serait indispensable à la paix sociale. Pourtant une politique fondée sur le respect de la volonté du peuple aurait peut-être seule pu mener la Révolution à bon port.

La démocratie aurait pu sauver la Révolution si les modérés ne l’avaient pas égarée d’emblée. Cette analyse ne livre pas les mêmes enseignements que le récit conventionnel. Elle jette une lumière inquiétante sur des gouvernements européens déterminés à imposer des politiques libérales au mépris de l’opposition populaire, n’hésitant pas à violer les libertés civiles pour faire taire leurs opposants, détournant l’attention des questions sociales en exploitant sans vergogne les tensions religieuses et raciales. Incapables de comprendre que la seule façon d’éviter le glissement du continent vers l’extrême droite est de mettre la barre à gauche, les modérés d’aujourd’hui souffrent du même aveuglement que leurs prédécesseurs : ils ne perçoivent pas le point de rupture de l’ordre social parce qu’ils s’exagèrent le respect qu’ils inspirent aux peuples et leur capacité à les maintenir sous le joug.

S’il est une leçon à tirer de la Révolution française, c’est qu’en temps de crise, la prudence ne se confond pas avec une modération qui n’est trop souvent que complaisance envers les puissants, mais exige au contraire la vertu, c’est-à-dire l’intransigeante volonté que justice soit faite. La tête du roi tombant sous le couperet de la guillotine devrait nous rappeler que la tension ne peut s’accroître éternellement entre l’ordre et la justice. La Terreur qui ravagea la France menace toute société passé le point de rupture. 

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