Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle.
Aujourd’hui, je continuerai de parler de Voltaire
et de son amie Mme du Châtelet, qui s’offre à nous comme inséparable
de lui durant quinze ans. Je n’ai pu que la montrer en passant dans le
récit de Mme de Grafigny, et par les côtés les moins
avantageux. Mme du Châtelet n’était pas une personne vulgaire;
elle occupe dans la haute littérature et dans la philosophie un
rang dont il était plus aisé aux femmes de son temps de sourire
que de le lui disputer. L’amour, l’amitié que Voltaire eut pour
elle était fondé sur l’admiration même, sur une admiration
qui ne s’est démentie à aucune époque; et un homme
comme Voltaire n’était jamais assez amoureux pour que l’esprit chez
lui pût être longtemps la dupe du coeur. Il fallait donc que
Mme du Châtelet eût de vrais titres à cette admiration
d’un juge excellent, et c’est un premier titre déjà que de
l’avoir su à ce point retenir et charmer.
Emilie du Châtelet |
Elle était de son nom Mlle de Breteuil,
née en 1706. de douze ans plus jeune que Voltaire. Elle eut une
éducation forte, et apprit le latin dès l’enfance. Mariée
au marquis du Châtelet, elle vécut d’abord de la vie de son
temps, de la vie de Régence, et le duc de Richelieu put l’inscrire
sur la liste de ses brillantes conquêtes. Voltaire, qui l’avait rencontrée
de tout temps, ne se lia étroitement avec elle qu’après son
retour d’Angleterre vers 1733. Il avait trente-neuf ans, et Mme du Châtelet
vingt-sept. Leurs esprits se convinrent et s’éprirent. La mission
de Voltaire, à ce moment, était de naturaliser en
France les idées anglaises, les principes philosophiques qu’il avait
puisés dans la lecture de Locke, dans la société de
Bolingbroke; mais surtout, ayant apprécié la solidité
et l’immensité de la découverte de Newton, et rougissant
de voir la France encore amusée à de vains systèmes,
tandis que la pleine lumière régnait ailleurs, il s’attacha
à propager la vraie doctrine de la connaissance du monde, à
laquelle il mêlait des idées de déisme philosophique.
Mme du Châtelet était femme à le seconder, que dis-je ?
à le précéder dans cette voie.
Elle aimait les sciences exactes et s’y sentait
poussée par une véritable vocation. S’étant mise à
étudier les mathématiques, d’abord avec Maupertuis, et ensuite
plus à fond avec Clairaut, elle y fit des progrès remarquables
et dépassa bientôt Voltaire, qui se contentait de l’admirer
sans pouvoir la suivre. Mme du Châtelet publia des Institutions
de Physique, où elle s’est plu à exposer les idées
particulières de Leibniz; mais son grand titre est d’avoir traduit
en français le livre immortel des Principes de Newton; elle
y a joint un Commentaire algébrique, auquel Clairaut a mis la main.
Ainsi en inscrivant son nom au bas de l’oeuvre de Newton elle semblait
appeler déjà la méthode d’exposition de M. de Laplace.
Quel honneur pour une femme de pouvoir glisser son nom entre de tels noms!
Maupertuis |
Cet honneur-là, Mme du Châtelet,
de son vivant, l’aurait payé un peu cher, si elle avait été
sensible aux railleries et aux épigrammes. Autrefois, la belle Hypatie,
célèbre mathématicienne et astronome, avait été
lapidée à Alexandrie par le peuple. Mme du Châtelet,
qui était moins belle, à ce qu’il semble, et qui n’avait
pas non plus toutes les vertus d’Hypatie, ne fut point lapidée comme
elle, mais elle essuya les fines moqueries de ce monde où elle vivait,
le plus spirituel des mondes et le plus méchant. Je ne crois pas
qu’il existe en français de page plus sanglante, plus amèrement
et plus cruellement satirique, que le Portrait de Mme du Châtelet,
de la divine Émilie, tracé par Mme du Deffand (une
amie intime), et qui commence par ces mots: « Représentez-vous
une femme grande et sèche, sans etc., etc. » (ndlr : pour le portrait complet, voir en bas de page) C’est chez Grimm
qu’il faut lire ce Portrait, qui a été mutilé et adouci
ailleurs;
on n’ose en rien transcrire, de peur de brûler le papier. Il semble
avoir été tracé par une Furie à froid, qui
sait écrire, et qui grave chaque trait en trempant sa plume dans
du fiel ou dans du vitriol. Le mot impitoyable, à chaque ligne,
est trouvé. On refuse à la pauvre victime, non seulement
le naturel de ses qualités, mais même celui de ses défauts.
Le trait final est aussi le plus perfide et le plus humiliant; on l’y montre
comme s’attachant à tout prix à la célébrité
de M. de Voltaire: « C’est lui qui la rend l’objet de l’attention
du public et le sujet des conversations particulières; c’est à
lui qu’elle devra de vivre dans les siècles à venir, et,
en attendant, elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle
présent. »
Pour compléter la satire, il faut joindre
à ce Portrait de Mme du Châtelet, par Mme du Deffand, les
Lettres de Mme de Staal (De Launay) à la même Mme du Deffand,
où nous est représentée si au naturel, mais si en
laid, l’arrivée de Mme du Châtelet et de Voltaire, un soir
chez la duchesse du Maine, au château d’Anet: « Ils apparaissent
sur le minuit comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés.
» Ils défraient la société par leurs airs et
leurs ridicules, ils l’irritent par leurs singularités; travaillant
tout le jour, lui à l’histoire, elle à Newton, ils ne veulent
ni jouer, ni se promener: « Ce sont bien des non-valeurs dans
une société où leurs doctes écrits ne sont
d’aucun rapport. » Mme du Châtelet surtout ne peut trouver
un lieu assez recueilli, une chambre assez silencieuse pour ses méditations:
« Mme du Châtelet
est d’hier à son troisième logement, écrit, Mme de
Staal; elle ne pouvait plus supporter celui qu’elle avait choisi; il y
avait du bruit, de la fumée sans feu, il me semble que c’est
son emblème. Le bruit, ce n’est pas la nuit qu’il l’incommode, à
ce qu’elle m’a dit, mais le jour, au fort de son travail; cela dérange
ses idées. Elle fait actuellement la revue de ses Principes;
c’est
un exercice qu’elle réitère chaque année, sans quoi
ils pourraient s’échapper, et peut-être s’en aller si loin,
qu’elle n’en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête
est pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur naissance;
c’est le cas de veiller soigneusement à leur garde. Elle préfère
le bon air de cette occupation à tout amusement, et persiste à
ne se montrer qu’à la nuit close. Voltaire a fait des vers galants
qui réparent un peu le mauvais effet de leur conduite inusitée.
»
|
Mme de Staal-Delaunay |
Mme du Châtelet échappait du moins
à ces misères du dehors, et ses nobles études, ses
hautes distractions mêmes, la mettaient à l’abri des petites
vues où se consumaient autour d’elle des esprits si distingués.
Voltaire se trompait peut-être et avait le bandeau sur les yeux quand
il écrivait: « Jamais personne ne fut si savante qu’elle,
et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle: C’est
une femme savante... Les dames qui jouaient avec elle chez la reine
étaient bien loin de se douter qu’elles fussent à côté
du Commentateur de Newton: on la prenait pour une personne ordinaire. »
Mais il a raison quand il ajoute: « Tout ce qui occupe la société
était de son ressort, hors la médisance. Jamais on
ne l’entendit relever un ridicule. Elle n’avait ni le temps ni la volonté
de s’en apercevoir; et quand on lui disait que quelques personnes ne lui
avaient pas rendu justice, elle répondait qu’elle voulait l’ignorer.
» Quand les mathématiques de Mme du Châtelet n’auraient
servi qu’à lui donner cette supériorité morale, c’était
quelque chose.
Nous pouvons la juger directement par des lettres
d’elle, par des écrits de morale où elle se peint. Laissons
donc les anecdotes, renvoyons-y les curieux, et écoutons ses paroles.
Dès les premiers temps de l’étroite liaison de Mme du Châtelet
et de Voltaire (1734), celui-ci, ayant pris l’alarme sur un avis qui lui
était venu, avait cru devoir partir de Cirey en plein hiver, et
était passé pour plus de sûreté en Hollande.
Mme du Châtelet, dans l’ardeur de son inquiétude, écrit
au tendre ami de son ami, à M. d’Argental, pour qu’il éclaircisse
l’affaire et qu’il ménage le retour de celui sans qui elle ne peut
vivre. Ces Lettres, publiées en 1806 par M. Hochet, sont touchantes
et parfois admirables de ton et de passion; on y sent, dès les premiers
mots, la femme qui aime:
.
.
« Je suis à cent cinquante
lieues de votre ami, et il y a douze jours que je n’ai eu de ses nouvelles.
Pardon, pardon; mais mon état est horrible...
« Il y a quinze jours que
je ne passais point sans peine deux heures loin de lui; je lui écrivais
alors de ma chambre à la sienne; et il y a quinze jours que j’ignore
où il est, ce qu’il fait; je ne puis pas même jouir de la
triste consolation de partager ses malheurs. Pardonnez-moi de vous étourdir
de mes plaintes; mais je suis trop malheureuse. »
|
On craint un danger,
mais on ne sait pas bien lequel. Mme du Châtelet soupçonne
que cette menace pourrait bien avoir été un coup monté
contre elle, pour effrayer Voltaire, pour l’éloigner et déconcerter
leur bonheur. On voit dans chacune de ses lettres combien elle se méfie
de la sagesse du poète quand il est loin d’elle, abandonné
sans conseil à toutes ses irritations, à ses premiers mouvements
et à ses pétulances: « Croyez-moi, dit-elle à
d’Argental, ne le laissez pas longtemps en Hollande; il sera sage les premiers
temps, mais souvenez-vous qu’il est peu de vertus qui résistent sans cesse.
»
Si elle avait lu La Fontaine
autant que Newton, elle citerait, pour le coup, ces vers charmants du bonhomme
qui vont si bien à Voltaire et à toute la race:
Puis fiez-vous à rimeur qui répond
D’un seul moment! Dieu ne fit la sagesse Pour les cerveaux qui hantent les neuf Soeurs; Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire, Quelque jargon plein d’assez de douceurs, Mais d’être sûrs ce n’est là leur affaire. |
Elle ne cesse de lui faire
recommander, par d’Argental, la sagesse et l’incognito. L’incognito
à
Voltaire, cet homme, cet enfant amoureux de la célébrité!
On voit combien elle tient à la vie et au bonheur avec lui, à
un bonheur pour toujours. Elle craint qu’il ne s’accoutume là-bas
à se passer d’elle; la liberté a de grands charmes, et les
libraires hollandais aussi, ces libraires qui vous tentent de tout imprimer
et de tout dire. Elle a l’idée fixe qu’il soit sage là-bas,
et ne se permette rien de trop dans ses Éditions de Hollande, afin
de pouvoir revenir ensuite et de jouir ensemble de la félicité
à Cirey: « Surtout qu’il n’y mette pas le Mondain!
» (Charmant Mondain! c’était une affaire d’État
alors, et l’avenir d’un homme en dépendait.) — « Il faut à
tout moment, s’écrie-t-elle, le sauver de lui-même, et j’emploie
plus de politique pour le conduire que tout le Vatican n’en emploie pour
retenir la Chrétienté dans ses fers. » Ce dernier trait
est au moins solennel et peut sembler disproportionné, mais c’est
ainsi que raisonne la passion. Tout à côté, Mme du
Châtelet parlera de lui comme d’un enfant, avec sollicitude, avec
tendresse: « Nous sommes quelquefois bien entêté,
dit-elle
en souriant, et ce démon d’une réputation que je trouve mal
entendue ne nous quitte point. » Dans ces lettres à d’Argental,
nous retrouvons la Mme du Châtelet passionnée et tendre, celle
que Voltaire nous a si bien peinte en deux mots, un peu philosophe et
bergère.
le château de Cirey |
Elle a des accents vrais, et dont l’excès
même ne déplaît pas. Dans un moment elle s’exagère
les périls; son imagination va jusqu’à se représenter
Voltaire peu en sûreté même en Hollande: « Je
ne sais, écrit-elle à d’Argental, si vous daignerez me rassurer
sur cette crainte, vous penserez que je deviens folle. Je suis un avare
à qui l’on a arraché tout son bien, et qui craint à
tout moment qu’on ne le jette dans la mer. »
Voltaire continue en Hollande de faire des
imprudences et d’obéir à sa nature; il envoie au Prince royal
de Prusse (qui va être le grand Frédéric) un manuscrit
sur la Métaphysique, et cette Métaphysique, si
elle
s’imprime, est de telle sorte qu’elle peut perdre à jamais son homme.
Mme du Châtelet sent la faute; elle s’en plaint à d’Argental
avec tristesse, avec éloquence:
Si un ami de vingt ans lui demandait
ce manuscrit, il devrait le lui refuser; et il l’envoie à un inconnu
et prince! Pourquoi, d’ailleurs faire dépendre sa tranquillité
d’un autre, et cela sans nécessité, par la sotte vanité
(car je ne puis falsifier le mot propre) de montrer, à quelqu’un
qui n’en est pas juge, un ouvrage où il ne verra que de l’imprudence?
Qui confie si légèrement son secret, mérite qu’on
le trahisse; mais moi, que lui ai-je fait pour qu’il fasse dépendre
le bonheur de ma vie du Prince royal? Je vous avoue que je suis outrée.
»
|
C’est là une plainte
d’amante qui est dans son droit; mais, au même moment, elle l’aime;
elle l’appelle « une créature si aimable en tout point;
» elle ne voit que lui dans l’univers, et le proclame sans
trop de prévention « le plus bel ornement de la France. »
Il lui échappe quelque part ce mot heureux: « Pour moi, je
crois que les gens qui le persécutent ne l’ont jamais lu. »
Elle est évidemment séduite et sous le charme: l’amour, pour
entrer là, a pris le chemin de l’esprit.
Une réflexion pourtant se présente,
et elle-même n'était pas sans se la faire: quelle témérité
d’aller confier son bonheur, sa destinée, tout son avenir comme
femme, à un homme de lettres, aussi homme de lettres que Voltaire,
à un poète aussi poète, et à la merci, chaque
matin, de son tempérament irritable Le sort des deux êtres
unis se trouvait ainsi toujours remis au hasard d’une vanité ou
d’une pétulance.
Voltaire |
À propos de ces perpétuels dérangements
que les incartades de Voltaire apportaient dans l’existence de Mme du Châtelet,
les bonnes âmes d’alors ne tarissaient pas; on la plaignait hautement;
le président Hénault, un des meilleurs amis, écrivait
un jour à Mme du Deffand: « La pauvre du Châtelet devrait
faire mettre, dans le bail de toutes les maisons qu’elle loue, la clause
de toutes les folies de Voltaire. Véritablement, il est incroyable
que l’on soit si inconsidéré. »
Elle était plus à plaindre que
lui en effet, même dans leurs infortunes à tous deux; elle
avait moins de quoi se consoler. Il y a un joli mot de Saint-Lambert, autre
homme de lettres s’il en fut, et qui s’y connaissait. On plaignait devant
lui Jean-Jacques Rousseau qui avait été forcé de fuir:
« Ne le plaignez pas trop, dit-il, il voyage avec sa maîtresse
la
Réputation. » Cette maîtresse-là est toujours
la rivale, plus ou moins secrète, de l’autre maîtresse qui
croit régner.
( à suivre)
Voici le portrait qu'a laissé Mme du Deffand d'Emilie du Châtelet (Correspondance Littéraire, 1777)
Représentez-vous une femme grande et sèche, sans cul, sans hanches, la poitrine étroite, deux petits tétons arrivant de fort loin, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très-petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert-de-mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clair-semées et extrêmement gâtées. Voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir: frisure, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion; mais, comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu'elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est souvent obligée de se passer de bas, de chemises, de mouchoirs et autres bagatelles. Née sans talents, sans mémoire, sans goût, sans imagination, elle s'est faite géomètre pour paraître au-dessus des autres femmes, ne doutant point que la singularité ne donne la supériorité. Le trop d'ardeur pour la représentation lui a cependant un peu nui. Certain ouvrage donné au public sous son nom, et revendiqué par un cuistre, a semé quelques soupçons ; on est venu à dire qu'elle étudiait la géométrie pour parvenir à entendre son livre. Sa science est un problème difficile à résoudre. Elle n'en parle que comme Sganarelle parlait latin, devant ceux qui ne le savaient pas.
Belle, magnifique, savante, il ne lui manquait plus que d'être princesse ; elle l'est devenue, non par la grâce de Dieu, non par la grâce du roi, mais par la sienne. Ce ridicule a passé comme les autres. On la regarde comme une princesse de théâtre, et l'on a presque oublié qu'elle est femme de condition. On dirait que l'existence de la divine Émilie n'est qu'un prestige ; elle a tant travaillé à paraître ce qu'elle n'était pas qu'on ne sait plus ce qu'elle est en effet. Ses défauts mêmes ne lui sont peut-être pas naturels, ils pourraient tenir à ses prétentions ; son impolitesse et son inconsidération, à l'état de princesse ; sa sécheresse et ses distractions, à celui de savante ; son rire glapissant, ses grimaces et ses contorsions, à celui de jolie femme. Tant de prétentions satisfaites n'auraient cependant pas suffi pour la rendre aussi fameuse qu'elle voulait l'être : il faut, pour être célèbre, être célébrée ; c'est à quoi elle est parvenue en devenant maîtresse déclarée de M. de Voltaire. C'est lui qui la rend l'objet de l'attention du public et le sujet des conversations particulières ; c'est à lui qu'elle devra de vivre dans les siècles à venir, et en attendant elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle présent.
Représentez-vous une femme grande et sèche, sans cul, sans hanches, la poitrine étroite, deux petits tétons arrivant de fort loin, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très-petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert-de-mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clair-semées et extrêmement gâtées. Voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir: frisure, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion; mais, comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu'elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est souvent obligée de se passer de bas, de chemises, de mouchoirs et autres bagatelles. Née sans talents, sans mémoire, sans goût, sans imagination, elle s'est faite géomètre pour paraître au-dessus des autres femmes, ne doutant point que la singularité ne donne la supériorité. Le trop d'ardeur pour la représentation lui a cependant un peu nui. Certain ouvrage donné au public sous son nom, et revendiqué par un cuistre, a semé quelques soupçons ; on est venu à dire qu'elle étudiait la géométrie pour parvenir à entendre son livre. Sa science est un problème difficile à résoudre. Elle n'en parle que comme Sganarelle parlait latin, devant ceux qui ne le savaient pas.
Belle, magnifique, savante, il ne lui manquait plus que d'être princesse ; elle l'est devenue, non par la grâce de Dieu, non par la grâce du roi, mais par la sienne. Ce ridicule a passé comme les autres. On la regarde comme une princesse de théâtre, et l'on a presque oublié qu'elle est femme de condition. On dirait que l'existence de la divine Émilie n'est qu'un prestige ; elle a tant travaillé à paraître ce qu'elle n'était pas qu'on ne sait plus ce qu'elle est en effet. Ses défauts mêmes ne lui sont peut-être pas naturels, ils pourraient tenir à ses prétentions ; son impolitesse et son inconsidération, à l'état de princesse ; sa sécheresse et ses distractions, à celui de savante ; son rire glapissant, ses grimaces et ses contorsions, à celui de jolie femme. Tant de prétentions satisfaites n'auraient cependant pas suffi pour la rendre aussi fameuse qu'elle voulait l'être : il faut, pour être célèbre, être célébrée ; c'est à quoi elle est parvenue en devenant maîtresse déclarée de M. de Voltaire. C'est lui qui la rend l'objet de l'attention du public et le sujet des conversations particulières ; c'est à lui qu'elle devra de vivre dans les siècles à venir, et en attendant elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle présent.
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