jeudi 2 juillet 2015

Thérèse philosophe (6)

Roman pornographique (souvent attribué au marquis d'Argens) distribué clandestinement en 1748, Thérèse philosophe connut un succès considérable dans la France des Lumières.
Tombée amoureuse d'un comte, Thérèse hésite encore à accepter ses avances. La peur d'enfanter et l'habitude du plaisir solitaire (ou manuélisme) l'empêchent de se livrer corps et âme à son amant.



Enfin, mon cher comte, vous commenciez à vous sentir fatigué de mes refus, lorsque vous vous avisâtes de me faire venir de Paris votre bibliothèque galante, avec votre collection de tableaux dans le même genre. Le goût que je fis paraître pour les livres, et encore plus pour la peinture, vous fit imaginer deux moyens qui vous réussirent. « Vous aimez donc, mademoiselle Thérèse, me dîtes-vous en plaisantant, les lectures et les peintures galantes ? J’en suis ravi : vous aurez du plus saillant ; mais capitulons, s’il vous plaît : je consens à vous prêter et à placer dans votre appartement ma bibliothèque et mes tableaux pendant un an, pourvu que vous vous engagiez à rester pendant quinze jours sans porter même la main à cette partie qui, en bonne justice, devrait bien être aujourd’hui de mon domaine, et que vous fassiez sincèrement divorce au manuélisme. Point de quartier, ajoutâtes-vous ; il est juste que chacun mette un peu de complaisance dans le commerce. J’ai de bonnes raisons pour exiger celle-ci de vous : optez ; sans cet arrangement, point de livres, point de tableaux. »
J’hésitai peu, je fis vœu de continence pour quinze jours. « Ce n’est pas tout, me dîtes-vous encore : imposons-nous des conditions réciproques : il n’est pas équitable que vous fassiez un pareil sacrifice pour la vue de ces tableaux ou pour une lecture momentanée. Faisons une gageure, que vous gagnerez sans doute. Je parie ma bibliothèque et mes tableaux, contre votre pucelage, que vous n’observerez pas la continence pendant quinze jours, ainsi que vous le promettez. — En vérité, monsieur, vous répondis-je d’un air un peu piqué, vous avez une idée bien singulière de mon tempérament, et vous me croyez bien peu maîtresse de moi-même ! — Oh ! mademoiselle, répliquâtes-vous, point de procès, je vous prie : je n’y suis pas heureux avec vous. Je sens, au reste, que vous ne devinez point l’objet de ma proposition : écoutez-moi. N’est-il pas vrai que toutes les fois que je vous fais un présent, votre amour-propre paraît blessé de le recevoir d’un homme que vous ne rendez pas aussi content qu’il pourrait l’être ? Eh bien ! la bibliothèque et les tableaux, que vous aimez tant, ne vous feront pas rougir, puisqu’ils ne seront à vous que parce que vous les aurez gagnés. — Mon cher comte, repris-je, vous me tendez des pièges ; mais vous en serez la dupe, je vous en avertis. J’accepte la gageure ! m’écriai-je, et je m’oblige, qui plus est, à ne m’occuper, toutes les matinées, qu’à lire vos livres et à voir vos tableaux enchanteurs. »
Tout fut porté par vos ordres dans ma chambre. Je dévorai des yeux, ou, pour mieux dire, je parcourus tour à tour, pendant les quatre premiers jours, l’Histoire du Portier des Chartreux, celle de la Tourière des Carmélites, l’Académie des Dames, les Lauriers ecclésiastiques, Thémidore, Frétillon, la Fille de Joie, l’Arétin, etc., et nombre d’autres de cette espèce, que je ne quittai que pour examiner avec avidité des tableaux où les postures les plus lascives étaient rendues avec un coloris et une expression qui portaient un feu brûlant dans mes veines.
Le cinquième jour, après une heure de lecture, je tombai dans une espèce d’extase. Couchée sur mon lit, les rideaux ouverts de toutes parts, deux tableaux, les Fêtes de Priape, les Amours de Mars et de Vénus, me servaient de perspective. L’imagination échauffée par les attitudes qui y étaient représentées, je me débarrassai de draps et de couverture, et, sans réfléchir si la porte de ma chambre était bien fermée, je me mis en devoir d’imiter toutes ces postures que je voyais. Chaque figure m’inspirait le sentiment que le peintre y avait donné. Deux athlètes qui étaient à la partie gauche du tableau des Fêtes de Priape m’enchantaient, me transportaient, par la conformité du goût de la petite femme au mien. Machinalement, ma main droite se porta où celle de l’homme était placée, et j’étais au moment d’y enfoncer le doigt, lorsque la réflexion me retint. J’aperçus l’illusion, et le souvenir des conditions de notre gageure m’obligea de lâcher prise.

Que j’étais bien éloignée de vous croire spectateur de mes faiblesses, si ce doux penchant de la nature en est une, et que j’étais folle, grands dieux ! de résister aux plaisirs inexprimables d’une jouissance réelle ! Tels sont les effets du préjugé : ils nous aveuglent, ils sont nos tyrans. D’autres parties de ce premier tableau excitaient tour à tour mon admiration et ma pitié. Enfin, je jetai les yeux sur le second. Quelle lasciveté dans l’attitude de Vénus ! Comme elle, je m’étendis mollement ; les cuisses un peu éloignées, les bras voluptueusement ouverts, j’admirais l’attitude brillante du dieu Mars. Le feu dont ses yeux, et surtout sa lance, paraissaient être animés passa dans mon cœur. Je me coulais sur mes draps, mes fesses s’agitaient voluptueusement, comme pour porter en avant la couronne destinée au vainqueur.
« Quoi ! m’écriai-je, les divinités même font leur bonheur d’un bien que je refuse ! Ah ! cher amant, je n’y résiste plus ! Parais, comte, je ne crains plus ton dard : tu peux percer ton amante ; tu peux même choisir où tu voudras frapper : tout m’est égal ; je souffrirai tes coups avec constance, sans murmurer ; et pour assurer ton triomphe, tiens, voilà mon doigt placé ! »
Quelle surprise ! quel heureux moment ! Vous parûtes tout à coup plus fier, plus brillant que Mars ne l’était dans le tableau. Une légère robe de chambre qui vous couvrait fut arrachée. « J’ai eu trop de délicatesse, me dites-vous, pour profiter du premier avantage que tu m’as donné : j’étais à la porte, d’où j’ai tout vu, tout entendu ; mais je n’ai pas voulu devoir mon bonheur au gain d’une gageure ingénieuse. Je ne parais, mon aimable Thérèse, que parce tu m’as appelé. Es-tu déterminée ? — Oui, cher amant ! m’écriai-je, je suis toute à toi ! frappe-moi, je ne crains plus tes coups. »
À l’instant, vous tombâtes entre mes bras ; je saisis, sans hésiter, la flèche qui jusques alors m’avait paru si redoutable, et je la plaçai moi-même à l’embouchure qu’elle menaçait ; vous l’enfonçâtes, sans que vos coups redoublés m’arrachassent le moindre cri : mon attention, fixée sur l’idée du plaisir, ne me laissa pas apercevoir le sentiment de la douleur.

Déjà l’emportement semblait avoir banni la philosophie de l’homme maître de lui-même, lorsque vous me dites avec des sons mal articulés : Je n’userai pas, Thérèse, de tout le droit qui m’est acquis : tu crains de devenir mère, je vais te ménager ; le grand plaisir s’approche ; porte de nouveau ta main sur ton vainqueur, dès que je le retirerai, et aide-le, par quelques secousses, à… Il est temps, ma fille ; je… dé… plaisir…Ah ! je meurs aussi, m’écriai-je ; je ne me sens plus, je… me… pâ…me !… »
Cependant, j’avais saisi le trait, je le serrais légèrement dans ma main, qui lui servait d’étui, et dans laquelle il acheva de parcourir l’espace qui le rapprochait de la volupté. Nous recommençâmes, et nos plaisirs se sont renouvelés, depuis dix ans, dans la même forme, sans trouble, sans enfants, sans inquiétude.

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