lundi 28 octobre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (8e épisode-année 1769)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.
Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1769, marquée par le nouveau triomphe de Voltaire dans l'affaire Sirven.
 
Bachaumont

  Janvier 1769 :

Les libraires de Paris se proposent de faire une nouvelle édition du fameux Dictionnaire de l'Encyclopédie. On ne peut qu'applaudir à cette entreprise , si les éditeurs savent profiter des justes critiques qu'on a faites de ce célèbre ouvrage, dépôt éternel des connaissances et des délires de l'esprit humain. On sait avec quelle négligence nombre d'articles ont été rédigés, combien d'autres ont dicté la passion et l'esprit de parti, comment la cupidité a introduit dans cette société une quantité de manœuvres à ce travail : en sorte que les deux tiers de cette compilation immense ont besoin d'être refondus ou du moins revus et corrigés. Mais le lieu même paraît déjà faire craindre qu'on ne laisse pas aux auteurs toute la liberté qu'exige un livre de cette espèce. L'impression de Paris est sujette à tant de gênes, tant de gens se mêlent de cette partie de la police, on y est si facile à donner accès aux plaintes des mécontents de tout genre, de tout ordre, de tout caractère, qu'il est presque impossible qu'une entreprise de cette étendue y arrive à sa perfection.

(NDLR : les deux derniers volumes de planches paraîtront en 1772. Quant à l'Encyclopédie Panckoucke, elle ne verra le jour que bien plus tard, en 1782)

  
  Mars 1769 :

M. de Bougainville raconte beaucoup de choses de son voyage, il prétend entre autres merveilles avoir découvert aux Terres Australes une nouvelle île, dont les mœurs sont admirables , dont l'administration civile fait honte aux gouvernements les plus policés de l'Europe : il ne tarit point sur les détails charmants qu'il en raconte. Il est bien à craindre que ce nouveau Robinson n'ait acquis ce goût du merveilleux, si ordinaire aux voyageurs, et que son imagination exaltée ne lui fasse voir les objets tout autres qu'ils ne sont.

 
Bougainville à Tahiti en 1768

  Avril 1769.

Par différentes lettres que monsieur de Voltaire a écrites dans ce pays-ci, on sait que ce grand poète a renouvelé cette année le spectacle édifiant de l'année dernière, et qu'il a encore fait ses pâques avec beaucoup de dévotion, mais d'une façon moins publique : il a prétexté des incommodités pour rester dans son lit et recevoir la communion chez lui.



On apprend que M. de Voltaire, avant sa communion dernière, a prononcé un beau et pathétique discours , où il s’est expliqué catégoriquement sur la foi, et où il a renié toutes ces malheureuses brochures qu’on lui attribue.

(NDLR : Désireux de rentrer en France, Voltaire multipliait depuis plus d'un an les appels du pied à destination de la Cour. Ses efforts demeurèrent vains...)


Juillet 1769.

On vient d'imprimer un petit recueil contenant la réquisition de monsieur de Voltaire à son curé, en date du 30 mars dernier, pour le solliciter de lui donner la communion chez lui, attendu les infirmités de ce seigneur, qui ne lui permettent pas de se rendre à l'église; il fait valoir toutes les autorités de la puissance spirituelle et temporelle, dont il appuie sa demande : une déclaration du malade, en date du 31 mars, qui, sur le point de satisfaire au devoir pascal par les mains du curé rendu chez lui à sa réquisition , fait l'énumération des articles de sa croyance, dont il fait serment ensuite sur son Dieu qu'il tient dans la bouche (…) A la suite de ces différentes pièces est un certificat de plusieurs témoins et habitants de Ferney, qui déposent de la religion, des mœurs et du bien qu'a fait M. de Voltaire dans la paroisse depuis qu'il y est , paroisse qui est dans le meilleur état aujourd'hui, et dont la population est augmentée du double depuis qu'il y réside.

Il était réservé à nos jours, et à un génie aussi original que celui de M. de Voltaire, de donner un pareil spectacle, d'en répandre les détails par l'impression, et de les consigner dans un écrit public pour les faire passer jusques à la postérité la plus reculée. Cet auteur impie, non content d'avoir couvert la religion de tous les ridicules possibles, par des écrits de toutes espèces reproduits sous mille formes différentes, et dont plusieurs se divulguaient encore au moment où il tenait son Dieu dans la bouche, semble avoir voulu y mettre le dernier sceau, par une farce que nos ancêtres plus zélés auraient puni des plus cruels supplices.



  Juillet 1769 :

M. de Bougainville, après avoir présenté au roi, aux princes et aux ministres le sauvage qu'il a ramené de son dernier voyage, se fait un plaisir de le produire chez les particuliers curieux de le voir. Sa figure n'a rien d'extraordinaire, ni en beauté ni en laideur ; il est d'une taille plus grande que petite, d'un teint olivâtre ; ses traits sont bien prononcés et caractérisent un homme de trente ans. Il est fort bien constitué ; il ne manque point d'intelligence ; il s'exprime encore mal en français, et mélange sa  langue avec celle-là. M. de Bougainville prétend connaître environ trois cents mots de la sienne. Ce patagon ( car il veut qu'il soit tel ) se fait très bien à ce pays-ci ; il affecte de ne rien trouver de frappant, et il n'a témoigné aucune émotion à la vue de toutes les beautés du château de Versailles. Il aime beaucoup notre cuisine, boit et mange avec une grande présence d'esprit ; il se grise volontiers ; mais sa grande passion est celle des femmes, auxquelles il se livre indistinctement. Elle est généralement celle de ses compatriotes. M. de Bougainville prétend que, dans le pays où il a pris ce sauvage, un des principaux chef du lieu, hommes et femmes se livrent sans pudeur au péché de la chair ; qu'à la face du ciel et de la terre ils se copulent sur la première natte offerte, d'où il est venu l'idée d'appeler cette île l’île de Cythère, nom qu'elle mérite également par la beauté du climat, du sol, du site, du lieu et de ses productions. Du reste, quand on le pousse de questions sur la position véritable de sa découverte, ce voyageur s'enveloppe mystérieusement et ne se laisse point pénétrer.

 (NDLR : placé sous la protection de Bougainville, Aotourou demeura en France jusqu'en 1770)


  Décembre 1769 :

On a parlé depuis longtemps des mouvements que M. de Voltaire s'était donnés pour faire rendre justice à la famille des Sirven, ces malheureux père et mère, accusés d'être auteurs du meurtre de leur fille, et condamnés comme tels par contumace au parlement de Toulouse. Ils ont eu le courage de se rendre en cette ville, de faire juger la contumace, et ils ont été déclares généralement innocents : on les a remis en liberté et en possession de tous leurs biens, qui avaient été confisqués au profit du Roi par le domaine, suite nécessaire de l'arrêt.

Cet événement, qu'on doit principalement aux soins et aux réclamations de M. de Voltaire, assure de plus en plus à ce poète philosophe une place parmi les bienfaiteurs de l'humanité.

(NDLR : dans son épître à Boileau (1768), Voltaire avait écrit : "du fond de mes déserts aux malheureux propices / pour Sirven opprimé, je demande justice")

à suivre ici
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mardi 22 octobre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (7e épisode-année 1768)



Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.
Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1768, marquée par la mort de la reine Marie Leczynska. Il y est toujours question de Rousseau, que ses ennemis parisiens continuent de surveiller.

Bachaumont
 Juin I768

Il est très vrai que Rousseau est ici depuis près d'un an, c’est-à-dire, depuis son retour d'Angleterre. II est sous un nom étranger, et dans le ressort du parlement de Normandie. C'est le prince de Conti qui lui donne un asile à Try. Quand il y vint, malgré la recommandation du prince, ses gens n'eurent pas beaucoup d'égards pour un homme simple, sans mine et qui mangeait avec la gouvernante.

L'inconnu eut la délicatesse de ne point se plaindre, mais il écrivit à son protecteur de ne point trouver mauvais qu'il quittât ce lieu, et de lui permettre de se soustraire à ses bienfaits. Le prince de Conti se douta de ce qu’il en était ;  il arrive chez lui, il arrache son secret à Rousseau, il le fait manger avec lui, assemble sa maison, et menace de toute son indignation dans les termes les plus énergiques celui qui manquera à cet étranger.

Du reste y il paraît faux que ce grand homme fasse imprimer à présent ses mémoires, comme on a dit ; sa gouvernante assure même qu'il a tout brûlé. Il est revenu de la vanité d'auteur : à peine a-t-il une plume et de l'encre chez lui (NDLR : à lire ces lignes, on devine combien ses anciens amis parisiens – Louise d’Epinay, Diderot, Grimm- redoutaient la parution de ces mémoires). Il botanise depuis le matin jusqu'au soir, et forme un herbier considérable ; il a très peu de relations, ne lit rien, aucun papier public, et ne saura peut-être jamais que M. de Voltaire ait fait une épître où il le plaisante.



 Juillet 1768.

Le bruit court que M. Rousseau est sorti de sa retraite de Try et est passé à Lyon, sans qu'on donne d'autres raisons de cette émigration que l'inconstance du personnage (NDLR : Rousseau avait effectivement quitté Trie pour Lyon, avant d’épouser Thérèse à Bourgoin) : on ne sait s'il restera dans cette ville, où il se trouve dans le ressort du parlement de Paris : on présume qu'il y a conservé son nom étranger.




Août 1768.

La Grève n'a point désempli depuis quelque temps, et les supplices de toute espèce se sont succédés sans relâche. Ce spectacle affligeant pour l'humanité a réveillé la question si importante, de savoir si un homme a le droit d'en faite périr un autre ? On discute de nouveau le code criminel ; on en démontre l'absurdité, l'atrocité. On s'étonne que nos magistrats n'aient pas encore porté aux pieds du trône leurs représentations sur cette matière. (NDLR : Le traité de Beccaria, Des délits et des peines, venait d'être traduit par l’abbé Morellet en 1766)

Nos philosophes voudraient qu'on tournât au profit du bien public les bras dont on prive l'état par tant d'exécutions. Ils prétendent avoir résolu toutes les objections que l'on pourrait faire, et nous donner pour exemple de la possibilité de concilier cette indulgence avec la sûreté générale, celui de la feue impératrice de Russie, qui pendant son règne s'était imposé la loi de ne point signer un arrêt de mort ; ils trouvent honteux qu'il nous vienne du nord de pareilles leçons de morale et de législation.

(à suivre ici)
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vendredi 11 octobre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (6e épisode-année 1767)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.


Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1767. Il y est surtout question de la "mise à mort" de Rousseau dans l'opinion parisienne, savamment orchestrée par Voltaire et ses comparses. 

 
Bachaumont


Mars 1767.  
M. de Voltaire, dans une lettre au chevalier de Pezay , du 6 janvier 1767, rend compte des menées de M. J. J. Rousseau contre lui.
(NDLR : Datée du 5 janvier, cette lettre "semi-publique" de Voltaire circulait dans le Tout-Paris, dès la fin du mois de février

Vous savez que ma mauvaise santé m'avait conduit à Genève auprès de M. Tronchin le médecin, qui alors était ami de M. Rousseau. Je trouvai les environs de cette ville si agréables que j'achetai d'un magistrat, 78000 liv., une maison de campagne, à condition qu'on m'en rendrait 38ooo liv. lorsque je la quitterais. M. Rousseau dès lors conçut le dessein de soulever le peuple de Genève contre les magistrats.

Il écrivit d'abord à M. Tronchin , qu'il ne remettrait jamais les pieds dans Genève , tant que j'y serais. . .

vous connaissez le goût de Mad. Denis, ma nièce , pour les spectacles : elle en donnait dans le château de Tournay et dans celui de Ferney , qui sont sur la frontière de France, et les Genevois y accouraient en foule. Monsieur Rousseau se servit de ce prétexte pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentants , et quelques prédicants qu'on nomme ministres. Il ne s'en tint pas là : il suscita plusieurs citoyens ennemis de la magistrature, il les engagea à rendre le conseil de Genève odieux , et à lui faire des reproches de ce qu'il souffrait , malgré la loi, un catholique domicilié sur leur territoire...

M. Tronchin entendit lui-même un citoyen dire, qu'il fallait absolument exécuter ce que M. Rousseau voulait, et me faire sortir de ma maison des Délices, qui est aux portes de Genève....

Je prévis alors les troubles qui s'exciteraient bientôt dans la petite république de Genève. Je résiliai mon bail à vie, des Délices; je reçus 38ooo liv. et, j'en perdis 40000 liv. outre environ 3oooo liv. que j'avais employées à bâtir dans cet enclos.
les Délices, l'"enclos" dont parle Voltaire dans ce courrier


Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m'a chargé auprès de Mgr. le prince de Conti et de Mad. la duchesse de Luxembourg. ... Vous pouvez d'ailleurs vous informer de quelle ingratitude il a payé les services de M. Grimm , de M. Helvétius , de M. Diderot. . . .

 Le ministère est aussi instruit de ses projets criminels, que les véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés; je vous supplie de remarquer que la fuite continuelle des persécutions qu'il m'a suscitées pendant quatre années, ont été le prix de l'offre que je lui avais faite de lui donner en pur don une maison de campagne, nommée l'Hermitage, que vous avez vu entre Tournay et Ferney....

Que M Dorat juge à présent s'il a eu raison de me confondre avec un homme tel que M. Rousseau , et de regarder comme une querelle de bouffons les offenses personnelles que M. Hume , M. d'Alembert et moi avons été obligés de repousser

 (NDLR : Entre 1755 et 1760, Voltaire connut en effet les pires difficultés pour monter son théâtre privé à Genève. C'est de là, n'en doutons pas, qu'est née sa haine à l'égard de Rousseau. Au demeurant, ce courrier n'est qu'un tissu de mensonges...)



 Juin 1767 
On écrit d'Angleterre en effet, que J. J. Rousseau , après s'être brouillé avec M. Davenport, son hôte, lui a écrit une lettre dans le goût de celle à M. Hume , où il lui dit un éternel adieu, ainsi qu'à la Grande-Bretagne. Il a dû s'embarquer le 22 mai pour revenir en France, ou du moins pour la traverser, et se rendre d'abord à Amiens , où ses amis l'attendent. On assure que sa tête est bien affaiblie, et sa conduite et son silence paraissent le confirmer.

 (NDLR : Bachaumont est une fois encore bien informé des moindres faits et gestes du Genevois. Rousseau venait de débarquer à Calais quelques jours plus tôt, le 22 mai)


Juin 1767
 On écrit d'Amiens que Rousseau s'est rendu dans cette ville, que ses partisans l'y ont accueilli avec tout l'enthousiasme qu'il est capable d'inspirer; que certains même avaient proposé de lui rendre des honneurs publics et de lui offrir les vins de ville : qu'un homme plus sage a représenté de quelle conséquence serait un pareil éclat en faveur d'un accusé , dans les liens des décrets et dans le ressort du même parlement qui l'a décrété. On s'est contenté de le fêtoyer à huis clos, et il s'est rendu à Fleury , où il est chez M. de Mirabeau, l'auteur de l'Ami des Hommes. On continue d'assurer que le moral se ressent chez lui beaucoup du physique, qui est en très mauvais état.
(NDLR : décrété de prise de corps, Rousseau était toujours sous la menace d'une arrestation)



Juillet 1767
J. J. Rousseau n'a passé que huit jours à Amiens, où, comme on l'a dit, il a été fort couru et fort célébré. M. le prince de Conti l'a envoyé chercher à mi-chemin d'Amiens à Paris, et l'on présume qu'il est à présent à l'Isle-Adam : il déclare avoir renoncé à écrire, et paraît ne s'occuper que de botanique.

(NDLR : le prince de Conti lui avait offert l'asile au château de Trie.)

Juillet 1767 
On continue à spéculer sur les étranges opérations de M. J. J. Rousseau : on assure qu'il jouit d'un bien-être très honnête. Il paraît constant qu'outre 1800 liv. de rentes qu'il a, il reçoit, malgré toutes ses réclamations, la pension du roi d'Angleterre , qui est de 2000 livres.
(NDLR : de toute évidence, ses anciens "amis" parisiens continuaient d'alimenter cette rumeur, faisant passer Rousseau pour un tartuffe

(à suivre ici)