Effectué le 1er août 1749, l'interrogatoire du libraire Durand (l'un des quatre en charge du projet encyclopédique) va apporter au lieutenant Berryer la preuve qu'il attendait pour confondre Diderot :
"Aujourd'hui vendredi premier jour du mois
d'août mil sept cent quarante-neuf, nous Nicolas-René Berryer, chevalier,
conseiller du Roi en ses conseils,
maître des requêtes ordinaires de son hôtel, lieutenant général de police de la ville de Paris,
commissaire du Roi en cette
partie, ayant mandé en notre hôtel et par devant nous le sieur
Durand, libraire de cette ville,
et lui ayant fait différentes questions sur quatre ouvrages qui ont paru depuis environ trois ans intitulés :
Pensées philosophiques, les Mœurs, les Bijoux indiscrets et, en dernier lieu.
Lettre sur les aveugles à l'usage
de ceux qui voyent, et l'ayant sommé de nous déclarer ce qu'il sait à cet égard, tant sur les auteurs des
dits ouvrages que les imprimeurs
qui les ont imprimés, nous a dit et déclaré :
Qu'en mil sept cent quarante-six le manuscrit des
Pensées philosophiques lui a été remis par le sieur Diderot (...) Que dans le même temps et même
commencement, année 1748, le
manuscrit des Bijoux indiscrets a été remis par le sieur Diderot au sieur Simon, imprimeur rue de la
Parcheminerie, de laquelle édition
les exemplaires qui restent nous ont été remis par le déclarant ; Et qu'enfin en la présente année
mil sept cent quarante-neuf le
manuscrit de la Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient a
été remis par le dit sieur Diderot
au sieur Simon, imprimeur du Parlement,
de laquelle édition les exemplaires restants nous ont été remis par le déclarant, qui est tout ce qu'il a dit
savoir et a signé avec nous sa présente déclaration.
Berryer, Durand ."
Désormais, d'Argenson et lui n'ont plus qu'à attendre les aveux du détenu, et ce ne sont pas les deux lettres qu'il envoie le 10 août qui les feront fléchir.
- de Diderot à Berryer :
Monsieur, il y eut vendredi huit jours
que je comparus pour la première fois de ma vie devant un tribunal et que j'ai
compris qu'un interrogatoire était pour un honnête homme la chose du monde la plus pénible, quelque clémence qu'il
supposât dans son juge. 11 n'est donc
pas étonnant que j'aie oublié de vous demander de vive voix les grâces dont je vous avais sollicité par écrit,
celle d'avoir des plumes, de l'encre
et du papier avec des livres et de me promener dans la salle qui tient à
ma chambre(…)J'ai laissé à la maison une femme et un enfant : une femme désolée et un enfant au berceau;
ils ne subsistent que par moi. Je leur manque (et ce sera bientôt pour
toujours); que vont-ils devenir? Encore
si, au défaut de mes secours, je pouvais
leur procurer ceux de ma famille; mais je ne consultai que mon cœur et la probité quand je choisis une
femme, et mon père ignore encore
mon mariage. (…) Je vous le
demande les larmes aux yeux et en embrassant vos genoux au nom d'une femme vertueuse qui ne mérite pas
d'être misérable et d'un honnête homme qui ne mérite ni d'être ruiné ni de
périr dans une prison, comme il en
est menacé par son désespoir et ses douleurs de corps et d'esprit. (…) Que vous dirai-je de mes mœurs? (…)
J'ose vous assurer, monsieur, que,
quoique l'homme de lettres ne soit pas tout à fait ignoré, l'honnête homme est encore plus connu. C'est par là
que j'ai mérité la protection, la
connaissance, l'estime ou l'amitié d'un grand nombre de personnes, entre lesquelles je puis compter
Mme du Deffand, M.
de Bombarde, M. Helvétius , Mme la marquise du Châlelet, M. de Buffon, M. de Voltaire, MM. de
Fontenelle, Clairaut, d'Alembert,
Daubenton et autres.
Que ne puis-je vous nommer ici entre mes protecteurs! Voilà, monsieur,
cette confession générale que vous demandiez. (...)
- de Diderot à
d’Argenson :
Monseigneur, un honnête homme qui a eu
le malheur d'encourir la disgrâce
du ministère implore votre clémence et votre protection. Du château de Vincennes, où il est détenu
depuis vingt jours et où il se meurt de douleurs de corps et de peines
d'esprit, il se jette à vos pieds
et vous demande la liberté. (…)
Diderot vient de jouer son va-tout, mettant en avant son état de santé (au demeurant parfaite !), ses charges de famille, ainsi que ses relations haut placées. Berryer ne prend même pas la peine de lui répondre...
En désespoir de cause, le philosophe passe aux aveux trois jours plus tard :
En désespoir de cause, le philosophe passe aux aveux trois jours plus tard :
Diderot à Berryer 13 août
Monsieur, mes peines sont poussées
aussi loin qu'elles peuvent l'être;
le corps est épuisé, l'esprit abattu et l'âme pénétrée de douleurs.
Je vous avouerai cependant qu'il
me resterait mille fois plus de force
qu'il n'en faut pour mourir ici, s'il fallait en sortir déshonoré dans votre esprit, dans le mien et dans
celui de tous les honnêtes gens.
Aussi suis-je bien éloigné de croire que vous me méprisiez assez
pour faire sur moi cette
tentative. Cependant vous voulez être satisfait et vous allez l'être. (…) à l'extrême confiance que j'ai dans la parole d'honneur que
vous me donnez que vous aurez
égard à mon repentir et à la promesse sincère que je vous fais de
ne plus rien écrire à l'avenir
sans l'avoir soumis à votre jugement et que mon aveu ne sera jamais employé ni contre moi ni contre qui
que ce soit qu'en cas de récidive,
cas auquel vous serez libre, monsieur, d'en faire tel usage qu'il vous semblera bon sans que je puisse
me plaindre. Je vous avoue donc,
comme à mon digne protecteur, ce que les longueurs d'une prison et toutes les peines imaginables ne m'auraient
jamais fait dire à mon juge; que
les Pensées, les Bijoux et la Lettre sur les aveugles sont des intempérances d'esprit qui me sont échappées; mais
je puis à mon tour vous engager
mon honneur (et j'en ai) que ce seront les dernières et que ce sont les seules. (…)
(à suivre ici)
(à suivre ici)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...