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mercredi 24 août 2016

La Mettrie chassé de France


Né en 1709, Julien Offray de La Mettrie était médecin des Gardes-Françaises lorsqu'il publia (en 1745) son Histoire Naturelle de l'âme, traité dans lequel il prétend que l'âme n'est que l'organisation complexe de la matière.
Les premières lignes de son ouvrage laissent déjà imaginer l'insolence de son propos :

On ne sera donc pas surpris de lire sous la plume du même auteur que " Nous ne connaissons dans les corps que la matière, et nous n'observons la faculté de sentir que dans ces corps: sur quel fondement donc établir un être idéal désavoué par toutes nos connaissances ?"
 
La Mettrie


 Comme souvent au cours de ce siècle qui vit leur autorité menacée par ce que Kant nommait les Lumières, ce fut un homme d'église (en l'occurrence le père Dupré, jésuite enseignant à Louis-le-Grand) qui dénonça l'effronté à la police.

LE PÈRE DUPRÉ A MARVILLE (Lieutenant de police).

J’avais été chargé par M. l’ancien évêque de Mirepoix de lui fournir quelques éclaircissements sur un livre très impie qui paraît depuis peu. Il voulait savoir le titre de l’ouvrage, le nom de l’auteur et de l’imprimeur et tout cela pour vous le communiquer hier, à Versailles. Je n’ai pu le satisfaire, parce que je n’ai pas été instruit assez à temps (...) Voici le titre du livre: Histoire naturelle de l’âme, traduite de l’anglais de M. Cochard, par feu M. H. de l’Académie des sciences. Ce sont là des personnages supposés, le véritable auteur du livre est M. Métrie, médecin du régiment des gardes, qui a répandu dans tout Paris à pleine bouche et sans aucun ménagement, les périlleuses maximes répandues dans son livre sur la matérialité et mortalité de l’âme, sur l’éternité du monde et sur l’athéisme dont il fait hautement profession, et qui pour cela fut sévèrement repris par feu M. de Grammont, avant son départ pour la campagne où il vient de périr. Le livre est imprimé chez David, mais comme il y a deux imprimeurs de ce nom, je ne sais pas lequel des deux est le coupable. David l’a imprimé sous la condition de donner la moitié des exemplaires à l’auteur, et cette moitié a été remise chez Durand, à l’image de Saint-Lambert, pour y être vendue au profit de l’auteur. L’ouvrage avait été dédié à M. de Maupertuis, qui avait fait ôter l’épître dédicatoire, qui ne se trouve que dans deux ou trois exemplaires. Le même M. de Maupertuis a fait mettre un carton pour faire disparaître un endroit, où il était loué comme pensant de la même manière que l’auteur sur le sujet de son livre. Les libraires sont encore timides à le débiter, et M. Astruc écrit qu’il n’en a encore paru que 45 ou 46 qui ont été distribués pour présents, et il a eu le sien d’un homme qui en avait reçu trois exemplaires. Cependant je sais certainement qu’il y a des colporteurs qui en ont vendu en Sorbonne. Voilà toute ma science.

Au collège, I5 juin 1745.
 

Apostille de Marville à Duval. — Tâcher de m’avoir deux exemplaires de ce livre, et de savoir chez lequel David il a été imprimé. L’envoyer à M. Deon pour l’examiner promptement, ensuite en parler à M. de Mirepoix, et après répondre au père Dupré.  
Constater par le procès-verbal la quantité d’exemplaires que l’on saisira et celle dont l’édition était comptée et à qui les exemplaires ont été vendus, et observer préalablement le commissaire de dresser procès-verbal de la saisie et de recevoir les diverses déclarations de David et Durand, libraires, pour constater la quantité d’exemplaires dont l’édition a été composée, celle qui en reste actuellement sous la saisie, les noms des personnes à qui il a vendu ou livré les exemplaires qui peuvent y manquer. n
Fait ce 26 juin 1745.

***

TAPIN (exempt) A MARVILLE.

28 juin 1745.
J’ai l’honneur de vous informer qu’en exécution de vos ordres, je me suis transporté avec M. le commissaire de Rochebrune, au collège des Chollets, à l’effet d’y faire enlever l’édition de l’Histoire naturelle de l’âme, que j’ai fait conduire au château de la Bastille. J’en ai tiré trois exemplaires en présence de M. Anquetil, que j’ai envoyés chez le relieur pour les faire brocher; aussitôt que je les aurai eus, j’aurai l’honneur de vous les remettre. 
 
***
 
DE ROCHEBRUNE (commissaire) A MARVILLE.

28 juin 1745.
J’ai l’honneur de vous envoyer l’expédition du procès-verbal dressé le 26 du présent mois, dans le magasin de David et Durand, au sujet de la saisie que j’ai faite du livre intitulé Histoire naturelle de l’âme, suivant vos ordres. J’ai pris leur déclaration qui contient le nombre des exemplaires qui ont été tirés; ceux qui ont été donnés ou envoyés en Hollande et en Suisse, et ceux enfin qui ont été représentés, saisis et portés à la Bastille en présence de Tapin. 
 
***
  
 Ainsi fut réglé le sort de La Mettrie, coupable aux yeux de la justice de "raisonnements scandaleux, contraires à la religion et aux bonnes moeurs." (voir ci-dessous)
 L'arrêt du 7 juillet 1746 précise que l'ouvrage "frappe les fondements de toute religion et de toute vertu", et le condamne au bûcher.
 


 Dans la foulée, La Mettrie perdit son poste de médecin et fut contraint de quitter le royaume. Réfugié en Hollande, il vint peu après grossir (en 1748) les rangs des intellectuels recueillis à Potsdam par Frédéric II.
Sautant sur l'occasion, Voltaire railla de la sorte la décision prise à Versailles : "un roi gouverné par un jésuite eût pu proscrire La Mettrie et sa mémoire, un roi qui n'était gouverné que par la raison, sépara le philosophe de l'impie, et laissant à Dieu le soin de punir l'impiété, protégea et loua le mérite".
 
 
 

mardi 19 janvier 2016

Les philosophes en prison (5)


On a coutume de répéter (et d'enseigner !) que tout au long du XVIIIè siècle, l'autorité royale réprima avec force les insolences de ceux qu'on surnommait alors les philosophistes et qui se réunirent bientôt autour du projet encyclopédique.

En août 1749, le marquis d'Argenson constatait effectivement dans ses Mémoires : "On a arrêté ces jours-ci quantité d’abbés, de savants, de beaux esprits et on les a menés à la Bastille, comme le sieur Diderot, quelques professeurs de l’Université, docteurs de Sorbonne, etc. Ils sont accusés d’avoir fait des vers contre le roi, de les avoir récités, débités, d’avoir frondé contre le ministère, d’avoir écrit et imprimé pour le déisme et contre les mœurs, à quoi l’on voudrait donner des bornes, la licence étant devenue trop grande. Mon frère en fait sa cour et se montre par là grand ministre."

Mais oublions durant quelques instants de Diderot pour nous intéresser au sort réservé à ces "abbés", "savants" et autres "beaux esprits" arrêtés en même temps que lui pour avoir eux aussi écrit "pour le déisme et contre les moeurs".
L'un des textes en question, un poème, contenait notamment les vers suivants :

« Quel est le triste sort des malheureux Français !
 Réduits à s’affliger dans le sein de la paix ! » (...)
« Tandis que Louis dort dans le sein de la honte,
Et d'une femme obscure indignement épris
, (la Pompadour)
Il oublie en ses bras nos pleurs et nos mépris. »

Un autre écrit, une poissonnade contre la Pompadour,  s'en prenait vertement à la favorite :
 

 
Les archives de la Bastille nous apprennent que ces textes valurent à leurs auteurs, mais également à ceux qui les diffusèrent, une arrestation et une peine d'emprisonnement identique à celle de Diderot. On omet pourtant de préciser ce que devinrent ces hommes à l'issue de leur séjour derrière les barreaux. Voyons le détail :


"18 octobre 1749.
J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai signifié à M. Bonis, en le mettant en liberté, de la Bastille, d’ordre du Roi, du 2 du présent mois, qui l’exile à Montignac-le-Comte, en Périgord." 
Hémery à Berryer

"30 octobre 1749. 

L’ordre que j’ai eu l’honneur de vous adresser pour exiler hors du royaume Hallaire, se trouve absolument conforme à ce qui a été arrêté au sujet de ce particulier; mais puisque vous pensez qu’il convient de ne le reléguer qu’à Lyon, sa patrie, je n’hésite point à vous envoyer un nouvel ordre à cet effet." D’Argenson à Berryer

"11 novembre 1749. 

J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai notifié à l’abbé Guyard, en le mettant en liberté de la Bastille, l’ordre du Roi, du 2 octobre dernier, qui l’exile à 50 lieues de Paris, au bas de la copie duquel il a fait sa soumission." Hémery à Berryer

"23 novembre 1749. 

J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai signifié à l’abbé Sigorgne, en le mettant en liberté, l’ordre du Roi du 2 octobre dernier qui l’exile à Hambercourt, en Lorraine." Hémery à Berryer 

Qu'ils soient hommes d'église, étudiants ou professeurs, tous ces beaux esprits arrêtés au cours de l'été 1749 ont subi, in fine, la même peine d'éloignement de Paris. Tous sauf Diderot...
Diderot

BERRYER A DU CHÂTELET

"3 novembre 1749. J’ai l’honneur de vous envoyer la lettre de cachet qui y est adressée pour mettre en liberté du château de Vincennes, le sieur Diderot qui y est prisonnier de l’ordre du Roi; vous voudrez bien, s’il vous plaît, la faire mettre à exécution, et m’en accuser la réception."

Comment expliquer ce traitement de faveur ? N'en doutons pas, au moment de décider du sort de Diderot, l'argument économique a pesé de tout son poids. L'encyclopédie représentait à elle seule plusieurs centaines d'emplois, et personne ne pouvait raisonnablement assumer la responsabilité de la faillite des Libraires associés au projet. Or, sous l'ancien régime, l'argent pesait déjà plus lourd que toute considération morale...
 

dimanche 17 janvier 2016

Les philosophes en prison (4)

(lire l'article précédent)

Cette confession a porté ses fruits puisque le lieutenant général Berryer informe le marquis du Châtelet que Diderot peut désormais sortir du donjon et circuler en toute liberté sur les terres du château : « Sa Majesté voulait bien aussi, en considération du travail de libraire dont il est chargé, permettre qu'il communiquât librement et sous les précautions d'usage, par lettres ou de vive voix, dans le château, avec les personnes du dehors qui y viendraient soit à cet effet ou pour ses affaires domestiques (...) et que vous voudrez bien lui faire donner au château une ou deux chambres commodes pour coucher et travailler, avec un lit et les autres ustensiles que vous avez coutume de fournir aux prisonniers du donjon, et rien au-delà, sauf à lui s'il veut de plus grandes commodités de se les procurer à ses dépens ». 


le château de Vincennes
A en croire sa fille Mme de Vandeul, ses conditions de détention apparaissent dès lors particulièrement adoucies :
Quelques lignes plus loin, elle ajoute même :
"il passa par-dessus les murs du parc, fut à Champigny, y vit sa maîtresse avec son nouvel amant, revint, coucha dans le parc. Le lendemain matin, il fut prévenir M. du Châtelet de son équipée, et cette petite aventure accéléra sa rupture avec Mme de Puisieux..."


Pourtant, si Diderot est autorisé à circuler librement au sein de l'enceinte du château, et même à recevoir des visites (celle de Rousseau est mémorable, celles rendues par sa maîtresse Mme de Puisieux fort cocasses), on ne lui accorde pas encore le droit de rentrer à Paris pour y reprendre l'entreprise encyclopédique. 
Au cours du mois de septembre, les libraires tentent à nouveau leur chance auprès du comte d'Argenson :
« Les libraires intéressés à l'édition de l'Encyclopédie, pénétrés des bontés de votre grandeur, la remercient très humblement de l'adoucissement qu'elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au sieur Diderot, leur éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent tout le prix de cette grâce; mais si, comme ils croient pouvoir s'en flatter, l'intention de votre grandeur, touchée de leur situation, a été de mettre le sieur Diderot en état de travailler à l'Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très humblement que c'est une chose absolument impraticable: et, fondés sur la persuasion dans laquelle ils sont que votre grandeur a la bonté de s'intéresser à la publicité de cet ouvrage et aux risques qu'ils courraient d'être ruinés par un plus long retard, ils mettent sous ses yeux  un détail vrai et circonstancié des raisons qui ne permettent pas que  le sieur Diderot continue à Vincennes le travail de l’Encyclopédie. (…) Les libraires supplient Votre Grandeur de vouloir bien se laisser  toucher de nouveau de l'embarras sérieux dans lequel les jette l'éloignement du sieur Diderot et de leur accorder son retour à Paris en  faveur de l'impossibilité où il est de travailler à Vincennes"

De son côté, Diderot fait une nouvelle fois amende honorable auprès de Berryer :

"Le sieur Diderot, détenu de l'ordre du Roi au château de Vincennes depuis le mois de juillet, demande sa liberté ; Observe qu'il est l'éditeur de l'Encyclopédie, ouvrage de longue haleine, qui comporte des détails infinis, auxquels il ne peut vaquer étant retenu prisonnier ; Promet de ne rien faire à l'avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la religion et aux bonnes mœurs. "

(à suivre)

 

samedi 16 janvier 2016

Les philosophes en prison (3)



Effectué le 1er août 1749, l'interrogatoire du libraire Durand (l'un des quatre en charge du projet encyclopédique) va apporter au lieutenant Berryer la preuve qu'il attendait pour confondre Diderot : 
 
le lieutenant général de police Berryer
"Aujourd'hui vendredi premier jour du mois d'août mil sept cent quarante-neuf, nous Nicolas-René Berryer, chevalier, conseiller du Roi en  ses conseils, maître des requêtes ordinaires de son hôtel, lieutenant  général de police de la ville de Paris, commissaire du Roi en cette  partie, ayant mandé en notre hôtel et par devant nous le sieur Durand,  libraire de cette ville, et lui ayant fait différentes questions sur quatre  ouvrages qui ont paru depuis environ trois ans intitulés : Pensées philosophiques, les Mœurs, les Bijoux indiscrets et, en dernier lieu. Lettre  sur les aveugles à l'usage de ceux qui voyent, et l'ayant sommé de nous  déclarer ce qu'il sait à cet égard, tant sur les auteurs des dits ouvrages  que les imprimeurs qui les ont imprimés, nous a dit et déclaré :    
Qu'en mil sept cent quarante-six le manuscrit des Pensées philosophiques lui a été remis par le sieur Diderot (...)   Que dans le même temps et même commencement, année 1748, le  manuscrit des Bijoux indiscrets a été remis par le sieur Diderot au  sieur Simon, imprimeur rue de la Parcheminerie, de laquelle édition  les exemplaires qui restent nous ont été remis par le déclarant ;   Et qu'enfin en la présente année mil sept cent quarante-neuf le  manuscrit de la Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient a été  remis par le dit sieur Diderot au sieur Simon, imprimeur du Parlement,  de laquelle édition les exemplaires restants nous ont été remis par le  déclarant, qui est tout ce qu'il a dit savoir et a signé avec nous sa présente déclaration.   Berryer, Durand ."

Désormais, d'Argenson et lui n'ont plus qu'à attendre les aveux du détenu, et ce ne sont pas les deux lettres qu'il envoie le 10 août qui les feront fléchir. 
 
- de Diderot à Berryer :
Monsieur, il y eut vendredi huit jours que je comparus pour la première fois de ma vie devant un tribunal et que j'ai compris qu'un interrogatoire était pour un honnête homme la chose du monde la plus  pénible, quelque clémence qu'il supposât dans son juge. 11 n'est donc  pas étonnant que j'aie oublié de vous demander de vive voix les grâces  dont je vous avais sollicité par écrit, celle d'avoir des plumes, de l'encre  et du papier avec des livres et de me promener dans la salle qui tient à ma chambre(…)J'ai laissé à la maison une femme  et un enfant : une femme désolée et un enfant au berceau; ils ne subsistent que par moi. Je leur manque (et ce sera bientôt pour toujours);  que vont-ils devenir? Encore si, au défaut de mes secours, je pouvais  leur procurer ceux de ma famille; mais je ne consultai que mon cœur  et la probité quand je choisis une femme, et mon père ignore encore  mon mariage. (…) Je vous  le demande les larmes aux yeux et en embrassant vos genoux au nom  d'une femme vertueuse qui ne mérite pas d'être misérable et d'un honnête homme qui ne mérite ni d'être ruiné ni de périr dans une prison,  comme il en est menacé par son désespoir et ses douleurs de corps et  d'esprit.   (…)  Que vous dirai-je de mes mœurs? (…) J'ose vous assurer,  monsieur, que, quoique l'homme de lettres ne soit pas tout à fait  ignoré, l'honnête homme est encore plus connu. C'est par là que j'ai  mérité la protection, la connaissance, l'estime ou l'amitié d'un grand  nombre de personnes, entre lesquelles je puis compter Mme du Deffand,  M. de Bombarde, M. Helvétius , Mme la marquise du Châlelet,  M. de Buffon, M. de Voltaire, MM. de Fontenelle, Clairaut, d'Alembert,  Daubenton et autres.   Que ne puis-je vous nommer ici entre mes protecteurs! Voilà, monsieur, cette confession générale que vous demandiez. (...) 

- de Diderot à d’Argenson :
Monseigneur, un honnête homme qui a eu le malheur d'encourir la  disgrâce du ministère implore votre clémence et votre protection. Du  château de Vincennes, où il est détenu depuis vingt jours et où il se meurt de douleurs de corps et de peines d'esprit, il se jette à vos pieds  et vous demande la liberté. (…)
le comte d'Argenson, directeur de la Librairie

Diderot vient de jouer son va-tout, mettant en avant son état de santé (au demeurant parfaite !), ses charges de famille, ainsi que ses relations haut placées. Berryer ne prend même pas la peine de lui répondre...
En désespoir de cause, le philosophe passe aux aveux trois jours plus tard :
 
Diderot à Berryer 13 août
Monsieur, mes peines sont poussées aussi loin qu'elles peuvent l'être;  le corps est épuisé, l'esprit abattu et l'âme pénétrée de douleurs. Je  vous avouerai cependant qu'il me resterait mille fois plus de force  qu'il n'en faut pour mourir ici, s'il fallait en sortir déshonoré dans  votre esprit, dans le mien et dans celui de tous les honnêtes gens.  Aussi suis-je bien éloigné de croire que vous me méprisiez assez pour  faire sur moi cette tentative. Cependant vous voulez être satisfait et  vous allez l'être. (…) à l'extrême confiance  que j'ai dans la parole d'honneur que vous me donnez que vous aurez  égard à mon repentir et à la promesse sincère que je vous fais de ne  plus rien écrire à l'avenir sans l'avoir soumis à votre jugement et que  mon aveu ne sera jamais employé ni contre moi ni contre qui que ce  soit qu'en cas de récidive, cas auquel vous serez libre, monsieur, d'en  faire tel usage qu'il vous semblera bon sans que je puisse me plaindre.  Je vous avoue donc, comme à mon digne protecteur, ce que les longueurs  d'une prison et toutes les peines imaginables ne m'auraient jamais fait  dire à mon juge; que les Pensées, les Bijoux et la Lettre sur les aveugles  sont des intempérances d'esprit qui me sont échappées; mais je puis à  mon tour vous engager mon honneur (et j'en ai) que ce seront les  dernières et que ce sont les seules.  (…)

(à suivre ici)

mercredi 13 janvier 2016

Les philosophes en prison (2)

Diderot est arrêté le 24 juillet 1749, sur ordre du comte d'Argenson, puis conduit en prison de Vincennes. Les archives de la Bastille rendent précisément compte de la chronologie des événements :

Du lieutenant de la Librairie Hémery au lieutenant de police Berryer (24/07) :
J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai arrêté et conduit au donjon de Vincennes, M. Diderot, en vertu de l’ordre du Roi anticipé, en date du jour d’hier. Le commissaire de Rochebrune a préalablement fait une perquisition dans son appartement; il ne s’y est trouvé aucun manuscrit, mais seulement 3 exemplaires du livre intitulé Lettre sur les aveugles.
 
prison de Vincennes
De François-Bernardin du Châtelet, gouverneur du château de Vincennes, au lieutenant de police Berryer (24/07) :
Le sieur Diderot a été amené ce matin par un exempt, avec votre ordre ; je l’ai fait passer sur-le-champ dans le donjon. Vous voudrez bien me faire savoir la manière dont il sera traité. J’espère qu’on lui apportera aujourd’hui bonnet de nuit et linge. 

L'interrogatoire a lieu une semaine plus tard, en date du 31 juillet.
 « Interrogatoire de l'ordre du Roi, fait par nous Nicolas-René Berryer, chevalier, conseiller du Roi en ses conseils, maître des requêtes ordinaire de son hôtel, lieutenant-général de police de la ville, prévoté et vicomté de Paris, commissaire du Roi en cette partie.

« Au sieur Diderot, prisonnier de l'ordre du Roi au donjon de Vincennes. (...)
«Interrogé de ses nom, surnoms, âge, qualité, pays, demeure, profession et religion;

« A dit se nommer Denis Diderot, natif de Langres, agé de trente-six ans, demeurant à Paris, lorsqu'il a été arrêté, rue vieille Estrapade, paroisse de SaintEtienne du mont, de la religion catholique, apostolique et romaine.
« Interrogé s'il n'a pas composé un ouvrage intitulé: Lettres sur les aveugles, à l'usage de ceux qui voient.
« A répondu que non.
« Interrogé par qui il a fait imprimer le dit ouvrage.
« A répondu qu'il n'a point fait imprimer le dit ouvrage.
« Interrogé s'il n'en a pas vendu ou donné le manuscrit à quelqu'un. A répondu que non. (...)

En fait, Diderot nie tout en bloc. Il n'est l'auteur d'aucun ouvrage licencieux, ni de la Lettre sur les aveugles, ni des Bijoux indiscrets, ni même de l'Oiseau blanc ! L'homme n'est pas sot : il sait qu'il dispose d'appuis, et jusqu'à Versailles. Il ne lui reste donc qu'à attendre son élargissement. Déjà, en date du 29 juillet, il a demandé en vain l'autorisation de se promener dans la cour du château.
la Pompadour pose devant un volume de l'Encyclopédie

Le Libraires en charge de la publication de l'Encyclopédie ont immédiatement réagi en sollicitant d'Argenson :
 LEBRETON, DAVID L’AÎNÉ, DURAND BRIASSON, LIBRAIRES, A D’ARGENSON. 
Nous prenons la liberté de nous mettre sons la protection de V. G., et de lui représenter les malheurs auxquels nous expose la détention de M. Diderot, conduit ce matin à Vincennes, par ordre du Roi; c’est un homme de lettres d’un mérite et d’une probité reconnus; nous l’avons chargé depuis près de 5 ans de l’édition d’un Dictionnaire universel des sciences, des arts et métiers. Cet ouvrage, qui nous coûtera au moins 250,000 liv., et pour lequel nous avons déjà avancé plus de 80,000 liv., était sur le point d’être annoncé au public. La détention de M. Diderot, le seul homme de lettres que nous connaissions capable d’une aussi vaste entreprise, et qui possède seul la clef de toute cette opération, peut entraîner notre ruine. Nous osons espérer que V. G. voudra bien se laisser toucher de notre situation et nous accorder la liberté de M. Diderot. Dans la recherche exacte qui a été faite de ses papiers, il ne s’est rien trouvé qui puisse aggraver la faute par laquelle il a eu le malheur de déplaire à V. G., et nous croyons pouvoir l’assurer que, quelle que soit cette faute, il n’y retombera jamais. 
Mais d'Argenson fait la sourde oreille, et en ce début de mois d'août 1749, Diderot commence à trouver le temps long.


samedi 9 janvier 2016

Les philosophes en prison (1)

Ce fut le curé de la paroisse St-Médard à Paris qui dénonça pour la première fois Diderot aux autorités de police. Nous sommes alors en juin 1747 et son billet, adressé au lieutenant de police Perrault, est tourné comme suit :

« Diderot, homme sans qualité, demeurant avec sa femme, chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de l'île, est un jeune homme qui fait le bel esprit et trophée d'impiété. Il est auteur de plusieurs livres de philosophie, où il attaque la religion. Ses discours, dans la conversation, sont semblables à ses ouvrages. Il en compose un actuellement fort dangereux. Il s'est vanté d'en avoir composé un qui a été condamné au feu par le parlement il y a deux ans. Le sieur Guillotte n'ignore point la conduite et les sentiments de Diderot. Comme il s'est marié à l'insu de son père, il n'ose retourner à Langres. »
Denis Diderot
Le même mois, Perrault rend compte de la manière qui suit à Berryer, son supérieur :


Monsieur ,
« J'ai l'honneur de vous rendre compte qu'il m'a été donné avis que le nommé Diderot est auteur d'un ouvrage que l'on m'a dit avoir pour titre : Lettre ou amusement philosophique, qui fut condamné par le parlement, il y a deux ans, à être brûlé en même temps qu'un autre ouvrage qui avait pour titre: Lettre philosophique sur l'immortalité de l’âme. Ce misérable Diderot est encore après à finir un ouvrage qu'il y a un an qu'il est après, dans le même gout de ceux dont je viens d'avoir l'honneur de vous parler. C'est un homme très dangereux, et qui parle des saints mystères de notre religion avec mépris; qui corrompt les meurs et qui dit que, lorsqu'il viendra au dernier moment de sa vie, faudra bien qu'il fasse comme les autres, qu'il se confessera et qu'il recevra ce que nous appelons notre Dieu, et s’il le fait, ce ne sera point par devoir, que ce ne sera que par rapport à sa famille, de crainte qu'on ne leur reproche qu'il est mort sans religion.
L'on m'a assuré que l'on trouvera chez lui nombre de manuscrits imprimés dans le même genre. Il demeure rue Mouftard, chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de Lisle, à main droite en montant , au premier.
« Perrault. »


Dans un premier temps, Berryer se contente de relever :
"Je n'ai point de preuve qu'il soit l'auteur de l'ouvrage condamné par le Parlement, que le rapport de Perrault et la lettre du curé de St-Médard."

Désormais surveillé par les mouches de la police, Diderot n'en continue pas moins de narguer les autorités sans tenir compte du danger qui plane sur lui. 
La fiche de police rédigée en janvier 1748 le définit comme "un garçon plein d'esprit, mais extrêmement dangereux. Auteur de livres contre le religion et les bonnes moeurs (...) Fait le bel esprit et se fait trophée d'impiété."
Berryer fait surveiller Diderot, et il accumule patiemment les preuves destinées à confondre le jeune insolent. C'est au début de juin 1749, avec la sortie (pourtant anonyme) de La lettre sur les aveugles que les événements vont se bousculer.  
Le très chrétien et très charitable curé de St-Médard est une nouvelle fois le premier à dénoncer Diderot à la vindicte du ministre d'Argenson. Ses efforts vont cette fois porter leurs fruits....
prison de Vincennes