En 1748, le roi Stanislas de Pologne accueille Voltaire et Mme du Châtelet à Lunéville. Mme de Boufflers est là, ainsi que le poète Saint-Lambert (en qualité de "grand-maître de sa garde robe"...).
Par malheur pour elle, Emilie tombe éperdument amoureuse de ce bellâtre. Lui ne se fait pas prier pour lui accorder ce qu'elle demande.
A la fin de l'année, Voltaire et Mme du Châtelet repartent pour Cirey. C'est là, alors qu'elle est âgée de 42 ans, qu'Emilie découvre sa grossesse.
Mme du Châtelet |
MME DU CHÂTELET A LA MARQUISE DE
BOUFFLERS.
Paris, jeudi 3 avril 1749.
Eh bien! il faut donc vous dire
mon malheureux secret sans attendre votre réponse sur celui que je vous
demandais, je sens que vous me le promettrez que vous le garderez, et vous
allez voir qu’il ne pourra pas se garder encore longtemps.
Je suis grosse, et vous imaginez
bien l’affliction où je suis, combien je crains pour ma santé, et même pour ma
vie, combien je trouve ridicule d’accoucher à quarante ans, après en avoir été
dix-sept sans faire d’enfant; combien je suis affligée pour mon fils. Je ne
veux pas le dire encore, crainte que cela n’empêche son établissement...
Personne ne s’en doute, il y paraît très peu, je compte cependant être dans
le quatrième et je n’ai pas encore senti remuer. Ce ne sera qu’à quatre mois et
demi; je suis si peu grosse que si je n’avais quelque étourdissement ou quelque
incommodité, et si ma gorge n’était pas fort gonflée, je croirais que c’est un
dérangement. Vous sentez combien je compte sur votre amitié, et combien j’en ai
besoin pour me consoler et pour m’aider à supporter mon état. Il me serait bien
dur de passer tant de temps sans vous et d’être privée de vous pendant mes
couches. Cependant comment les aller faire à Lunéville et y donner cet embarras-là.
Je ne sais si je dois assez compter sur les bontés du roi pour croire qu’il le
désirât et qu’il me laissât le petit appartement de la reine que j’occupais,
car je ne pourrais coucher dans l’aile à cause de l’odeur du fumier, du bruit
et de l’éloignement de M. de Voltaire et de vous. Je crains que le roi ne soit
alors à Commercy et qu’il ne voulut pas abréger son voyage. J’accoucherai
vraisemblablement à la fin août ou au commencement de septembre au plus tard...
DE MADAME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT
[Paris, avril 1749.]
... Je n’ai point de lettre de vous encore aujourd’hui cela
est abominable, cela est d’une dureté et d’une barbarie qui est au-dessus de
toute qualification, comme la douleur où je suis est au-dessus de toute
expression. Ne soyez pas cependant excédé de mes lettres; Si je n’en reçois pas
la première poste, je ne vous écrirai plus...
Saint-Lambert |
DE MADAME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT
Trianon, 29 avril 1749.
... Peut-être serai-je assez faible pour vous aimer et pour
accoucher à Lunéville, quand même vous n’iriez pas à Nancy, mais je serais
malheureuse et tourmentée, et je vous tourmenterais. Il n’y a que ce sacrifice
qui puisse remettre le calme dans mon coeur et je ne vois aucune raison de me
le refuser...
DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Paris,] 18 mai 1749.
Non, il n’est pas possible à mon coeur de vous exprimer
combien il vous adore, l’impatience extrême où je suis de me rejoindre à vous
pour ne vous quitter jamais... Ne me reprochez pas mon Newton, j’en suis assez
punie, je n’ai jamais fait de plus grand sacrifice à la raison que de rester
ici pour le finir; c’est une besogne affreuse et pour laquelle il faut une tête
et une santé de fer. Je ne fais que cela, je vous jure, et je me reproche bien
le peu de temps que j’ai donné à la société depuis que je suis ici. Quand je
songe que je serais actuellement avec vous...
MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Paris, 20] mai 1749.
Mon départ ne dépend pas absolument de moi, mais de Clairaut
et de la difficulté de ce que je fais; j’y sacrifie tout, jusqu’à ma figure; je
vous prie de vous en souvenir, si vous me trouvez changée. Savez-vous la vie
que je mène depuis le départ du roi? Je me lève à neuf heures, quelquefois à
huit; je travaille jusqu’à trois, je prends mon café à trois heures, je
reprends le travail à quatre, je quitte à dix pour manger un morceau seule. Je
cause jusqu’à minuit avec M. de Voltaire, qui assiste à mon souper, et je
reprends le travail à minuit, jusqu’à cinq heures. Quelquefois j’attends après
M. Clairaut, et j’emploie le temps à mes affaires et à revoir mes épreuves.
Madame du Deffand, M. de Voltaire, tout le monde sans exception, est refusé
pour souper, et je me suis fait une loi de ne plus souper dehors pour pouvoir
finir. Je conviens que si j’avais mené cette vie depuis que je suis à Paris,
j’aurais fini à présent, mais j’ai commencé par avoir beaucoup d’affaires: je
me suis livrée à la société, le soir; je croyais que la journée me suffirait.
J’ai vu qu’il fallait ou renoncer à aller accoucher à Lunéville, ou perdre le
fruit de mon travail, au cas que je meure en couches... Ma santé se soutient
merveilleusement, je suis sobre et je me noie d’orgeat, cela me soutient, mon
enfant remue beaucoup, et se porte à ce que j’espère aussi bien que moi...(...)
Je ne puis rien aimer que ce que je partage avec vous, car
je n’aime pas Newton, au moins; je le finis par raison et par honneur, mais je
n’aime que vous... Je prie madame de B[oufflers] de garder mon fils, sous
prétexte de comédies, il ne ferait que vous embarrasser à Cirey.
En août 1749, Emilie revient à Lunéville, toujours accompagnée de Voltaire. L'accouchement est proche. Saint-Lambert se montre pour sa part toujours aussi distant.
DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Août
1749.]
Mon Dieu, que tout ce qui était chez moi quand
vous êtes parti m’impatientait! que mon coeur avait de choses à vous dire! Vous
m’avez traitée bien cruellement, vous ne m’avez pas regardée une seule fois; je
sais bien que je dois encore vous en remercier, que c’est décence, discrétion,
mais je n’en ai pas moins senti la privation; je suis accoutumée à lire à tous
les instants de ma vie dans vos yeux charmants que vous êtes occupé de moi, que
vous m’aimez; je les cherche partout, et assurément je ne trouve rien qui leur
ressemble; les miens n’ont plus rien à regarder. Je suis d’une impatience
extrême de savoir si vous monterez la garde demain?... Songez que si vous
montez la garde demain, je puis vous revoir lundi, songez qu’un jour est tout
pour moi; et je n’ai pas besoin, pour le sentir, de mes craintes ridicules, car
je les condamne; mais un jour passé avec vous vaut mieux qu’une éternité sans
vous. Je ferai mon possible pour n’avoir pas d’humeur ce soir; mais comment
ferais-je pour qu’on ne s’aperçoive pas de l’inquiétude et du malaise de mon
âme, car c’est le mot qui peut rendre mon état. Ne jugez point de moi par ce
que j ai été, je ne voulais pas vous aimer à cet excès, mais à présent que je
vous connais davantage, je sens que je ne puis jamais vous aimer assez. Si vous
ne m’aimez pas moins, si mes torts n’ont pas affaibli cet amour charmant, sans
lequel je ne pourrais vivre, je suis bien sûre qu’il n’existe personne d’aussi
heureuse que moi, mais je vous avoue que je le crains. Rassurez-moi, mon coeur
en a besoin; la moindre diminution dans vos sentiments me déchirerait de
remords; je croirais toujours que ç’a été ma faute, que sans Paris vous auriez
toujours été le même. Songez que mon amour, que les chagrins que vous m’avez
faits en voulant me quitter et par la crainte de ces grenadiers, m’ont assez
punie; je vous aime avec une ardeur bien faite pour vous rendre heureux, si
vous pouvez m’aimer encore comme vous m’avez aimée. Je n’ai rien trouvé de
mieux à vous envoyer que la cassette où vous renfermerez mes lettres.
Rapportez-les, je vous le demande à genoux, bonheur de ma vie.
DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE
SAINT-LAMBERT.
Samedi 30 août 1749.
Vous me connaissez bien peu; vous
rendez bien peu justice aux empressements de mon coeur, si vous croyez que je
puisse être deux jours sans avoir de vos lettres, lorsqu’il m’est possible de
faire autrement. Vous êtes d’une confiance sur la possibilité de monter vos
gardes en arrivant, qui ne s’accorde guère avec l’impatience avec laquelle je
supporte votre absence. Quand je suis avec vous, je supporte mon état avec
patience, je ne m’en aperçois souvent pas; mais quand je vous ai perdu, je ne
vois plus rien qu’en noir. J’ai encore été aujourd’hui à ma petite maison, à
pied, et mon ventre est si terriblement tombé, j’ai si mal aux reins, je suis
si triste ce soir, que je ne serais point étonnée d’accoucher cette nuit, mais
j’en serais bien désolée, quoique je sache que cela vous ferait plaisir. Je
vous ai écrit hier huit pages, vous ne les recevrez que lundi. Vous n’articulez
point si vous reviendrez mardi, et si vous pourrez éviter d’aller à Nancy au
mois de septembre. Ne me laissez pas d’incertitude, je suis d’une affliction et
d’un découragement, qui m’effrayeraient si je croyais aux pressentiments. Le
prince va être bien heureux de vous posséder; il n’en connaîtra pas le prix si
bien que moi. Dites bien au prince que vous n’irez plus à Haroue avant mes
couches, je ne le souffrirais pas. J’ai un mal de reins insupportable et un
découragement dans l’esprit et dans toute ma personne dont mon coeur seul est
préservé. Ma lettre qui est à Nancy vous plaira plus que celle-ci; je ne vous
aimais pas mieux, mais j’avais plus de force pour vous le dire, il y a moins de
temps que je vous avais quitté! Je finis parce que je ne puis plus écrire.
Emilie accouche d'une fille dans la nuit du 4 septembre. Le 9 septembre, elle est prise de fièvre et meurt au cours de la nuit qui suit. Avant de la porter en terre, Mme de Boufflers retire de sa main la bague qui contient le portrait de Saint-Lambert...
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