Paru en 1753 dans le 3è tome de l'Encyclopédie, l'article déchaîna la colère des Jésuites.
Je sais que les maîtres les plus sensés déplorent ces abus, avec
encore plus de force que nous ne faisons ici ; presque tous désirent
passionnément qu’on donne à l’éducation des collèges une autre
forme : nous ne faisons qu’exposer ici ce qu’ils pensent, et ce que
personne d’entre eux n’ose écrire : mais le train une fois établi a sur
eux un pouvoir dont ils ne sauraient s’affranchir ; et en matière
d’usage, ce sont
les gens d’esprit qui reçoivent la loi des sots. Je n’ai donc garde
dans ces réflexions sur l’éducation publique, de faire la satire de ceux
qui enseignent ; ces sentiments seraient bien éloignés de la
reconnaissance dont je fais profession pour mes maîtres : je conviens
avec eux que l’autorité supérieure du gouvernement est seule capable
d’arrêter les progrès d’un si grand mal ; je dois même avouer que
plusieurs professeurs de l’université de Paris s’y opposent autant qu’il
leur est possible, et qu’ils osent s’écarter en quelque chose de la
routine ordinaire, au risque d’être blâmés par le plus grand nombre.
S’ils osaient encore davantage, et si leur exemple était suivi, nous
verrions peut-être enfin les études changer de face parmi nous : mais
c’est un avantage qu’il ne faut attendre que du temps, si même le temps
est capable de nous le procurer. La vraie Philosophie a beau se répandre
en France de jour en jour ; il lui est bien plus difficile de pénétrer
chez les corps que chez les particuliers : ici elle ne trouve qu’une
tête à forcer, si on peut parler ainsi, là elle en trouve mille.
L’université de Paris, composée de particuliers qui ne forment
d’ailleurs entre eux aucun corps régulier ni ecclésiastique, aura moins
de peine à secouer le joug des préjugés dont les écoles sont encore
pleines.
Parmi les différentes inutilités qu’on apprend aux enfants dans les collèges,
j’ai négligé de faire mention des tragédies, parce qu’il me semble que
l’université de Paris commence à les proscrire presque entièrement : on
en a l’obligation à feu M. Rollin, un des hommes qui ont travaillé le
plus utilement pour l’éducation de la jeunesse : à ces déclamations de
vers il a substitué les exercices, qui sont au moins beaucoup plus
utiles, quoiqu’ils pussent l’être encore davantage. On convient
aujourd’hui assez généralement que ces tragédies sont une perte de temps
pour les écoliers et pour les maîtres : c’est pis encore quand on les
multiplie au point d’en représenter plusieurs pendant l’année, et
quand on y joint d’autres appendices encore plus ridicules, comme des
explications d’énigmes, des ballets, et des comédies tristement ou
ridiculement plaisantes. (...)
![]() |
le professeur Charles Rollin |
Il me semble qu’il ne serait pas impossible de donner une autre forme à l’éducation des collèges :
pourquoi passer six ans à apprendre, tant bien que mal, une langue
morte ? Je suis bien éloigné de désapprouver l’étude d’une langue dans
laquelle les Horaces et les Tacites ont écrit ; cette étude est
absolument nécessaire pour connaître leurs admirables ouvrages : mais je
crois qu’on devrait se borner à les entendre, et que le temps qu’on
emploie à composer en Latin est un temps perdu. Ce temps serait bien mieux
employé à apprendre par principes sa propre langue, qu’on ignore
toujours au sortir du collège, et qu’on ignore au point de la
parler très mal. Une bonne grammaire Françoise serait tout à la fois une
excellente Logique, et une excellente Métaphysique, et vaudrait
bien les rapsodies qu’on lui substitue. D’ailleurs, quel Latin que celui
de certains collèges ! nous en appelons au jugement des connaisseurs. (...)
Concluons de ces réflexions, que les compositions Latines sont
sujettes à de grands inconvénients, et qu’on ferait beaucoup mieux d’y
substituer des compositions Françoises ; c’est ce qu’on commence à
faire dans l’université de Paris : on y tient cependant encore au Latin
par préférence, mais enfin on commence à y enseigner le François.
J’ai entendu quelquefois regretter les thèses qu’on soutenait
autrefois en Grec ; j’ai bien plus de regret qu’on ne les soutienne pas
en François ; on serait obligé d’y parler raison, ou de se taire.
Les langues étrangères dans lesquelles nous avons un grand nombre de
bons auteurs, comme l’Anglais et l’Italien, et peut-être
l’Allemand et l’Espagnol, devraient aussi entrer dans l’éducation des
collèges ; la plupart seraient plus utiles à savoir que des langues mortes, dont les savants seuls sont à portée de faire usage.
J’en dis autant de l’Histoire et de toutes les sciences qui s’y
rapportent, comme la Chronologie et la Géographie. Malgré le peu de
cas que l’on paraît faire dans les collèges de l’étude de
l’Histoire, c’est peut-être l’enfance qui est le temps le plus propre à
l’apprendre. L’Histoire assez inutile au commun des hommes, est fort
utile aux enfants, par les exemples qu’elle leur présente, et les
leçons vivantes de vertu qu’elle peut leur donner, dans un âge ou ils
n’ont point encore de principes fixes, ni bons ni mauvais. Ce n’est pas à
trente ans qu’il faut commencer à l’apprendre, à moins que ce ne soit
pour la simple curiosité ; parce qu’à trente ans l’esprit et le cœur
sont ce qu’ils seront pour toute la vie. Au reste, un homme d’esprit de
ma connaissance voudrait qu’on étudiât et qu’on enseignât l’Histoire
à rebours, c’est-à-dire en commençant par notre temps, et remontant
de là aux siècles passés. Cette idée me paraît très juste, et
très philosophique : à quoi bon ennuyer d’abord un enfant de l’histoire
de Pharamond, de Clovis, de Charlemagne, de César, et d’Alexandre, et lui laisser ignorer celle de son temps, comme il arrive presque
toujours, par le dégoût que les commencements lui inspirent ?
A l’égard de la Rhétorique, on voudrait qu’elle consistât beaucoup
plus en exemples qu’en préceptes ; qu’on ne se bornât pas à lire des
auteurs anciens, et à les faire admirer quelquefois assez
mal-à-propos ; qu’on eût le courage de les critiquer souvent, les
comparer avec les auteurs modernes, et de faire voir en quoi nous
avons de l’avantage ou du désavantage sur les Romains et sur les
Grecs. Peut-être même devrait-on faire précéder la Rhétorique par la
Philosophie ; car enfin, il faut apprendre à penser avant que d’écrire.
Dans la Philosophie, on bornerait la Logique à quelques lignes ; la
Métaphysique, à un abrégé de Locke ; la Morale purement philosophique,
aux ouvrages de Sénèque et d’Epictète ; la Morale chrétienne, au
sermon de Jésus-Christ sur la montagne ; la Physique, aux expériences et à la Géométrie, qui est de toutes les logiques et physiques la
meilleure.
On voudrait enfin qu’on joignît à ces différentes études, celle des
beaux Arts, et surtout de la Musique, étude si propre pour former le
goût, et pour adoucir les mœurs (...)
Ce plan d’études irait, je l’avoue, à multiplier les maîtres et le
temps de l’éducation. Mais 1°. il me semble que les jeunes gens en
sortant plus tard du collège, y gagneraient de toutes manières,
s’ils en sortaient plus instruits. 2°. Les enfants sont plus capables
d’application et d’intelligence qu’on ne le croit communément ; j’en
appelle à l’expérience ; et si, par exemple, on leur apprenait de
bonne heure la Géométrie, je ne doute point que les prodiges et les
talents précoces en ce genre ne fussent beaucoup plus fréquents : il n’est
guère de science dont on ne puisse instruire l’esprit le plus borné,
avec beaucoup d’ordre et de méthode ; mais c’est là pour l’ordinaire
par où l’on pèche. 3°. Il ne serait pas nécessaire d’appliquer tous les
enfants à tous ces objets à la fois ; on pourrait ne les montrer que
successivement ; quelques-uns pourraient se borner à un certain genre ; et dans cette quantité prodigieuse, il serait bien difficile qu’un
jeune homme n’eût du goût pour aucun. Au reste c’est au gouvernement,
comme je l’ai dit, à faire changer là-dessus la routine et l’usage ;
qu’il parle, et il se trouvera assez de bons citoyens pour proposer
un excellent plan d’études. Mais en attendant cette réforme, dont nos
neveux auront peut-être le bonheur de jouir, je ne balance point à
croire que l’éducation des collèges, telle qu’elle est, est
sujette à beaucoup plus d’inconvénients qu’une éducation privée, où il
est beaucoup plus facile de se procurer les diverses connaissances dont
je viens de faire le détail.
![]() |
Emile ou de l'éducation |
Je sais qu’on fait sonner très-haut deux grands avantages en faveur de l’éducation des collèges,
la société et l’émulation : mais il me semble qu’il ne serait pas
impossible de se les procurer dans l’éducation privée, en liant ensemble
quelques enfants à peu près de la même force et du même âge.
D’ailleurs, j’en prends à témoin les maîtres, l’émulation dans les collèges
est bien rare ; et à l’égard de la société, elle n’est pas sans de
grands inconvénients : j’ai déjà touché ceux qui en résultent par rapport
aux mœurs ; mais je veux parler ici d’un autre qui n’est que trop
commun, surtout dans les lieux où on élève beaucoup de jeune noblesse ;
on leur parle à chaque instant de leur naissance et de leur
grandeur, et par là on leur inspire, sans le vouloir, des sentiments
d’orgueil à l’égard des autres. On exhorte ceux qui président à
l’instruction de la jeunesse, à s’examiner soigneusement sur un point de
si grande importance.
Un autre inconvénient de l’éducation des collèges, est que le
maître se trouve obligé de proportionner sa marche au plus grand nombre
de ses disciples, c’est-à-dire aux génies médiocres ; ce qui entraîne
pour les génies plus heureux une perte de temps considérable.
Je ne puis m’empêcher non plus de faire sentir à cette occasion les
inconvénients de l’instruction gratuite, et je suis assuré d’avoir ici
pour moi tous les professeurs les plus éclairés et les plus
célèbres : si cet établissement a fait quelque bien aux disciples, il a
fait encore plus de mal aux maîtres.
Au reste, si l’éducation de la jeunesse est négligée, ne nous en
prenons qu’à nous-mêmes, et au peu de considération que nous
témoignons à ceux qui s’en chargent ; c’est le fruit de cet esprit de
futilité qui règne dans notre nation, et qui absorbe, pour ainsi
dire, tout le reste. En France on sait peu de gré à quelqu’un de remplir
les devoirs de son état ; on aime mieux qu’il soit frivole.
Voilà ce que l’amour du bien public m’a inspiré de dire ici sur
l’éducation, tant publique que privée : d’où il s’ensuit que l’éducation
publique ne devrait être la ressource que des enfants dont les parents ne
sont malheureusement pas en état de fournir à la dépense d’une
éducation domestique. Je ne puis penser sans regret au temps que j’ai
perdu dans mon enfance : c’est à l’usage établi, et non à mes
maîtres, que j’impute cette perte irréparable ; et je voudrais que
mon expérience pût être utile à ma patrie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...