Paru en 1753 dans le 3è tome de l'Encyclopédie, l'article déchaîna la colère des Jésuites.
(...) Mais avant que de traiter un sujet si important, je dois prévenir les
lecteurs désintéressés, que cet article pourra choquer quelques
personnes, quoique ce ne soit pas mon intention : je n’ai pas plus de
sujet de haïr ceux dont je vais parler, que de les craindre ; il en est
même plusieurs que j’estime, et quelques-uns que j’aime et que je
respecte : ce n’est point aux hommes que je fais la guerre, c’est aux
abus, à des abus qui choquent et qui affligent comme moi la plupart
même de ceux qui contribuent à les entretenir, parce qu’ils craignent de
s’opposer au torrent. La matière dont je vais parler intéresse le
gouvernement et la religion, et mérite bien qu’on en parle avec
liberté, sans que cela puisse offenser personne : après cette
précaution, j’entre en matière.
d'Alembert |
On peut réduire à cinq chefs l’éducation publique ; les Humanités, la Rhétorique, la Philosophie, les Mœurs, et la Religion.
Humanités. On appelle ainsi le temps qu’on emploie dans les collèges
à s’instruire des préceptes de la langue Latine. Ce temps est d’environ
six ans : on y joint vers la fin quelque connaissance très superficielle
du Grec ; on y explique, tant bien que mal, les auteurs de l’antiquité
les plus faciles à entendre ; on y apprend aussi, tant bien que mal, à
composer en Latin ; je ne sache pas qu’on y enseigne autre chose. Il
faut pourtant convenir que dans l’université de Paris, où chaque
professeur est attaché à une classe particulière, les Humanités sont
plus fortes que dans les collèges de réguliers, où les
professeurs montent de classe en classe, et s’instruisent avec leurs
disciples, en apprenant avec eux ce qu’ils devraient leur enseigner. Ce
n’est point la faute des maîtres, c’est, encore une fois, la faute de
l’usage.
Rhétorique. Quand on sait ou qu’on croit savoir assez de
Latin, on passe en Rhétorique : c’est alors qu’on commence à produire
quelque chose de soi-même ; car jusqu’alors on n’a fait que traduire,
soit de Latin en Français, soit de Français en Latin. En Rhétorique on
apprend d’abord à étendre une pensée, à circonduire et allonger
des périodes, et peu à peu l’on en vient enfin à des discours en
forme, toujours, ou presque toujours, en langue Latine. On donne à ces
discours le nom d’amplifications ; nom très-convenable en effet,
puisqu’ils consistent pour l’ordinaire à noyer dans deux feuilles de
verbiage, ce qu’on pourrait et ce qu’on devrait dire en deux lignes.
Je ne parle point de ces figures de Rhétorique si chères à quelques
pédants modernes, et dont le nom même est devenu si ridicule, que les
professeurs les plus sensés les ont entièrement bannies de leurs leçons.
Il en est pourtant encore qui en font grand cas, et il est assez
ordinaire d’interroger sur ce sujet important ceux qui aspirent à la
maîtrise-es-Arts.
il définit le système d'éducation des Jésuites |
Philosophie. Après avoir passé sept ou huit ans à apprendre
des mots, ou à parler sans rien dire, on commence enfin, ou on croit
commencer, l’étude des choses ; car c’est la vraie définition de la
Philosophie. Mais il s’en faut bien que celle des collèges mérite ce nom : elle ouvre pour l’ordinaire par un compendium,
qui est, si on peut parler ainsi, le rendez-vous d’une infinité de
questions inutiles sur l’existence de la Philosophie, sur la philosophie
d’Adam, etc. On passe de là en Logique : celle qu’on enseigne, du moins dans un grand nombre de collèges,
est à peu près celle que le maître de Philosophie se propose
d’apprendre au Bourgeois gentilhomme : on y enseigne à bien concevoir
par le moyen des universaux, à bien juger par le moyen des catégories, et à bien construire un syllogisme par le moyen des figures, barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, etc. On y demande si la Logique est un art ou une science ; si la conclusion est de l’essence du Syllogisme, etc. etc. etc. Toutes questions qu’on ne trouvera point dans l’art de penser ;
ouvrage excellent, mais auquel on a peut-être reproché avec quelque
raison d’avoir fait des règles de la Logique un trop gros volume. La
Métaphysique est à peu près dans le même goût ; on y mêle aux plus
importantes vérités, les discussions les plus futiles : avant et
après avoir démontré l’existence de Dieu, on traite avec le même soin
les grandes questions de la distinction formelle ou virtuelle, de
l’universel de la part de la chose et une infinité d’autres ;
n’est-ce pas outrager et blasphémer en quelque sorte la plus grande
des vérités, que de lui donner un si ridicule et si misérable
voisinage ? Enfin dans la Physique on bâtit à sa mode un système du
monde ; on y explique tout, ou presque tout ; on y suit ou on y réfute à
tort et à travers Aristote, Descartes, et Newton. On termine ce
cours de deux années par quelques pages sur la Morale, qu’on rejette
pour l’ordinaire à la fin, sans doute comme la partie la moins
importante.
la menace de la férule |
Mœurs et Religion. Nous rendrons sur le premier de ces deux
articles la justice qui est due aux soins de la plupart des maîtres ;
mais nous en apellons en même temps à leur témoignage, et nous
gémirons d’autant plus volontiers avec eux sur la corruption dont on ne
peut justifier la jeunesse des collèges, que cette corruption ne
saurait leur être imputée. A l’égard de la Religion, on tombe sur ce
point dans deux excès également à craindre : le premier et le plus
commun, est de réduire tout en pratiques extérieures, et d’attacher à
ces pratiques une vertu qu’elles n’ont assurément pas : le second est
au contraire de vouloir obliger les enfants à s’occuper uniquement de cet
objet, et de leur faire négliger pour cela leurs autres études, par
lesquelles ils doivent un jour se rendre utiles à leur patrie. Sous
prétexte que Jesus-Christ a dit qu’il faut toujours prier, quelques
maîtres, et surtout ceux qui sont dans certains principes de
rigorisme, voudraient que presque tout le temps destiné à l’étude se
passât en méditations et en catéchismes ; comme si le travail et
l’exactitude à remplir les devoirs de son état, n’était pas la prière la
plus agréable à Dieu. Aussi les disciples qui soit par tempérament,
soit par paresse, soit par docilité, se conforment sur ce point aux
idées de leurs maîtres, sortent pour l’ordinaire du collège avec un degré d’imbécillité et d’ignorance de plus.
Il résulte de ce détail, qu’un jeune homme après avoir passé dans un collège
dix années, qu’on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie,
en sort, lorsqu’il a le mieux employé son temps, avec la connaissance
très imparfaite d’une langue morte, avec des préceptes de Rhétorique et des principes de Philosophie qu’il doit tâcher d’oublier ; souvent
avec une corruption de mœurs dont l’altération de la santé est la
moindre suite ; quelquefois avec des principes d’une dévotion
mal entendue ; mais plus ordinairement avec une connaissance de la
Religion si superficielle, qu’elle succombe à la première conversation
impie, ou à la première lecture dangereuse.
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