samedi 30 novembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (1)

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 Voici les premières pages de Voltaire : l'or au prix du sang, excellent ouvrage dans lequel Michel Cuny nous fait découvrir un Voltaire dont on ignore tout...


Telle qu’elle nous a été restituée par Theodore Besterman, la Correspondance de Voltaire nous livre très vite certains éléments essentiels qui ont marqué la vie du porte-parole le plus ancien, le plus volubile et le plus qualifié de la grande bourgeoisie française en voie de constitution et d’accession au pouvoir suprême.

Alors que nous n’en sommes encore qu’à feuilleter avec précaution les premières pages du premier volume d’une édition qui en compte treize (tous plus épais les uns que les autres), quatre lettres de 1722–l’auteur n’a que 28 ans–nous sautent déjà au visage.

S’agissant d’autant de preuves de ce que le dénommé Voltaire ne peut plus désormais être considéré autrement que comme auteur (par la plume) et complice (par les revenus qu’il en a tiré pendant près de soixante ans) de divers crimes contre l’humanité, les extraits de ses lettres, s’ils sont donnés ici à profusion, sont une invitation pressante à aller voir de près l’ensemble de sa Correspondance : chaque page paraît pouvoir s’offrir comme une piste supplémentaire pour ramener le prétendu grand homme à une petitesse humaine dont la découverte menace de produire en nous une sorte de consternation... Se peut-il qu’on (on?) ait, à ce point, réussi à nous intoxiquer, toutes et tous ?...

Mais voilà, à vingt-huit ans, Voltaire est déjà en situation de patauger dans ceci : l’esclavage, la guerre et le reste, et de savoir que c’est par ce chemin que passe la route de la fortune... Pas que de lui, petit bonhomme, mais de toute la belle et bonne et grande bourgeoisie.

Eh bien, allons-y bravement...

À la marquise de Bernières, [avril 1722] :

«Pour moi, Madame, qui ne sais point de compagnie plus aimable que la vôtre et qui la préfère même à celle des Indes quoique j’y aie une bonne partie de mon bien, je vous assure que je songe bien plutôt au plaisir d’aller vivre avec vous à votre campagne, que je ne suis occupé du succès de l’affaire que nous entreprenons. La grande affaire et la seule qu’on doive avoir, c’est de vivre heureux, et si nous pouvions réussir à le devenir sans établir une caisse de juifrerie, ce serait autant de peine d’épargnée.»



Au cardinal Dubois,le 28 [mai 1722]:

«J’envoie à Votre Éminence un petit mémoire de ce que j’ai pu déterrer touchant le juif dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Si Votre Éminence juge la chose importante, oserai-je vous représenter qu’un juif, n’étant d’aucun pays que de celui où il gagne de l’argent, peut aussi bien trahir le roi pour l’empereur que l’empereur pour le roi ?»



«Je peux plus aisément que personne au monde passer en Allemagne sous le prétexte d’y voir Rousseau [Jean-Baptiste et non pas Jean-Jacques] à qui j’ai écrit il y a deux mois que j’avais envie d’aller montrer mon poème [Henri IV] au prince Eugène et à lui. J’ai même des lettres du prince Eugène dans l’une desquelles il me fait l’honneur de me dire qu’il serait bien aise de me voir. Si ces considérations pouvaient engager Votre Éminence à m’employer à quelque chose, je la supplie de croire qu’elle ne serait pas mécontente de moi et que j’aurais une reconnaissance éternelle de m’avoir permis de la servir.»





« Mémoire touchant Salomon Lévi : Salomon Lévi, Juif, natif de Metz, fut d’abord employé par M. de Chamillart [ministre de la Guerre] ; il passa chez les ennemis avec la facilité qu’ont les Juifs d’être admis et d’être chassés partout. Il eut l’adresse de se faire munitionnaire de l’armée impériale en Italie ; il donnait de là tous les avis nécessaires à M.le maréchal de Villeroi ; ce qui ne l’empêchera pas d’être pris à Crémone. Depuis, étant dans Vienne, il eut des correspondances avec le maréchal de Villars. Il eut ordre de M. de Torcy, en 1713, de suivre milord

Marlborough, qui était passé en Allemagne pour empêcher la paix, et il rendit un compte exact de ses démarches. Il fut envoyé secrètement par M. Le Blanc [autre ministre de la Guerre], à Siertz, il y a dix-huit mois, pour une affaire prétendue d’État, qui se trouva être une billevesée.»



«Il compte faire des liaisons avec Oppenhemer et Vertembourg, munitionnaires de l’empereur, parce qu’ils sont tous deux juifs comme lui.»



À Nicolas-ClaudeThieriot, [novembre 1722?] :

«Je voudrais bien que quelque bon emploi vous eût nouvellement occupé et empêché de penser à moi. Je vous pardonnerais votre négligence par le plaisir que j’aurais d’apprendre que MM.Pâris auraient enfin fait quelque chose pour vous



Au même, [vers le 1er décembre 1722] :

« Raillerie à part, j’écrirai une épître chagrine aux Pâris s’ils ne vous donnent rien.»



Si nous ne savions pas que la haine vouée par Voltaire à l’humanité dans son ensemble sait se glisser dans le détail des diverses conditions, des diverses ethnies, etc., notre regard serait retenu par cette caisse de “juifrerie” qui annonce toutes celles du même ordre qu’il lui sera donné de croiser sur son parcours, et généralement pour s’en éloigner après s’y être quelque peu ébouillanté. Mais l’antisémitisme de Voltaire, s’il ne peut que nous étonner par la splendeur qu’il revêt chez cet apôtre de la tolérance (les armes à la main), n’est qu’une rubrique parmi d’autres : les jésuites, les molinistes, les jansénistes, les réformés, les musulmans, les Turcs, les Welches (c’est-à-dire : nous autres, Français) et tant d’autres, n’ont aucune raison de se réjouir trop vite. Effectivement, rassurons-nous, il y en aura pour tout le monde.

Pour tout le monde, en raison du but suprême que monsieur de Voltaire et ses semblables ne devront jamais perdre de vue, soit “la grande affaire et la seule qu’on doive avoir : vivre heureux”, ou encore, comme nous verrons cela écrit ailleurs, “avoir du plaisir”, ou, définitivement mieux, “jouir”.

Beau programme dont la plupart de ceux et celles que nous aimons sont, avec nous, les... jouets. Car, la façon dont tout ce beau monde entend sa jouissance est tout à fait spécifique. Cela s’appelle l’orgie de sang, et nous y retrouverons, pour finir et en direct, le Voltaire avec sa catin, nous voulons dire sa Catherine II, impératrice de Russie. Il n’y avait donc pas que Sade –dans le réel, rien qu’un enfant de chœur–, il y avait Voltaire, le nec plus ultra de l’intelligence et du goût français, un modèle pour les enfants de sept à soixante-dix-sept ans. C’est bien pourquoi, il se pourrait que nous ayons, nous aussi, un peu de sang sur les mains : la grande bourgeoisie aura été notre vraie maîtresse d’école et, à vue de nez, cela n’est certes pas près de finir.

Comme on l’a sans doute déjà remarqué, grand écrivain, le bonhomme, et qui ne fait pas forcément dans la dentelle avec les dames qu’il chérit, puisque nous voici avec votre “compagnie

que je préfère à “celle des Indes”... Mais madame de Bernières ne nous en voudra pas de nous intéresser surtout à la compagnie... des Indes, qui n’aura jamais manqué de charmes : ça s’appelle la traite des Noirs et Voltaire... y avait une partie de son bien... dès 1722, c’est lui qui nous le dit. Voilà qui est tellement succulent que le papier de la Correspondance paraît flamber sous nos doigts. C’est sûr, il va y avoir du sport.

Puisque, ensuite, nous avons entr’aperçu Dupont ... Non, pardon, Dubois... Cardinal ? Oui, cardinal... Mais pas que cardinal, non, non, non. Ou, alors, cardinal façon Richelieu, Mazarin, de Fleury, c’est-à-dire toujours tout près de la Couronne ou de ce qui en tient lieu ... Le petit gars de 28 ans rôde ainsi sur ce territoire qui va de l’Église à la Monarchie et vice-versa; il y rôde avec le langage du malin, et cela susurre que le juif (cosmopolite) balance, lui, selon son intérêt le plus personnel, entre le roi et l’empereur (germanique), et que, si vous vouliez, je pourrais, moi aussi...

Cette affaire de double-jeu ne semble pas avoir abouti–pas plus que la caisse de juifrerie. Mais nous ne tarderons pas à voir que la trahison façon Voltaire, entre Frédéric II de Prusse et Louis XV de France, aura atteint des niveaux de rentabilité assez exceptionnels. Prenons garde cependant de ne pas nous laisser emporter : la route sera longue ; ménageons nos efforts.

Or, dans le Mémoire touchant Salomon Lévi, nous touchons du doigt, nous, un élément essentiel : Salomon Lévi, attaché au ministre de la Guerre, Chamillart, aura été “munitionnaire de l’armée impériale (chez l’ennemi donc) en Italie” et espion du maréchal de Villeroi : un munitionnaire sait tout et doit tout savoir sur les mouvements de troupes, etc. Salomon Lévi aura également été en situation de “faire des liaisons” avec d’autres “munitionnaires” de l’empereur. Disons-le immédiatement, Voltaire fera aussi bien, Voltaire fera même beaucoup mieux. La

guerre, c’est vraiment sa passion, une passion couronnée des plus extrêmes succès : l’argent (l’or) à flots, mais aussi les trépidations de toute sa machine, comme dirait l’autre.

En attendant, les deux qui jouissent, eux aussi, mais de façon plantureusement bourgeoise, ce sont les frères Pâris. Ils pointent le bout du nez dans les deux lettres à Thieriot : à gauche, le spécialiste des vivres aux armées, Pâris-Duverney ; à droite, son frère, le banquier Pâris de Montmartel. La réussite fracassante qu’ils préparent pour la France (et on pourrait dire : indirectement pour Voltaire) n’est encore qu’un bébé d’un an tout juste aux derniers jours de 1722.

Vingt-trois ans plus tard, devenu madame de Pompadour, ils le déposeront tout doucement, ce beau bébé, dans la couche de Louis XV, de sorte que, après onze ans encore, les Pâris etVoltaire l’auront enfin leur guerre, cette guerre (de Sept-Ans) qui va ruiner définitivement le royaume de France... Et riche, et riche, le poète de la fleur au fusil !... face à une économie française qui s’effondrait sous les impôts de toutes sortes (la dette de guerre), tandis que lui, à Ferney, ne payait pas d’impôts (grand merci ! au duc de Choiseul, son ami).

Pour en finir avec 1722, remarquons seulement que Voltaire est en situation de demander aux Pâris le service d’employer son ami Thieriot. Cela paraît dû à une

Ode sur la chambre de justice, rédigée par lui et à leur demande quelques années plus tôt, pour assurer publiquement leur défense face à des accusations de malversation qui menaçaient de leur coûter une partie de l’énorme fortune accumulée à l’occasion des guerres désastreuses de la fin du règne de Louis XIV.
Michel Cuny



mardi 26 novembre 2013

Les Anti-Lumières

Ce texte de Jérémy Mercier (Secrétaire général de "l’Association pour une Constituante") présente le dossier de la revue Humanisme, n°297 (octobre 2012), consacré aux Anti-Lumières :


Dès le XVIIIe siècle, au nom du catholicisme, de la monarchie et de la contre-révolution, une guerre fut menée contre les valeurs des Lumières « franco-kantiennes » ayant préparé idéologiquement la Révolution française. Aujourd’hui, au moment même où les concepts de raison, de citoyenneté, de souveraineté populaire, de laïcité et de Nation volent en éclats sur l’autel de la mondialisation et du néolibéralisme, sans parler des dérives fondamentalistes religieuses, cette même guerre continue. Pire, elle s’amplifie tandis que l’espace public tend à se réduire à une sphère de spectacle et d’obscénité, attaquant méthodiquement les constructions politiques et philosophiques de l’Aufklärung. Tandis que les Lumières « franco-kantiennes », dont nous parle Zeev Sternhell, promouvaient la sortie de l’homme de son état de minorité et le combat contre l’ordre existant, ainsi que l’esprit critique, l’instruction publique, l’égalité des droits et l’égalité entre hommes et femmes, la tolérance, la démocratie et l’universalité humaine, le courant des anti-Lumières se développait, refusant tout à la fois ces valeurs et l’émancipation de l’humanité, la critique de l’esclavage, du colonialisme ; or, la République signifiait depuis Rousseau et Robespierre à la fois la démocratie et la justice sociale. Burke et Herder, Joseph de Maistre, de Bonald, Taine furent notamment, en Europe, les tenants d’un tel courant anti-humaniste et anti-jacobin, en menant une guerre acharnée contre les fondements et le legs des Lumières au nom de la toute puissance de l’Église, de la monarchie qui se fondent sur l’inégalité des droits.
l'historien Zeev Sternhell

Maurice Barrès, Charles Maurras ou encore Spengler, Heidegger et Carl Schmitt furent, plus tard, les continuateurs européens d’une telle lutte contre l’autonomie du sujet, le rationalisme, l’éminence des droits de l’homme, la tolérance et l’attention à l’humanité. Le noyau commun des anti-Lumières, du XVIIIe siècle à nos jours, consiste en effet à liquider la liberté de l’individu et le pluralisme des valeurs démocratiques, tout en exaltant l’anti-jacobinisme et la violence. Mussolini, Hitler, Franco comme Pétain purent, à ce titre, se réclamer de telles valeurs anti-Lumières, en promouvant un renversement conservateur aboutissant à la destruction d’une partie de l’humanité. Joseph de Maistre avait pu déjà théoriser ce renversement en souhaitant que « la contre-Révolution ne soit pas une révolution contraire mais le contraire de la Révolution ». C’est précisément dans la contre-Révolution que se place le projet des anti-Lumières.

Mais leur hostilité de principe à la démocratie, à la res publica, au suffrage universel et aux droits sociaux, comme à la laïcité de l’État, n’est malheureusement pas en recul de nos jours. Au contraire, il semblerait que les idées des anti-Lumières se développent plus qu’il n’y paraît. Prendra-t-on l’exemple d’un récent débat problématique sur l’identité nationale en France pour se convaincre de l’omniprésence de leurs thèses « identitaires », en rupture totale avec les Déclarations des droits de l’homme ? Pensera-t-on plutôt à l’émergence dangereuse des néofascismes et aux succès fulgurants des extrémismes nationalistes, xénophobes et/ou religieux ? Ou bien s’en tiendra-t-on à retenir les actes contre la laïcité, par le financement public actuel de cultes religieux et d’écoles privées tout en rappelant qu’à la même époque, celle d’un fameux discours du Latran, d’autres responsables politiques rendaient en France et sous les ors de la République, un hommage à Napoléon III, auteur du coup d’État contre la IIe République, de la censure de la Marseillaise, du rétablissement des privilèges et de l’exil contraint de Victor Hugo ? Les discours partisans de la lutte contre les philosophies des Lumières, de l’émancipation humaine, de l’égalité et du contrat social se sont développés.
 
M. Barrès, farouche détracteur des Lumières

Certes, dira-t-on, il peut sembler pour le moins ambigu de tracer un pont idéologique entre Burke ou de Maistre, et certains discours philosophiques, économiques ou politiques contemporains. Loin de nous d’établir, pourtant, qu’il n’y a pas, à notre époque, une actualisation problématique des concepts contre-révolutionnaires et anti-Lumières. Ainsi en va-t-il, par exemple, de tout ce qui tourne autour de la question de la souveraineté du peuple, question particulièrement dénigrée. Ainsi en va-t-il encore avec la remise en cause actuelle du suffrage universel ou de la démocratie représentative, comme ce fut le cas par les anti-Lumières du XVIIIe, au profit d’une élite « capacitaire ».
Voyons donc avec Francine Markovits, quelles attaques furent produites contre l’humanisme des Lumières et le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau par les partisans de la monarchie et du cléricalisme pour comprendre, aujourd’hui, que ces attaques sont toujours maintenues vivantes par un certain courant de pensée anti-Lumières.  

 Voyons aussi, avec Edith Fuchs, comment la dégénérescence de la philosophie allemande, tout en s’attaquant aux Lumières, a produit les idéologies des plus basses œuvres (nazisme), au nom de l’irrationalisme, parfois nietzschéen ou heideggérien, et de la critique du Sapere aude ! (Ose savoir ! Ose te servir de propre entendement !) kantien. Voyons encore, avec Marc Riglet, comment la récusation des Lumières par le Vatican démolit l’étoile polaire des droits de l’homme ou comment, avec André Bellon, des idéologies postmodernes de déconstruction du sujet et d’antihumanisme se construisent tout en sapant la République. Rien là ne semble-t-il faire écho à notre époque ? C’est précisément par sa persistance dans le temps que le courant anti-Lumières peut être mis en évidence. Encore faudrait-il en actualiser totalement la critique en entreprenant du même coup celle de l’appareil médiatique actuel et, comme le précise Jean Zaganiaris, des obscurantismes, visant à ne plus donner le temps de la réflexion et la possibilité de dire « non ». Le « manteau idéologique » de ce courant anti-Lumières, pour reprendre une expression de Jean-Pierre Faye à propos du national-socialisme, produit des tragédies visibles à l’heure actuelle : nihilisme, cynisme, réification de l’être humain, fatalisme devant l’économie, mouvements « identitaires », destruction de la République et des droits sociaux, attaques des droits de l’homme.
Montesquieu, Kant, Diderot, Helvétius, La Mettrie, Condorcet, d’Holbach, Condillac, Voltaire ou Rousseau, philosophes critiques lumineux et théoriciens du refus de ce qui est, se retrouvent même accusés, par tout un courant postmoderne et révisionniste, des pires crimes de l’histoire. Mais les fruits de la raison des Lumières sont bien loin d’inciter à une telle analyse malhonnête, stupide et dangereuse. Les Lumières furent en effet des jalons et des principes fondamentaux posés en direction de la démocratie, de la paix, de l’émancipation individuelle, de l’égalité entre hommes et femmes, et de la lutte constante contre l’absolutisme. Nous sommes donc loin de la « vocation völkischde l’État nazi », de l’irrationalisme des camps de concentration et d’extermination. Les anti-Lumières sont hostiles aux Lumières précisément parce que, tels les néoconservateurs ou les néofascistes actuels dont nous parle Alexandre Dorna, ils veulent un monde dominé par l’autoritarisme (religieux, économique, politique) et l’obscurantisme, monde combattu par les démocrates, comme le fut le pétainisme par les immenses résistants.
 


Aujourd’hui, un indéniable besoin d’éclairer et d’illuminer se fait sentir, contre ce « manteau idéologique » des anti-Lumières qui veut briser l’expression de la volonté générale et la République même pour retourner à un état de nature inégalitaire, soumis à l’argent-roi, aux conflit « identitaires », aux dérives religieuses sinon spirituelles sur lesquelles s’interroge aussi Jean-Charles Nehr. Il est dans ces conditions bien regrettable que le procès des Lumières fasse presque partie d’un rite collectif à la mode chez certains intellectuels contemporains, tant la méconnaissance de ce mouvement de libération de l’individu et de la société des tutelles théologico-politiques fut considérable et offrit un humanisme qui est encore aujourd’hui irremplaçable. Zeev Sternhell, là encore, nous lance ses alertes. Faudrait-il se résigner à accepter la pensée du marché et à cautionner le reniement et la destruction de l’humanisme des Lumières ? Ne plus songer à la liberté, l’égalité, la fraternité et la défense de la dignité de la personne humaine, en résistance à l’impérialisme économique, destructeur de civilisation, de cultures et de vies, car aussi coupable du fait que toutes les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim et que « l’extrême pauvreté » dans le monde touche près de 89 millions de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour, pendant que les pays pratiquant la peine de mort continuent de se développer ?
Mais peut-être commencera-t-on, avant toute chose, par se rappeler surtout, comme nous y incitent les contributeurs de ce dossier, à résister à toute forme de fanatisme, à user de sa raison et à maintenir vive la flamme du flambeau des Lumières et de l’humanisme, par delà leurs multiples acceptions, pour résister aux pièges des anti-Lumières du XVIIIe siècle à nos jours. Souhaitons que ce dossier soit donc lu pour dépiéger l’avenir de toutes les guerres idéologiques et rendre le présent social, fraternel et aussi serein que l’est le sourire d’un enfant.

samedi 23 novembre 2013

mercredi 20 novembre 2013

Maupertuis (4)

L'hallali avant la curée...
De retour à Paris, Maupertuis ambitionne de succéder à Mairan à la tête de l'Académie des Sciences. Son avidité de gloire le conduit dès lors aux pires excentricités, comme celle de distribuer à toutes ses connaissances un portrait de son auguste personne habillée en lapon... 
Mairan, secrétaire de l'Académie de 1740 à 1743
Evidemment, le Tout-Paris s'amuse du savant, d'autant que personne n'a oublié ses mésaventures en Silésie. Dans son journal historique, Collé explique qu'il est "en horreur à tous les gens de lettres de ce pays", qu'il apparaît comme "un objet de pitié pour les honnêtes gens et les gens sensés". Le journaliste va jusqu'à remettre en cause ses compétences scientifiques : "J'ai entendu dire à de grands géomètres qu'il ne savait de géométrie que ce que les grands écoliers peuvent en savoir, et qu'il n'avait jamais rien trouvé ; cependant, au retour de son voyage de Laponie, il s'attribua seul toute la gloire des calculs et des opérations de M. Clairaut".
Non content de postuler au secrétariat de l'Académie des Sciences, Maupertuis intrigue dans le même temps pour entrer à l'Académie Française, aidé en cela par le ministre Maurepas. Malgré l'hostilité des ses très nombreux opposants, Maupertuis parvient à ses fins et est élu (30 mai 1743).
Maurepas, ministre de la Maison du Roi

Pour l'Académie des Sciences, c'est évidemment une autre affaire, d'autant que la vieille garde (Réaumur en tête) ne lui a pas pardonné ses excès. Face à ce constat, Maupertuis songe un instant à une candidature bicéphale qui l'associerait à Voltaire. Ce dernier ayant refusé son offre, Maupertuis est contraint, la mort dans l'âme, de renoncer à ses ambitions.
Pour laver ce nouvel affront public, il ne lui reste plus qu'une issue : Berlin, où Frédéric continue de le réclamer pour prendre la tête de l'Académie. Cette présidence s'accompagnera d'une pension de 12000 livres, et de la promesse d'un pouvoir absolu sur le monde scientifique local. Maupertuis accepte.
Cette nouvelle désertion, largement blâmée par l'intelligentsia parisienne, lui sera fatale. D'ailleurs, lorsqu'il tentera de faire franchir le Rhin à d'autres sommités scientifiques, on lui opposera une fin de non recevoir quasi unanime. Témoin ce refus de l'abbé Le Blanc (historiographe des bâtiments du roi) : "je tiens à ma patrie et je n'ai de regrets que de ne lui pas être plus utile que je le suis..."(correspondance de l'abbé Le Blanc)
Traître à la France, Maupertuis devra néanmoins subir une dernière humiliation : celle d'être rayé de la liste des pensionnaires de l'Académie des Sciences à Paris.
Fin 1745, la France a définitivement tourné le dos à l'ancien génie des sciences.
(à suivre)

vendredi 15 novembre 2013

Maupertuis (3)

"L'honneur que m'a fait Votre Majesté de m'approcher de sa personne et de me croire capable d'être un des instruments dont elle peut se servir pour exécuter quelques-unes des grandes choses qu'elle entreprend est pour moi d'un si grand prix que je n'ai plus qu'à lui demander de n'y point joindre d'autres récompenses...". 
Volontiers flagorneur à l'égard de son bienfaiteur, Maupertuis refuse prudemment la pension de 12000 livres que lui propose Frédéric II pour s'installer à Berlin. Une telle gratification ferait de lui un traître aux yeux des académiciens parisiens, et surtout, elle attiserait les jalousies des quelques savants réunis à Berlin.
Maupertuis maître du monde

Sitôt achevés les plans de la nouvelle Académie, Maupertuis doit faire face à ce mal qui minera tous les intellectuels français éloignés de Paris : l'ennui...
A son ami Algarotti, il écrit : "Je suis blasé par les beautés d'ici..." (janvier 1741), "j'ai écrit ces jours passés au roi (lire Louis XV) pour le prier de trouver bon que je retourne en France..." (mai 1741). Toujours aussi avide d'honneurs et de gloire, Maupertuis songe déjà à son retour prochain à Paris, et plus encore au projet qu'il ambitionne depuis quelque temps : devenir le secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences en lieu et place du terne Mairan.
En attendant, le voilà en Silésie, où Frédéric guerroie contre les Autrichiens. C'est là, à la bataille de Mollwitz, que Maupertuis va une nouvelle fois se couvrir de ridicule (voir portrait ci-dessus). Pour l'occasion, il s'est pourtant confectionné un très bel et très seyant uniforme bleu d'officier prussien et le voilà chevauchant en commandant d'armée au côté du roi Frédéric ! La mêlée s'engage bientôt, et lorsque s'éteint le fracas des armes, Maupertuis a disparu ! Qu'est-il devenu ? se demande le roi victorieux. L'attente va durer plusieurs jours, à tel point que l'ambassadeur de France à Berlin se voit contraint d'annoncer la mort du savant !
l'armée prussienne lors de la bataille de Mollwitz

En France, son ancienne maîtresse Mme du Châtelet se lamente déjà : "C'est une grande perte pour la France et pour l'Académie". Et Voltaire d'ajouter dans la foulée : "Mon Dieu, quelle fatale destinée ! Qu'allait-il faire dans cette galère ?"( à l'ambassadeur Valori, le 2 mai).
Alors qu'on le croyait mort, Maupertuis réapparaît soudain, et si le récit de Voltaire peut sembler suspect, il suffit pourtant à couvrir le savant de ridicule : en effet, au cours de la bataille, la monture de Maupertuis se serait emballée, et il se serait alors retrouvé bien malgré lui au milieu des troupes ennemies, où des paysans l'auraient dépouillé de ses biens !
"Il fut dépouillé par les paysans dans cette maudite Forêt Noire où il était comme Don Quichotte faisant pénitence. On le mit tout nu ; quelques housards, dont un parlait français, eurent pitié de lui, chose peu ordinaire aux housard. On lui donna une chemise sale et on le mena au Comte Neipperg lui prêta cinquante louis... Voilà un homme né pour les aventures." (Voltaire au même Valori). Si le témoignage de Voltaire est caustique, celui du roi Frédéric va achever de ruiner la réputation de Maupertuis : 
"Vous ignorez que Maupertuis 
Cet aplatisseur de Terre,
De Berlin nous avait suivis
Pour voir et faire la guerre,
Mais hélas ! les hussards l'ont pris.
Il crut qu'aux champs de Silésie
Comme aux glaçons de Laponie
On ne courait aucun danger.
Toute une cohorte ennemie
En tapinois vint le charger.
L'algèbre ni l'astronomie
Lors ne purent le dégager." (Fréderic à Voltaire, mai 1741).
Fin mai, lorsque Maupertuis quitte enfin Berlin pour revenir à Paris, il sait que le récit de ses mésaventures s'est diffusé comme une traînée de poudre dans les salons du Faubourg St-Honoré. "Chargé de ridicule et d'avilissement", il se doute également que ses "ennemis vont avoir bien de quoi triompher" (lettre à Algarotti, juin 1741).
Hélas pour lui, la réalité sera pire encore que ses craintes les plus noires... (à suivre)
 
 

mercredi 13 novembre 2013

Maupertuis (2)

Loin d'obtenir le triomphe escompté, Maupertuis va voir le clan des Cassini (et celui des Jésuites) contester les mesures effectuées au cours de l'expédition du Pôle nord. Malgré le soutien de Voltaire, Maupertuis commence peu à peu à développer un sentiment de paranoïa et de persécution qui ne va cesser de grandir au cours des années qui suivront.
Maupertuis
 Dans ses mémoires, l'écrivain Charles Collé dit de lui : "...au retour de son voyage en Laponie, il s'attribua seul toute la gloire des calculs et des opérations de Clairaut, qui avait tout fait ; il se fit graver avec le globe de la Terre qu'il aplatissait. Plein d'intrigue et d'audace, il se louait lui-même et se faisait louer par un tas de grimauds, par un nombre prodigieux de sots, par des femmes de qualité...". C'est à cette même époque, en effet, que Maupertuis publie anonymement l'Examen désintéressé, un petit essai qu'on attribue tout d'abord à d'autres académiciens, et qui ridiculise ouvertement les thèses soutenues par Cassini. Si certains flairent la supercherie, Maupertuis prend surtout le risque de heurter l'Académie des Sciences, peu habituée à ces guerres intestines qui nuisent à sa réputation.
Malgré les concessions faites par Cassini en 1740, Maupertuis continue pourtant de s'acharner avec une rage qui confine au sadisme : "C'est un homme qui se noie et qui ne sait à quoi se prendre, mais j'arracherai jusqu'au moindre roseau auquel il voudrait s'accrocher" (lettre à Bernoulli). Devant un tel comportement, toute la vieille garde de l'académie, dont Réaumur et Fontenelle, s'unit pour condamner les excès de Maupertuis, lui reprochant par la même occasion de nuire à la grandeur de l'institution.
Ce dernier leur réserve pourtant un nouvel affront en acceptant l'offre faite par Frédéric II de venir créer une académie des sciences à Berlin. Malicieux, Voltaire lui écrit : "Vous voilà, Monsieur, comme le messie, trois rois courent après vous ; mais je vois bien que puisque vous avez 7000 livres de la France, et que vous êtes Français, , vous n'abandonnerez point Paris pour Berlin" (lettre à Maupertuis, juillet 1740). Par patriotisme ou par crainte de s'attirer les foudres royales, bon nombre d'académiciens refusaient habituellement les sollicitations de monarques étrangers.

Las de ne pas obtenir les lauriers qu'il croit mériter, Maupertuis accepte pourtant la proposition de Frédéric II...
Bouffi d'orgueil, il arrive à Berlin en septembre 1740. (à suivre)

dimanche 10 novembre 2013

Maupertuis (1)

Au cours du premier tiers du XVIIIè siècle, la vénérable Académie des Sciences voit monter une jeune génération de scientifiques dont Maupertuis devient rapidement le chef de file. Adjoint géomètre en 1723, puis pensionnaire en 1731, il prend bientôt part au vieux débat qui oppose Français et Anglais quant à la forme de notre globe.
Celui-ci est-il aplati aux pôles et enflé à l'équateur, comme semble l'avoir établi Newton, ou est-il au contraire écrasé à l'équateur, ce que soutient le parti cartésien ?

En 1735, malgré la réticence de la vieille garde des académiciens, Maupertuis propose de mener une expédition au pôle, complémentaire de celle déjà entreprise au Pérou par la Condamine et Godin. Désireux de marquer le monde scientifique de son empreinte, Maupertuis déchaîne ses amis les plus proches (notamment le jeune mathématicien Clairaut, mais également le naturaliste Buffon) contre les traditionalistes cartésiens (les Cassini père- 1677/1756- et fils- 1714/1784, ainsi que leurs alliés majoritaires à l'Académie).
Pour trancher définitivement la question, l'institution accepte donc (avec l'aval du ministre Maurepas) le projet d'une seconde expédition, que Maurepas entreprend en avril 1736, entouré de ses partisans les plus proches : Clairaut et le suédois Celsius, mais également le mathématicien Lemonnier ainsi que l'abbé Outhier.
Le voyage durera 16 mois, au cours desquels ces quelques scientifiques parviendront à "mesurer le degré le plus septentrional que vraisemblablement il soit permis aux hommes de mesurer, le degré qui coupait le cercle polaire" (extrait du discours de Maupertuis lu devant l'Académie à son retour en 1737). Avide de célébrité et même de gloire, Maupertuis maintient très intelligemment l'intérêt de l'opinion publique en entretenant avec certaines de ses amies mondaines une correspondance abondante et très détaillée qu'elles sont chargées de diffuser dans les cercles et salons parisiens. Ainsi, Madame du Châtelet (l'une de ses innombrables maîtresses) fut-elle régulièrement mise au courant de l'avancée des découvertes, bien que Maupertuis se gardât bien d'en révéler l'essentiel. 
Lorsqu'il revient en France (en août 1737), l'hypothèse qu'il était le premier à soutenir est devenue réalité. Et cette victoire personnelle, Maupertuis compte bien la transformer en triomphe public. Pour l'heure, débordant d'orgueil, il en profite pour poser en vainqueur du globe terrestre...
 

vendredi 8 novembre 2013

Marion Sigaut : Voltaire servit-il bien la France ?

Marion Sigaut sur Radio courtoisie

Dans cette intervention sur Radio Courtoisie, Marion Sigaut revient une nouvelle fois sur le "méchant fou" qu'était Voltaire, rappelant fort justement l'origine de sa fortune ainsi que certaines de ses turpitudes. Hélas, toujours aussi caricaturale, elle réduit la pensée des Lumières à celle, bien pauvre il est vrai,  du patriarche de Ferney.
Malicieux, l'animateur Albert Salon lui soumet alors le nom de Jean-Jacques Rousseau, que l'historienne ne connaît visiblement pas puisque, de son propre aveu, les ouvrages du Genevois lui "tombent des mains"...
Albert Salon

Plus amusants encore, ses propos sur Maupertuis qu'elle qualifie de "grand savant", de "grand homme" soi-disant "couvert de gloire" à son retour d'expédition au Pôle Nord. Pour l'occasion, Voltaire écrivit effectivement à propos de l'aventurier et de ses compagnons :

"Héros de la Physique, Argonautes nouveaux
Qui franchissez les Monts, qui traversez les Eaux ,
Dont le travail immense et l'exacte mesure ,
De la Terre étonnée ont fixé la figure,
Dévoilez ces ressorts qui font la pesanteur.
Vous connaissez les lois qu'établit son auteur,
Parlez, enseignez-moi comment ses mains fécondes
Font tourner tant de Cieux, graviter tant de Mondes...

Pour le reste, il se trouve hélas que je suis justement en train de m'intéresser au personnage de Maupertuis, et qu'il ne ressemble guère au portrait qu'en donne Mme Sigaut.
Il me faudra donc y revenir...
 

samedi 2 novembre 2013

Le livre noir de la Révolution Française (3)

par Pierre Assouline, journaliste et romancier français


Comment des historiens chevronnés à la réputation aussi établie que Emmanuel Le Roy-Ladurie et Jean Tulard ont-ils pu la mettre en péril en se laissant embarquer dans cette galère ? Plus on s’enfonce dans la lecture du Livre noir de la Révolution française (882 pages, 44 euros, éditions du Cerf), moins on comprend. Même si le premier s’est cantonné à traiter du climat à l’époque, et le second de Napoléon et la Révolution. Et Jean-Christian Petitfils, Stéphane Courtois et quelques autres, savaient-ils au juste où ils mettaient les pieds et sous quel pavillon ils allaient voguer ? On ignore si le postulat de l’entreprise était aussi clair au départ qu’il l’est à l’arrivée : rien moins que présenter la France de 1789 comme un pays coupé en deux, méchants révolutionnaires athées contre bons catholiques. Une vision binaire et manichéenne qui voudrait se frayer un chemin dans un air du temps favorable à la repentance nationale… On la croyait révolue, l’historiographie ayant fait des progrès depuis Louis de Bonald et Augustin Cochin. Les initiateurs de ce gros ouvrage collectif publié sous la direction de Renaud Escande, dominicain et éditeur au Cerf, l’ont voulu démystificateur et iconoclaste. Ils ont manifestement lu les travaux de François Furet mais ils ont poussé sa réflexion à de tels extrêmes qu’elle en ressort dénaturée puisqu’ils réduisent la Révolution à un évènement exclusivement violent et sanguinaire. Il paraît que cela plaît si l’on en juge par les réimpressions dont on se félicite sur le site de l’Union royaliste Bretagne Vendée militaire.
Entendons-nous bien : le révisionnisme historique est une bonne chose. Saine même et indispensable. Sur tous les sujets sans exclusive. Encore faut-il que la remise en question ne soit pas systématique jusqu’à tourner à l’absurde. Car il ressort de cette critique catholique de la Révolution qu’il faut tout jeter, le bébé et l’eau du bain. Au fond, ils ne détestent rien tant que les catholiques qui ont osé conserver alors le meilleur des Lumières pour critiquer la monarchie. Ici, on peut les chercher en vain, l’abbé Grégoire et les autres, dans le bilan positif de la fin du XVIIIème siècle. “Ce livre oublie même de rappeler que la Révolution française a permis la régénération du catholicisme Français ! Ce sont les catholiques qui le disent : Joseph de Maistre affirmant que cette Révolution a participé du plan de Dieu. Cette épreuve aurait fait rejaillir le sang neuf catholique” souligne l’un des meilleurs spécialistes de la période, Jean-Clément Martin dans sa critique implacable de ce “livre noir” bâclé à l’appareil critique défaillant et à la méthodologie sans rigueur. Et l’historien de dénoncer les nombreux abus et manipulations idéologiques qu’il y a repérés : Saint-Just assimilé à un fasciste, la Révolution présentée comme un mouvement antisémite, la Terreur comparée à celles de Staline, Mao et Pol Pot, 1789 et suivantes comme terreau des totalitarismes, la théorie du complot mise en avant… On a alors l’étrange impression d’être revenu longtemps en arrière, en des temps d’obscurantisme que l’on croyait révolus.
Il en faudrait davantage pour en finir avec la Révolution. “N’importe quoi !” s’indigne l’historienne Mona Ozouf. Sa réflexion vise le fond mais elle pourrait se limiter au plan :”Les faits” (des notices historiques), “Le génie” (florilège des penseurs de la contre-Révolution), “Textes inédits” (une anthologie) sans oublier un ahurissant “Divers” où l’on s’est débarrassé de tout ce qui n’entrait pas ailleurs ! Même si l’on connaît déjà bien ses vues sur la question, on croit tout de même se souvenir que Pierre Chaunu a été d’ordinaire plus nuancé, il y a longtemps, il est vrai. On a du mal à le voir se mêler à un ensemble d’où il ressort qu’au fond, la Révolution française a été pour l’essentiel la matrice du Goulag et des camps d’extermination nazis. Quoique, à la réflexion, Chaunu ayant en 1989 réduit la Révolution à “rancune, ignorance, fatuité, bêtise” ainsi que ce livre le rappelle dès l’entame, il y est tout à fait à sa place. Nombre de collaborateurs de l’ouvrage, familiers des nébuleuses nationalistes et monarchistes, également. A quand un livre collectif ni noir ni blanc pour rendre la Révolution française à sa complexité ?

Le livre noir de la Révolution Française (2)

Par Mona Ozouf, directrice de recherche au CNRS


Selon les auteurs du « Livre noir de la Révolution française », la guillotine annoncerait le nazisme, et les révolutionnaires auraient inventé l’antisémitisme. N’importe quoi...
Ce gros livre en habit de deuil, on le reçoit comme on découvre dans sa boîte aux lettres un cercueil menaçant. L’air du temps a soufflé sur cet objet lugubre, nouvel avatar de l’histoire justicière : après nous avoir mis en demeure de nous repentir de la traite négrière, du génocide arménien, de la colonisation, nous voici conviés à faire pénitence pour la Révolution française. Défilent donc ici les têtes au bout des piques, les prêtres massacrés, les colonnes de Turreau, le calvaire du petit Louis XVII. Et de l’autre côté, car toute histoire noire appelle sa bibliothèque rose, Louis XVI, « le seul grand homme de la Révolution », Marie-Antoinette, « âme mozartienne, priante et héroïque ». John Adams lui-même est convoqué pour célébrer, chez les Bourbons pris en bloc, « le lait de la tendresse humaine ».
Livre d’époque donc, qui rêve d’une société où l’Eglise informerait à nouveau les cadres de l’existence collective : derrière lui, on voit se profiler un autre livre noir, de la laïcité cette fois, qui devrait plaire au chanoine de Latran. Livre d’époque encore, qui désigne à la vindicte publique les « historiens », espèce nuageuse occupée à cacher, travestir, « occulter » les vérités déplaisantes, comme le sacrifice du roi, « biffé par la normalisation historienne ». La Révolution, nous est-il confié, a joui jusqu’à ce jour du « singulier privilège de rester en dehors de l’inventaire, à jamais intouchable ». Intouchable ? Qui peut le croire, après deux siècles de mises en examen, de procès, de preuves accablantes exhibées au prétoire, et l’armada des procureurs, de Joseph de Maistre à Léon Bloy ?
Livre d’époque toujours, pour entonner l’air à la mode : des Lumières est sorti le Goulag, Lénine procède de Rousseau, et le totalitarisme nazi a ses racines dans la Révolution française. Il en inverse pourtant radicalement les principes, mais ici nul ne se soucie de ce détail, et cette simplification inspire les morceaux les plus extravagants de l’ouvrage. On apprend que la Révolution a inventé l’antisémitisme ; que « ce que les révolutionnaires ont voulu faire (faire disparaître les juifs), Hitler l’a réussi en Europe ». Un syllogisme implacable préside à certaines de ces démonstrations folles : on reconnaît, comme vous savez, les fascistes à quelques traits génériques, fulgurance, audace, insolence, laconisme, sobriété ; or Saint-Just possédait ces caractères ; ergo, Saint-Just est un précurseur du fascisme. Un hasard, dites-vous ? Détrompez-vous, « il n’y a pas de hasard ».
On pouvait espérer qu’une exploration du versant noir de la Révolution ferait surgir de grandes questions, toujours ouvertes : pourquoi les Français ont-ils fait du rejet radical de leur passé le principe de la Révolution ? Pourquoi la conception autoritaire du pouvoir y a-t-elle triomphé si tôt de l’inspiration libérale ? Et comment mener la comparaison entre la France et les pays qui ont fait l’économie d’une révolution, question héritée de Pierre Chaunu (auquel on a emprunté, pour ouvrir ce recueil dépourvu d’introduction, un texte du bicentenaire qui résume la Révolution française en quatre vocables : « rancune, ignorance, fatuité, bêtise ») . Mais n’espérez pas voir ici ces grands sujets traités. L’escouade d’« essayistes », de « dramaturges », d’« historiens » et de « philosophes » que ce livre rassemble s’emploie, non à comprendre, mais à juger le passé national ; et pour l’avenir, à formuler des vœux : d’abord, que « le XXIe siècle finissant voie un retour en force de la foi chrétienne » ; puis que surgisse enfin le principe salvateur capable de garantir l’unité du pays. Et « pourquoi ne serait-ce pas un roi ? ». L’ouvrage s’achève sur ce frémissant espoir.
Le coordonnateur négligent de ce livre bâclé, jargonneur de surcroît (on n’hésite pas, ici, à définir la Révolution comme « un prisme qui s’autoréfracte »), a senti le besoin de l’orner de quelques grandes signatures. Jean Tulard et Emmanuel Le Roy Ladurie se sont donc exécutés, sans grand entrain m’a-t-il semblé. Sur Napoléon et la Révolution, pour le premier, sur le climat, pour le second, ils ont rendu des copies honorables, mais hors sujet, pierres incertaines apportées à l’édifice. Certes, Emmanuel Le Roy Ladurie nous apprend qu’il a fait un temps de cochon pendant l’année 1788, coups de chaleur d’un printemps torride, grêle et pluies d’un été pourri. La Révolution pourtant, il le reconnaît de bonne grâce, a éclaté pour des raisons complexes, « qui n’ont rien à voir avec notre présent exposé ». Une conclusion que pourraient reprendre à leur compte presque tous les contributeurs fatigués d’un livre grisâtre.

Le livre noir de la Révolution Française (1)



Jean-Claude Martin :

Livre noir de la Révolution française: «une manipulation»


«Une France coupée en deux avec les catholiques d’un côté, les révolutionnaires athées le couteau entre les dents de l’autre: le Livre noir de la révolution française donne une vision totalement faussée» affirme Jean-Clément Martin, professeur d'histoire de la Révolution française à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne et directeur de l'Institut d'histoire de la Révolution française (CNRS). La publication aux éditions du Cerf, début janvier, du « Livre noir » de la révolution provoque l'indignation des historiens, qui dénoncent « l'absurdité » de certains chapitres. « On peut faire de l’idéologie, certes, mais on ne peut pas expliquer le passé avec ça, souligne Jean-Clément Martin. On est clairement en présence d’une critique catholique de la Révolution, proche de l’intégrisme même.»
Le Livre noir sort-il des rails de l’histoire « officielle » de la Révolution française ?
Il n’y a pas, ou plus, d’histoire officielle de la Révolution française. Y en a-t-il eu d’ailleurs? Je dirais plutôt qu’il existe plusieurs histoires convenues, au sens où tout le monde s’accorde à parler d’événements identiques : la prise de la Bastille, la Déclaration des Droits de l’Homme, la mort du Roi... C’est comme dans un grand jeu de l’oie, on passe toujours par là ! Ensuite il y a les cases subalternes : la Constitution Civile du clergé, la fuite à Varennes, l'insurrection de la Vendée... sur lesquelles on insiste plus ou moins.
Grosso modo, trois écoles "classiques" existent sur ces événements. La première est consensuelle, plutôt libérale centre droit : la Révolution débute en 1789, tourne mal en 1792, et vire dans le sang en 1794. Heureusement, il y a une session de rattrapage en 1799, et on reste dans un Etat démocratique. Cette vision présente les violences mais aussi les gains de la Révolution. Une deuxième vision, plutôt à gauche, insiste sur la défaite de la Révolution à cause des traitres qui ont pris le pouvoir. La Révolution finit dans un système bourgeois qui débouche sur Bonaparte. Enfin, dans la 3ème vision, 1789 découle des faiblesses de l’Ancien Régime, des difficultés économiques, et du travail de « sape » des philosophes. Et ce n’est pas une vraie Révolution, c’est d’abord et avant tout du sang ! C’est une position partagée par exemple par François Furet qui souligne l’inutilité de la Révolution qui n’appelle que le sang.
Le Livre noir entre dans cette dernière vision en l’aggravant. Non seulement la Révolution de 1789 est sanguinaire, mais elle est même scandaleuse. Il ne faut donc pas s’étonner si ensuite, tout va mal ! Dès le chapitre introductif, Pierre Chaunu décrit le désordre et le malheur de la Révolution en les rapprochant des merveilles du vaccin de Jenner découvert à la même époque. La révolution de Jenner, qui a sauvé des millions de vies, doit donc primer sur la Révolution française qui ne fut que destruction. Le Livre noir va encore plus loin : tout ce qui est révolutionnaire est mauvais. Il faudrait donc revenir aux valeurs tirées de la contre-révolution, et plus précisément de son aile radicale et clairement catholique.

C'est donc un point de vue religieux sur la révolution.

On est clairement en présence d’une critique catholique de la Révolution, proche de l’intégrisme même. Les vrais ennemis des auteurs du Livre noir, ce sont finalement tous les individus qui ont accepté de critiquer la monarchie, au nom d’un catholicisme éclairé des Lumières.

Le Livre noir donne une vision totalement faussée de la Révolution : une France coupée en deux avec les catholiques d’un côté, les révolutionnaires athées le couteau entre les dents de l’autre. Les catholiques des Lumières et les révolutionnaires modérés sont totalement absents ! (comme l’Abbé Grégoire, l’abbé Fauchet, ou l’abbé Lamourette). Même les catholiques massacrés par les révolutionnaires, mais qui avaient adhéré à l’origine à la Révolution, ne sont jamais cités. C’est une déclaration de guerre à tous ceux qui, d’une certaine façon, avaient accepté que le monde ait pu changer. Cette vision est parfaitement erronée, n’apporte rien et ne permet pas de comprendre l’histoire. On peut faire de l’idéologie, certes, mais on ne peut pas expliquer le passé avec ça.

Ce livre oublie même de rappeler que la Révolution française a permis la régénération du catholicisme Français ! Ce sont les catholiques qui le disent : Joseph de Maistre affirmant que cette Révolution a participé du plan de Dieu. Cette épreuve aurait fait rejaillir le sang neuf catholique. C’est quelque chose qui aurait mérité d’être rappelé : cet évènement a été une épreuve terrible, certes, mais une épreuve qui a renforcé le catholicisme romain !

Le dérapage le plus évident semble être le lien établi entre la Révolution Française et l’antisémitisme voire le futur fascisme.

Comparer Saint Just au fascisme est absurde. Il n’y a pas la hiérarchisation des individus, ou l’échelle des êtres, qu’il y avait dans le fascisme. De même assimiler la Révolution à un mouvement antisémite n’a aucun sens. Les communautés juives d’Alsace, ou les négociants juifs bordelais étaient déjà victimes de persécutions auparavant. Au contraire, la Révolution donne l’égalité aux juifs, conservée sous Napoléon. Les juifs allemands ne s’y trompent pas à l’époque, et approuvent l’occupation française car ils apprécient cette égalité. Il est vraiment impossible de faire passer la Révolution française pour antisémite, c’est un tour de passe-passe considérable. À ce sujet, le Livre noir fait véritablement de la manipulation.

Les auteurs se livrent à d'autres comparaisons, du côté des régimes communistes... En particulier sur la question de la Terreur.

On ne peut pas parler d’un régime de Terreur sous la Révolution, comme cela a existé en Russie soviétique, dans le Cambodge de Pol Pot, ou sous la Chine de Mao. Quand on regarde les textes, la Terreur n’a jamais été « à l’ordre du jour ». Robespierre lui-même n’en voulait pas, ainsi que la quasi-totalité des conventionnels. Si la violence existe, un régime de Terreur n’est pas la même chose : c’est la centralisation de la violence par l’État, qui l’organise et l’applique. Ce n’est pas le cas de 1789 à 1793 ! Et le Tribunal Révolutionnaire, centralisé ensuite, ne correspond pas à la Terreur : les procédures juridiques persistent et de nombreux accusés sont acquittés. Ce ne sont pas les purges staliniennes, ni les mises à mort systématiques dans les camps de concentration cambodgiens ! Pire qu’un raccourci, c’est une invention pure et simple, appuyée sur la dénonciation opérée par quelques Conventionnels après Thermidor que ce qui s’était passé auparavant s’appelait « la Terreur ». Ce n’est pas non plus parce que Lénine ou Trotski se seraient inspirés de la Révolution Française qu’on peut assimiler les deux régimes.

L’analogie avec le terrorisme d’aujourd’hui n’est donc pas valable ?

On comprend que le terrorisme puisse s’enraciner dans le souvenir de la Révolution et de la terreur, telle que le Directoire et la Restauration la dénoncent ensuite. Cependant, les textes de l’époque sont explicites : la Terreur est une arme employée par l’Ancien Régime, et les Conventionnels affirment en 1793 qu’ils ne puniront que « la loi à la main ». Ce n’est pas du terrorisme, ce sont les pratiques violentes d’une époque. Des mesures répressives vont être employées, mais moindres par rapport aux pratiques précédentes dans la mesure où la justice monarchique, elle, utilisait la Terreur avec de nombreux supplices. Si la justice révolutionnaire, c’est la guillotine, c’est aussi le refus du supplice et une mort quasi-médicale. Ce qui a été perçu à l’époque comme un aménagement de la peine de mort, comme une peine adoucie. L’utilisation politique de la guillotine dans la répression a changé la perception de cette mise à mort, en oubliant que l’Angleterre se livre à la même époque à des supplices bien pires, et ce jusqu’en 1832 ! Ce dont le Livre noir ne parle évidemment pas. De même qu’il ne fait aucune comparaison avec les répressions abominables sous Napoléon par exemple.

Qu'est-ce qui anime à votre avis les auteurs du Livre noir ?

Que cela plaise ou non, la Révolution française a bâti le monde moderne. On peut dénoncer cet évènement sans expliquer pourquoi il a eu lieu. Mais toute lecture manichéenne insistant sur des « méchants » n’explique rien, et  traduit sans doute une grande insatisfaction de ne pas trouver des réponses simples à des questions compliquées.

La Révolution française est un chantier considérable et il y a toujours besoin de retravailler sur ce moment historique. Il faut continuer à creuser les mécanismes culturels, politiques, religieux… qui ont fait que ces Français sont entrés en Révolution. À l’inverse, ce livre participe à ce mouvement de repentance, très à la mode actuellement, qui laisse dans une sorte de désespérance continue, à propos de tout et n’importe quoi, contre-productive et dangereuse. La réponse passe alors par le retour au travail historique, l’érudition et la vulgarisation. Sans doute, faut-il accepter de penser que les historiens ont eu des responsabilités en privilégiant des ouvrages scientifiques très « pointus », en oubliant le public cultivé à qui ce livre noir est destiné. Ils ont un rôle à jouer en écrivant des livres de vulgarisation historique permettant de rendre compte simplement de la complexité des choses, sans rien oublier des violences par exemple, mais sans non plus être aveuglé par elles. Cela permet d’éviter les raccourcis : ce qui arrive aujourd’hui n’est pas le résultat direct de ce qui s’est passé avant! De la même façon, entre la Révolution française et la révolution russe, il y a eu de nombreuses étapes intermédiaires qu’il convient d’expliciter. C’est le seul moyen de lutter contre ce genre de théories du complot absurdes.

Jeter en pâture une période historique, seulement pour montrer du doigt les coupables, n’apporte rien. L’Histoire n’est souvent qu’un tissu de sang, alors des Livres noirs on peut en faire autant qu’on veut. D’ailleurs, je ferai bien le Livre noir des livres noirs ! »

Propos recueillis par CAMILLE STROMBONI

Jean Clément Martin est l'auteur La Révolution française, Editions le Cavalier Bleu, collection Idées reçues, 2008 et La révolte brisée, femmes et hommes dans la Révolution française et l'Empire (1770-1820), Armand Colin, 2008

Sophie Wahnich et la question religieuse durant la Révolution Française



Une intervention à la fois pertinente et brillante. Sophie Wahnich rend parfaitement compte de la chronologie des événements. Elle nous éclaire notamment sur l'apparent paradoxe des clercs révolutionnaires.

vendredi 1 novembre 2013

Décryptage (très amusant) de la Déclaration des Droits de l'Homme



Là encore, je me passerai de tout commentaire ! Sinon qu'il faut se méfier des fausses connaissances, elles sont plus dangereuses encore que l'ignorance...