mardi 26 août 2014

Dernières lettres de Mme du Châtelet à son amant

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En 1748, le roi Stanislas de Pologne accueille Voltaire et Mme du Châtelet à Lunéville. Mme de Boufflers est là, ainsi que le poète Saint-Lambert (en qualité de "grand-maître de sa garde robe"...).
Par malheur pour elle, Emilie tombe éperdument amoureuse de ce bellâtre. Lui ne se fait pas prier pour lui accorder ce qu'elle demande.
A la fin de l'année, Voltaire et Mme du Châtelet repartent pour Cirey. C'est là, alors qu'elle est âgée de 42 ans, qu'Emilie découvre sa grossesse.
Mme du Châtelet

MME DU CHÂTELET A LA MARQUISE DE BOUFFLERS.
Paris, jeudi 3 avril 1749.
Eh bien! il faut donc vous dire mon malheureux secret sans attendre votre réponse sur celui que je vous demandais, je sens que vous me le promettrez que vous le garderez, et vous allez voir qu’il ne pourra pas se garder encore longtemps.
Je suis grosse, et vous imaginez bien l’affliction où je suis, combien je crains pour ma santé, et même pour ma vie, combien je trouve ridicule d’accoucher à quarante ans, après en avoir été dix-sept sans faire d’enfant; combien je suis affligée pour mon fils. Je ne veux pas le dire encore, crainte que cela n’empêche son établissement... Personne ne s’en doute, il y paraît très peu, je compte cependant être dans le quatrième et je n’ai pas encore senti remuer. Ce ne sera qu’à quatre mois et demi; je suis si peu grosse que si je n’avais quelque étourdissement ou quelque incommodité, et si ma gorge n’était pas fort gonflée, je croirais que c’est un dérangement. Vous sentez combien je compte sur votre amitié, et combien j’en ai besoin pour me consoler et pour m’aider à supporter mon état. Il me serait bien dur de passer tant de temps sans vous et d’être privée de vous pendant mes couches. Cependant comment les aller faire à Lunéville et y donner cet embarras-là. Je ne sais si je dois assez compter sur les bontés du roi pour croire qu’il le désirât et qu’il me laissât le petit appartement de la reine que j’occupais, car je ne pourrais coucher dans l’aile à cause de l’odeur du fumier, du bruit et de l’éloignement de M. de Voltaire et de vous. Je crains que le roi ne soit alors à Commercy et qu’il ne voulut pas abréger son voyage. J’accoucherai vraisemblablement à la fin août ou au commencement de septembre au plus tard...

DE MADAME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT
[Paris, avril 1749.]
... Je n’ai point de lettre de vous encore aujourd’hui cela est abominable, cela est d’une dureté et d’une barbarie qui est au-dessus de toute qualification, comme la douleur où je suis est au-dessus de toute expression. Ne soyez pas cependant excédé de mes lettres; Si je n’en reçois pas la première poste, je ne vous écrirai plus...
Saint-Lambert

DE MADAME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT
Trianon, 29 avril 1749.
... Peut-être serai-je assez faible pour vous aimer et pour accoucher à Lunéville, quand même vous n’iriez pas à Nancy, mais je serais malheureuse et tourmentée, et je vous tourmenterais. Il n’y a que ce sacrifice qui puisse remettre le calme dans mon coeur et je ne vois aucune raison de me le refuser...

DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Paris,] 18 mai 1749.
Non, il n’est pas possible à mon coeur de vous exprimer combien il vous adore, l’impatience extrême où je suis de me rejoindre à vous pour ne vous quitter jamais... Ne me reprochez pas mon Newton, j’en suis assez punie, je n’ai jamais fait de plus grand sacrifice à la raison que de rester ici pour le finir; c’est une besogne affreuse et pour laquelle il faut une tête et une santé de fer. Je ne fais que cela, je vous jure, et je me reproche bien le peu de temps que j’ai donné à la société depuis que je suis ici. Quand je songe que je serais actuellement avec vous...



MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Paris, 20] mai 1749.
Mon départ ne dépend pas absolument de moi, mais de Clairaut et de la difficulté de ce que je fais; j’y sacrifie tout, jusqu’à ma figure; je vous prie de vous en souvenir, si vous me trouvez changée. Savez-vous la vie que je mène depuis le départ du roi? Je me lève à neuf heures, quelquefois à huit; je travaille jusqu’à trois, je prends mon café à trois heures, je reprends le travail à quatre, je quitte à dix pour manger un morceau seule. Je cause jusqu’à minuit avec M. de Voltaire, qui assiste à mon souper, et je reprends le travail à minuit, jusqu’à cinq heures. Quelquefois j’attends après M. Clairaut, et j’emploie le temps à mes affaires et à revoir mes épreuves. Madame du Deffand, M. de Voltaire, tout le monde sans exception, est refusé pour souper, et je me suis fait une loi de ne plus souper dehors pour pouvoir finir. Je conviens que si j’avais mené cette vie depuis que je suis à Paris, j’aurais fini à présent, mais j’ai commencé par avoir beaucoup d’affaires: je me suis livrée à la société, le soir; je croyais que la journée me suffirait. J’ai vu qu’il fallait ou renoncer à aller accoucher à Lunéville, ou perdre le fruit de mon travail, au cas que je meure en couches... Ma santé se soutient merveilleusement, je suis sobre et je me noie d’orgeat, cela me soutient, mon enfant remue beaucoup, et se porte à ce que j’espère aussi bien que moi...(...)
Je ne puis rien aimer que ce que je partage avec vous, car je n’aime pas Newton, au moins; je le finis par raison et par honneur, mais je n’aime que vous... Je prie madame de B[oufflers] de garder mon fils, sous prétexte de comédies, il ne ferait que vous embarrasser à Cirey.
 
le château de Lunéville
En août 1749, Emilie revient à Lunéville, toujours accompagnée de Voltaire. L'accouchement est proche. Saint-Lambert se montre pour sa part toujours aussi distant.

DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Août 1749.]
Mon Dieu, que tout ce qui était chez moi quand vous êtes parti m’impatientait! que mon coeur avait de choses à vous dire! Vous m’avez traitée bien cruellement, vous ne m’avez pas regardée une seule fois; je sais bien que je dois encore vous en remercier, que c’est décence, discrétion, mais je n’en ai pas moins senti la privation; je suis accoutumée à lire à tous les instants de ma vie dans vos yeux charmants que vous êtes occupé de moi, que vous m’aimez; je les cherche partout, et assurément je ne trouve rien qui leur ressemble; les miens n’ont plus rien à regarder. Je suis d’une impatience extrême de savoir si vous monterez la garde demain?... Songez que si vous montez la garde demain, je puis vous revoir lundi, songez qu’un jour est tout pour moi; et je n’ai pas besoin, pour le sentir, de mes craintes ridicules, car je les condamne; mais un jour passé avec vous vaut mieux qu’une éternité sans vous. Je ferai mon possible pour n’avoir pas d’humeur ce soir; mais comment ferais-je pour qu’on ne s’aperçoive pas de l’inquiétude et du malaise de mon âme, car c’est le mot qui peut rendre mon état. Ne jugez point de moi par ce que j ai été, je ne voulais pas vous aimer à cet excès, mais à présent que je vous connais davantage, je sens que je ne puis jamais vous aimer assez. Si vous ne m’aimez pas moins, si mes torts n’ont pas affaibli cet amour charmant, sans lequel je ne pourrais vivre, je suis bien sûre qu’il n’existe personne d’aussi heureuse que moi, mais je vous avoue que je le crains. Rassurez-moi, mon coeur en a besoin; la moindre diminution dans vos sentiments me déchirerait de remords; je croirais toujours que ç’a été ma faute, que sans Paris vous auriez toujours été le même. Songez que mon amour, que les chagrins que vous m’avez faits en voulant me quitter et par la crainte de ces grenadiers, m’ont assez punie; je vous aime avec une ardeur bien faite pour vous rendre heureux, si vous pouvez m’aimer encore comme vous m’avez aimée. Je n’ai rien trouvé de mieux à vous envoyer que la cassette où vous renfermerez mes lettres. Rapportez-les, je vous le demande à genoux, bonheur de ma vie. 

DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
Samedi 30 août 1749.
Vous me connaissez bien peu; vous rendez bien peu justice aux empressements de mon coeur, si vous croyez que je puisse être deux jours sans avoir de vos lettres, lorsqu’il m’est possible de faire autrement. Vous êtes d’une confiance sur la possibilité de monter vos gardes en arrivant, qui ne s’accorde guère avec l’impatience avec laquelle je supporte votre absence. Quand je suis avec vous, je supporte mon état avec patience, je ne m’en aperçois souvent pas; mais quand je vous ai perdu, je ne vois plus rien qu’en noir. J’ai encore été aujourd’hui à ma petite maison, à pied, et mon ventre est si terriblement tombé, j’ai si mal aux reins, je suis si triste ce soir, que je ne serais point étonnée d’accoucher cette nuit, mais j’en serais bien désolée, quoique je sache que cela vous ferait plaisir. Je vous ai écrit hier huit pages, vous ne les recevrez que lundi. Vous n’articulez point si vous reviendrez mardi, et si vous pourrez éviter d’aller à Nancy au mois de septembre. Ne me laissez pas d’incertitude, je suis d’une affliction et d’un découragement, qui m’effrayeraient si je croyais aux pressentiments. Le prince va être bien heureux de vous posséder; il n’en connaîtra pas le prix si bien que moi. Dites bien au prince que vous n’irez plus à Haroue avant mes couches, je ne le souffrirais pas. J’ai un mal de reins insupportable et un découragement dans l’esprit et dans toute ma personne dont mon coeur seul est préservé. Ma lettre qui est à Nancy vous plaira plus que celle-ci; je ne vous aimais pas mieux, mais j’avais plus de force pour vous le dire, il y a moins de temps que je vous avais quitté! Je finis parce que je ne puis plus écrire.

Emilie accouche d'une fille dans la nuit du 4 septembre. Le 9 septembre, elle est prise de fièvre et meurt au cours de la nuit qui suit. Avant de la porter en terre, Mme de Boufflers retire de sa main la bague qui contient le portrait de Saint-Lambert...

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