mardi 19 août 2014

Madame de Créquy, vue par Sainte-Beuve (2)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits de quelques grandes dames du XVIIIè siècle. 
 
Sainte Beuve
(...) Je dirais que madame de Crequi est la madame de Sablé de cet autre La Rochefoucauld qui se nomme M. de Meilhan. Cela pourtant est vrai et se justifierait presque littéralement. Il lui envoie ses ouvrages en manuscrit, elle les lui renvoie avec notes, observations, avec admiration et conseils; quand ils sont imprimés, elle l’avertit des critiques, elle lui propose des chapitres à ajouter ou de petites corrections à faire. Elle s’intéresse à son succès dans le monde ou auprès des journaux, et le voudrait voir à l’Académie. Il lui arrive à elle-même de le comparer à La Rochefoucauld, et, faut-il s’en étonner? elle lui donne la préférence : « Il pensait, dit-elle de La Rochefoucauld, il exprimait assez fortement ses pensées, mais il est sec et amer. Vous, mon cher ami, vous êtes onctueux et indulgent. » Cette onction de M. de Meilhan de loin nous échappe, mais les auteurs contemporains ont ainsi, pour les personnes qui les connaissent et qui les aiment, toutes sortes de vertus et de supériorités singulières qui s’évanouissent à distance. La difficulté, je le sens bien, n’est pas de faire admettre jusqu’à un certain point que madame de Crequi, pour ses mérites d’esprit, pour le ferme et le fin de son jugement, est une manière de madame de Sablé, le plus difficile à obtenir est qu’on accorde à M. de Meilhan de pouvoir être convenablement rapproché de La Rochefoucauld. La feuille en renom au dix-huitième siècle pour la rigidité de ses principes classiques, l’Année littéraire, avait parlé de son livre des Considérations sur les Moeurs, et en assez bons termes; madame de Crequi n’en était pas très mécontente: 
Madame de Créquy
« Venons à la critique de l’Année littéraire, lui écrivait-elle; elle est à quelques égards assez obligeante, et à d’autres détestable. Par exemple, dénier que Voltaire et Montesquieu aient donné le ton à leur siècle, c’est une absurdité; cependant, au total, il me paraît qu’il (le journaliste) vous loue honnêtement, et dans le second extrait il dit qu’il ne connaît pas de meilleur livre depuis La Bruyère. Oh! c’est l’impossible, monsieur, pour des gens qui ont résolu que personne n’a le sens commun depuis le siècle de Louis XIV. » L’impossible aussi pour ceux qui de nos jours posent en principe qu’on ne sait pas écrire en français, et surtout de ces choses de morale et de société, depuis Louis XIV, ce serait de leur faire reconnaître que Senac de Meilhan est un moraliste et un écrivain des plus distingués, qui a de très grandes qualités, de belles parties, et plus que de la finesse, je veux dire de la largeur, de l’élévation, de l’essor. (...) Quand leur liaison se fit, elle avait soixante-huit ans, et lui quarante-six. Le souvenir de la liaison de madame du Deffand et d’Horace Walpole se présente aussitôt à l’esprit, et l’on se demande involontairement: « N’y eut-il rien, chez madame de Crequi, de ce sentiment possible à tout âge chez une femme, et qui la porte avec un intérêt tendre vers un homme dont quelques qualités la séduisent? n’y eut-il pas un reste de chaleur de coeur tardivement ranimé? » 
Mme du Deffand tomba elle aussi amoureuse sur le tard
Qu’on réduise la chose autant qu’on le voudra, qu’on la déguise sous forme d’intellect, qu’on n’y voie qu’un besoin de causer, de trouver qui vous entende et vous réponde, il est certain que la connaissance de M. de Meilhan introduisit un mouvement et un attrait dans la vie de madame de Crequi: elle s’occupe de lui, elle désire son avancement, elle le souhaite plus proche d’elle, elle épouse sa réputation, elle a besoin qu’il soit loué et approuvé. Il lui fait l’effet d’être plus jeune qu’il ne l’était, et M. de Meilhan passa longtemps dans le monde pour être plus jeune que son âge: elle le plaint et elle compatit à le voir ainsi désabusé comme un vieillard, et il semble qu’en mettant son propre désenchantement en commun avec le sien, elle ait quelque désir de le consoler : « Vous êtes destiné, monsieur, lui disait-elle au début, à passer une vie douloureuse: vous voyez le jeu des machines, et alors plus de bonheur. »(...)
Madame de Crequi ne paraît avoir songé en aucun temps à émigrer. En 1793 elle fut mise en arrestation, elle s’y attendait; conduite au couvent des Oiseaux, qui était alors converti en prison, elle y passa tolérablement les mois de la captivité, et en sortit après le 9 thermidor. Elle se refit une société composée de quelques anciens amis et de parents. Son fils mourut deux ans avant elle, lui laissant des ennuis derniers et des embarras d’affaires, et prolongeant ses torts envers elle jusqu’au delà de la mort. Elle-même mourut le 2 février 1803.
Senac de Meilhan
Madame de Crequi, à l’en croire, avait toujours été laide; elle faisait bon marché de son passé et de ses grâces de jeunesse: « Mais, nous dit l’auteur de la Notice déjà citée, M. Percheron, qui a eu souvent occasion de la voir, dans cette appréciation d’elle-même elle allait un peu loin: elle était petite, avait une grosse tête et un nez de perroquet très prononcé; cela ne constitue pas effectivement de la beauté ! mais elle avait eu une très jolie taille, la peau très blanche et des yeux très éclatants, qui avaient conservé leur vivacité jusque dans ses derniers jours; avec ces avantages, c’est trop de dire qu’elle était laide. " Elle portait dans sa vieillesse un petit bonnet à bec, et était montée sur des mules avec des talons très hauts. — C’est sous cette figure, qui ne manque pas du moins de caractère, qu’on peut se représenter de loin la personne respectable, aujourd’hui remise dans son vrai jour, au moment où elle disparaît l’une des dernières au bout d’une des allées du dix huitième siècle.
 
 

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