Jean-Claude Martin :
Livre noir de la Révolution française: «une manipulation»
«Une France coupée en deux avec les catholiques d’un côté, les
révolutionnaires athées le couteau entre les dents de l’autre: le Livre
noir de la révolution française donne une vision totalement faussée»
affirme Jean-Clément Martin, professeur d'histoire de la Révolution
française à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne et directeur de
l'Institut d'histoire de la Révolution française (CNRS). La publication
aux éditions du Cerf, début janvier, du « Livre noir » de la révolution
provoque l'indignation des historiens, qui dénoncent « l'absurdité » de certains chapitres. « On peut faire de l’idéologie, certes, mais on ne peut pas expliquer le passé avec ça, souligne Jean-Clément Martin. On est clairement en présence d’une critique catholique de la Révolution, proche de l’intégrisme même.»
Le Livre noir sort-il des rails de l’histoire « officielle » de la Révolution française ?
Il n’y a pas, ou plus,
d’histoire officielle de la Révolution française. Y en a-t-il eu
d’ailleurs? Je dirais plutôt qu’il existe plusieurs histoires convenues,
au sens où tout le monde s’accorde à parler d’événements identiques :
la prise de la Bastille, la Déclaration des Droits de l’Homme, la mort
du Roi... C’est comme dans un grand jeu de l’oie, on passe toujours par
là ! Ensuite il y a les cases subalternes : la Constitution Civile du
clergé, la fuite à Varennes, l'insurrection de la Vendée... sur
lesquelles on insiste plus ou moins.
Grosso modo, trois écoles
"classiques" existent sur ces événements. La première est consensuelle,
plutôt libérale centre droit : la Révolution débute en 1789, tourne mal
en 1792, et vire dans le sang en 1794. Heureusement, il y a une session
de rattrapage en 1799, et on reste dans un Etat démocratique. Cette
vision présente les violences mais aussi les gains de la Révolution. Une
deuxième vision, plutôt à gauche, insiste sur la défaite de la
Révolution à cause des traitres qui ont pris le pouvoir. La Révolution
finit dans un système bourgeois qui débouche sur Bonaparte. Enfin, dans
la 3ème vision, 1789 découle des faiblesses de l’Ancien Régime, des
difficultés économiques, et du travail de « sape » des philosophes. Et
ce n’est pas une vraie Révolution, c’est d’abord et avant tout du sang !
C’est une position partagée par exemple par François Furet qui souligne
l’inutilité de la Révolution qui n’appelle que le sang.
Le Livre noir entre dans
cette dernière vision en l’aggravant. Non seulement la Révolution de
1789 est sanguinaire, mais elle est même scandaleuse. Il ne faut donc
pas s’étonner si ensuite, tout va mal ! Dès le chapitre introductif,
Pierre Chaunu décrit le désordre et le malheur de la Révolution en les
rapprochant des merveilles du vaccin de Jenner découvert à la même
époque. La révolution de Jenner, qui a sauvé des millions de vies, doit
donc primer sur la Révolution française qui ne fut que destruction. Le
Livre noir va encore plus loin : tout ce qui est révolutionnaire est
mauvais. Il faudrait donc revenir aux valeurs tirées de la
contre-révolution, et plus précisément de son aile radicale et
clairement catholique.
C'est donc un point de vue religieux sur la révolution.
On est clairement en
présence d’une critique catholique de la Révolution, proche de
l’intégrisme même. Les vrais ennemis des auteurs du Livre noir, ce sont
finalement tous les individus qui ont accepté de critiquer la monarchie,
au nom d’un catholicisme éclairé des Lumières.
Le Livre noir donne une
vision totalement faussée de la Révolution : une France coupée en deux
avec les catholiques d’un côté, les révolutionnaires athées le couteau
entre les dents de l’autre. Les catholiques des Lumières et les
révolutionnaires modérés sont totalement absents ! (comme l’Abbé
Grégoire, l’abbé Fauchet, ou l’abbé Lamourette). Même les catholiques
massacrés par les révolutionnaires, mais qui avaient adhéré à l’origine à
la Révolution, ne sont jamais cités. C’est une déclaration de guerre à
tous ceux qui, d’une certaine façon, avaient accepté que le monde ait pu
changer. Cette vision est parfaitement erronée, n’apporte rien et ne
permet pas de comprendre l’histoire. On peut faire de l’idéologie,
certes, mais on ne peut pas expliquer le passé avec ça.
Ce livre oublie même de
rappeler que la Révolution française a permis la régénération du
catholicisme Français ! Ce sont les catholiques qui le disent : Joseph
de Maistre affirmant que cette Révolution a participé du plan de Dieu.
Cette épreuve aurait fait rejaillir le sang neuf catholique. C’est
quelque chose qui aurait mérité d’être rappelé : cet évènement a été une
épreuve terrible, certes, mais une épreuve qui a renforcé le
catholicisme romain !
Le dérapage le plus évident semble être le lien établi entre la Révolution Française et l’antisémitisme voire le futur fascisme.
Comparer Saint Just au
fascisme est absurde. Il n’y a pas la hiérarchisation des individus, ou
l’échelle des êtres, qu’il y avait dans le fascisme. De même assimiler
la Révolution à un mouvement antisémite n’a aucun sens. Les communautés
juives d’Alsace, ou les négociants juifs bordelais étaient déjà victimes
de persécutions auparavant. Au contraire, la Révolution donne l’égalité
aux juifs, conservée sous Napoléon. Les juifs allemands ne s’y trompent
pas à l’époque, et approuvent l’occupation française car ils apprécient
cette égalité. Il est vraiment impossible de faire passer la Révolution
française pour antisémite, c’est un tour de passe-passe considérable. À
ce sujet, le Livre noir fait véritablement de la manipulation.
Les auteurs se livrent à d'autres comparaisons, du côté des régimes communistes... En particulier sur la question de la Terreur.
On ne peut pas parler d’un
régime de Terreur sous la Révolution, comme cela a existé en Russie
soviétique, dans le Cambodge de Pol Pot, ou sous la Chine de Mao. Quand
on regarde les textes, la Terreur n’a jamais été « à l’ordre du jour ».
Robespierre lui-même n’en voulait pas, ainsi que la quasi-totalité des
conventionnels. Si la violence existe, un régime de Terreur n’est pas la
même chose : c’est la centralisation de la violence par l’État, qui
l’organise et l’applique. Ce n’est pas le cas de 1789 à 1793 ! Et le
Tribunal Révolutionnaire, centralisé ensuite, ne correspond pas à la
Terreur : les procédures juridiques persistent et de nombreux accusés
sont acquittés. Ce ne sont pas les purges staliniennes, ni les mises à
mort systématiques dans les camps de concentration cambodgiens ! Pire
qu’un raccourci, c’est une invention pure et simple, appuyée sur la
dénonciation opérée par quelques Conventionnels après Thermidor que ce
qui s’était passé auparavant s’appelait « la Terreur ». Ce n’est pas non
plus parce que Lénine ou Trotski se seraient inspirés de la Révolution
Française qu’on peut assimiler les deux régimes.
L’analogie avec le terrorisme d’aujourd’hui n’est donc pas valable ?
On comprend que le
terrorisme puisse s’enraciner dans le souvenir de la Révolution et de la
terreur, telle que le Directoire et la Restauration la dénoncent
ensuite. Cependant, les textes de l’époque sont explicites : la Terreur
est une arme employée par l’Ancien Régime, et les Conventionnels
affirment en 1793 qu’ils ne puniront que « la loi à la main ». Ce n’est
pas du terrorisme, ce sont les pratiques violentes d’une époque. Des
mesures répressives vont être employées, mais moindres par rapport aux
pratiques précédentes dans la mesure où la justice monarchique, elle,
utilisait la Terreur avec de nombreux supplices. Si la justice
révolutionnaire, c’est la guillotine, c’est aussi le refus du supplice
et une mort quasi-médicale. Ce qui a été perçu à l’époque comme un
aménagement de la peine de mort, comme une peine adoucie. L’utilisation
politique de la guillotine dans la répression a changé la perception de
cette mise à mort, en oubliant que l’Angleterre se livre à la même
époque à des supplices bien pires, et ce jusqu’en 1832 ! Ce dont le
Livre noir ne parle évidemment pas. De même qu’il ne fait aucune
comparaison avec les répressions abominables sous Napoléon par exemple.
Qu'est-ce qui anime à votre avis les auteurs du Livre noir ?
Que cela plaise ou non, la
Révolution française a bâti le monde moderne. On peut dénoncer cet
évènement sans expliquer pourquoi il a eu lieu. Mais toute lecture
manichéenne insistant sur des « méchants » n’explique rien, et traduit
sans doute une grande insatisfaction de ne pas trouver des réponses
simples à des questions compliquées.
La Révolution française
est un chantier considérable et il y a toujours besoin de retravailler
sur ce moment historique. Il faut continuer à creuser les mécanismes
culturels, politiques, religieux… qui ont fait que ces Français sont
entrés en Révolution. À l’inverse, ce livre participe à ce mouvement de
repentance, très à la mode actuellement, qui laisse dans une sorte de
désespérance continue, à propos de tout et n’importe quoi,
contre-productive et dangereuse. La réponse passe alors par le retour au
travail historique, l’érudition et la vulgarisation. Sans doute,
faut-il accepter de penser que les historiens ont eu des responsabilités
en privilégiant des ouvrages scientifiques très « pointus », en
oubliant le public cultivé à qui ce livre noir est destiné. Ils ont un
rôle à jouer en écrivant des livres de vulgarisation historique
permettant de rendre compte simplement de la complexité des choses, sans
rien oublier des violences par exemple, mais sans non plus être aveuglé
par elles. Cela permet d’éviter les raccourcis : ce qui arrive
aujourd’hui n’est pas le résultat direct de ce qui s’est passé avant! De
la même façon, entre la Révolution française et la révolution russe, il
y a eu de nombreuses étapes intermédiaires qu’il convient d’expliciter.
C’est le seul moyen de lutter contre ce genre de théories du complot
absurdes.
Jeter
en pâture une période historique, seulement pour montrer du doigt les
coupables, n’apporte rien. L’Histoire n’est souvent qu’un tissu de sang,
alors des Livres noirs on peut en faire autant qu’on veut. D’ailleurs,
je ferai bien le Livre noir des livres noirs ! »
Propos recueillis par CAMILLE STROMBONI
Jean Clément Martin est l'auteur La Révolution française, Editions le Cavalier Bleu, collection Idées reçues, 2008 et La révolte brisée, femmes et hommes dans la Révolution française et l'Empire (1770-1820), Armand Colin, 2008
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