Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits de quelques grandes dames du XVIIIè siècle.
(...) Je dirais que madame de Crequi est la madame de Sablé de cet autre
La Rochefoucauld qui se nomme M. de Meilhan. Cela pourtant est vrai et
se justifierait presque littéralement. Il lui envoie ses ouvrages
en manuscrit, elle les lui renvoie avec notes, observations, avec admiration
et conseils; quand ils sont imprimés, elle l’avertit des critiques,
elle lui propose des chapitres à ajouter ou de petites corrections
à faire. Elle s’intéresse à son succès dans
le monde ou auprès des journaux, et le voudrait voir à l’Académie.
Il lui arrive à elle-même de le comparer à La Rochefoucauld,
et, faut-il s’en étonner? elle lui donne la préférence
: « Il pensait, dit-elle de La Rochefoucauld, il exprimait assez
fortement ses pensées, mais il est sec et amer. Vous, mon cher ami,
vous êtes onctueux et indulgent. » Cette onction de
M. de Meilhan de loin nous échappe, mais les auteurs contemporains
ont ainsi, pour les personnes qui les connaissent et qui les aiment, toutes
sortes de vertus et de supériorités singulières qui
s’évanouissent à distance. La difficulté, je le sens
bien, n’est pas de faire admettre jusqu’à un certain point que madame
de Crequi, pour ses mérites d’esprit, pour le ferme et le fin de
son jugement, est une manière de madame de Sablé, le plus
difficile à obtenir est qu’on accorde à M. de Meilhan de
pouvoir être convenablement rapproché de La Rochefoucauld.
La feuille en renom au dix-huitième siècle pour la rigidité
de ses principes classiques, l’Année littéraire, avait
parlé de son livre des Considérations sur les Moeurs,
et
en assez bons termes; madame de Crequi n’en était pas très
mécontente:
Madame de Créquy |
« Venons à la critique de l’Année
littéraire, lui écrivait-elle; elle est à quelques
égards assez obligeante, et à d’autres détestable.
Par exemple, dénier que Voltaire et Montesquieu aient donné
le ton à leur siècle, c’est une absurdité; cependant,
au total, il me paraît qu’il (le journaliste) vous
loue honnêtement, et dans le second extrait il dit qu’il ne connaît
pas de meilleur livre depuis La Bruyère. Oh! c’est l’impossible,
monsieur, pour des gens qui ont résolu que personne n’a le sens
commun depuis le siècle de Louis XIV. » L’impossible aussi
pour ceux qui de nos jours posent en principe qu’on ne sait pas écrire
en français, et surtout de ces choses de morale et de société,
depuis Louis XIV, ce serait de leur faire reconnaître que Senac de
Meilhan est un moraliste et un écrivain des plus distingués,
qui a de très grandes qualités, de belles parties, et plus
que de la finesse, je veux dire de la largeur, de l’élévation,
de l’essor. (...) Quand leur liaison se fit, elle avait soixante-huit ans, et lui quarante-six.
Le souvenir de la liaison de madame du Deffand et d’Horace Walpole se présente
aussitôt à l’esprit, et l’on se demande involontairement:
« N’y eut-il rien, chez madame de Crequi, de ce sentiment possible
à tout âge chez une femme, et qui la porte avec un intérêt
tendre vers un homme dont quelques qualités la séduisent?
n’y eut-il pas un reste de chaleur de coeur tardivement ranimé?
»
Mme du Deffand tomba elle aussi amoureuse sur le tard |
Qu’on réduise la chose autant qu’on le voudra, qu’on la
déguise sous forme d’intellect, qu’on n’y voie qu’un besoin de causer,
de trouver qui vous entende et vous réponde, il est certain que
la connaissance de M. de Meilhan introduisit un mouvement et un attrait
dans la vie de madame de Crequi: elle s’occupe de lui, elle désire
son avancement, elle le souhaite plus proche d’elle, elle épouse
sa réputation, elle a besoin qu’il soit loué et approuvé.
Il lui fait l’effet d’être plus jeune qu’il ne l’était, et
M. de Meilhan passa longtemps dans le monde pour être plus jeune
que son âge: elle le plaint et elle compatit à le voir ainsi
désabusé comme un vieillard, et il semble qu’en mettant son
propre désenchantement en commun avec le sien, elle ait quelque
désir de le consoler : « Vous êtes destiné, monsieur,
lui disait-elle au début, à passer une vie douloureuse: vous
voyez le jeu des machines, et alors plus de bonheur. »(...)
Madame de Crequi ne paraît avoir songé en aucun temps à
émigrer. En 1793 elle fut mise en arrestation, elle s’y attendait;
conduite au couvent des Oiseaux, qui était alors converti
en prison, elle y passa tolérablement les mois de la captivité,
et en sortit après le 9 thermidor. Elle se refit une société
composée de quelques anciens amis et de parents. Son fils mourut
deux ans avant elle, lui laissant des ennuis derniers et des embarras d’affaires,
et prolongeant ses torts envers elle jusqu’au delà de la mort. Elle-même
mourut le 2 février 1803.
Senac de Meilhan |
Madame de Crequi, à l’en croire, avait toujours été
laide; elle faisait bon marché de son passé et de ses grâces
de jeunesse: « Mais, nous dit l’auteur de la Notice déjà
citée, M. Percheron, qui a eu souvent occasion de la voir, dans
cette appréciation d’elle-même elle allait un peu loin: elle
était petite, avait une grosse tête et un nez de perroquet
très prononcé; cela ne constitue pas effectivement de la
beauté ! mais elle avait eu une très jolie taille, la peau
très blanche et des yeux très éclatants, qui avaient
conservé leur vivacité jusque dans ses derniers jours; avec
ces avantages, c’est trop de dire qu’elle était laide. "
Elle portait dans sa vieillesse un petit bonnet à bec, et était
montée sur des mules avec des talons très hauts. — C’est
sous cette figure, qui ne manque pas du moins de caractère, qu’on
peut se représenter de loin la personne respectable, aujourd’hui
remise dans son vrai jour, au moment où elle disparaît l’une
des dernières au bout d’une des allées du dix huitième
siècle.
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