samedi 16 janvier 2016

Les philosophes en prison (3)



Effectué le 1er août 1749, l'interrogatoire du libraire Durand (l'un des quatre en charge du projet encyclopédique) va apporter au lieutenant Berryer la preuve qu'il attendait pour confondre Diderot : 
 
le lieutenant général de police Berryer
"Aujourd'hui vendredi premier jour du mois d'août mil sept cent quarante-neuf, nous Nicolas-René Berryer, chevalier, conseiller du Roi en  ses conseils, maître des requêtes ordinaires de son hôtel, lieutenant  général de police de la ville de Paris, commissaire du Roi en cette  partie, ayant mandé en notre hôtel et par devant nous le sieur Durand,  libraire de cette ville, et lui ayant fait différentes questions sur quatre  ouvrages qui ont paru depuis environ trois ans intitulés : Pensées philosophiques, les Mœurs, les Bijoux indiscrets et, en dernier lieu. Lettre  sur les aveugles à l'usage de ceux qui voyent, et l'ayant sommé de nous  déclarer ce qu'il sait à cet égard, tant sur les auteurs des dits ouvrages  que les imprimeurs qui les ont imprimés, nous a dit et déclaré :    
Qu'en mil sept cent quarante-six le manuscrit des Pensées philosophiques lui a été remis par le sieur Diderot (...)   Que dans le même temps et même commencement, année 1748, le  manuscrit des Bijoux indiscrets a été remis par le sieur Diderot au  sieur Simon, imprimeur rue de la Parcheminerie, de laquelle édition  les exemplaires qui restent nous ont été remis par le déclarant ;   Et qu'enfin en la présente année mil sept cent quarante-neuf le  manuscrit de la Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient a été  remis par le dit sieur Diderot au sieur Simon, imprimeur du Parlement,  de laquelle édition les exemplaires restants nous ont été remis par le  déclarant, qui est tout ce qu'il a dit savoir et a signé avec nous sa présente déclaration.   Berryer, Durand ."

Désormais, d'Argenson et lui n'ont plus qu'à attendre les aveux du détenu, et ce ne sont pas les deux lettres qu'il envoie le 10 août qui les feront fléchir. 
 
- de Diderot à Berryer :
Monsieur, il y eut vendredi huit jours que je comparus pour la première fois de ma vie devant un tribunal et que j'ai compris qu'un interrogatoire était pour un honnête homme la chose du monde la plus  pénible, quelque clémence qu'il supposât dans son juge. 11 n'est donc  pas étonnant que j'aie oublié de vous demander de vive voix les grâces  dont je vous avais sollicité par écrit, celle d'avoir des plumes, de l'encre  et du papier avec des livres et de me promener dans la salle qui tient à ma chambre(…)J'ai laissé à la maison une femme  et un enfant : une femme désolée et un enfant au berceau; ils ne subsistent que par moi. Je leur manque (et ce sera bientôt pour toujours);  que vont-ils devenir? Encore si, au défaut de mes secours, je pouvais  leur procurer ceux de ma famille; mais je ne consultai que mon cœur  et la probité quand je choisis une femme, et mon père ignore encore  mon mariage. (…) Je vous  le demande les larmes aux yeux et en embrassant vos genoux au nom  d'une femme vertueuse qui ne mérite pas d'être misérable et d'un honnête homme qui ne mérite ni d'être ruiné ni de périr dans une prison,  comme il en est menacé par son désespoir et ses douleurs de corps et  d'esprit.   (…)  Que vous dirai-je de mes mœurs? (…) J'ose vous assurer,  monsieur, que, quoique l'homme de lettres ne soit pas tout à fait  ignoré, l'honnête homme est encore plus connu. C'est par là que j'ai  mérité la protection, la connaissance, l'estime ou l'amitié d'un grand  nombre de personnes, entre lesquelles je puis compter Mme du Deffand,  M. de Bombarde, M. Helvétius , Mme la marquise du Châlelet,  M. de Buffon, M. de Voltaire, MM. de Fontenelle, Clairaut, d'Alembert,  Daubenton et autres.   Que ne puis-je vous nommer ici entre mes protecteurs! Voilà, monsieur, cette confession générale que vous demandiez. (...) 

- de Diderot à d’Argenson :
Monseigneur, un honnête homme qui a eu le malheur d'encourir la  disgrâce du ministère implore votre clémence et votre protection. Du  château de Vincennes, où il est détenu depuis vingt jours et où il se meurt de douleurs de corps et de peines d'esprit, il se jette à vos pieds  et vous demande la liberté. (…)
le comte d'Argenson, directeur de la Librairie

Diderot vient de jouer son va-tout, mettant en avant son état de santé (au demeurant parfaite !), ses charges de famille, ainsi que ses relations haut placées. Berryer ne prend même pas la peine de lui répondre...
En désespoir de cause, le philosophe passe aux aveux trois jours plus tard :
 
Diderot à Berryer 13 août
Monsieur, mes peines sont poussées aussi loin qu'elles peuvent l'être;  le corps est épuisé, l'esprit abattu et l'âme pénétrée de douleurs. Je  vous avouerai cependant qu'il me resterait mille fois plus de force  qu'il n'en faut pour mourir ici, s'il fallait en sortir déshonoré dans  votre esprit, dans le mien et dans celui de tous les honnêtes gens.  Aussi suis-je bien éloigné de croire que vous me méprisiez assez pour  faire sur moi cette tentative. Cependant vous voulez être satisfait et  vous allez l'être. (…) à l'extrême confiance  que j'ai dans la parole d'honneur que vous me donnez que vous aurez  égard à mon repentir et à la promesse sincère que je vous fais de ne  plus rien écrire à l'avenir sans l'avoir soumis à votre jugement et que  mon aveu ne sera jamais employé ni contre moi ni contre qui que ce  soit qu'en cas de récidive, cas auquel vous serez libre, monsieur, d'en  faire tel usage qu'il vous semblera bon sans que je puisse me plaindre.  Je vous avoue donc, comme à mon digne protecteur, ce que les longueurs  d'une prison et toutes les peines imaginables ne m'auraient jamais fait  dire à mon juge; que les Pensées, les Bijoux et la Lettre sur les aveugles  sont des intempérances d'esprit qui me sont échappées; mais je puis à  mon tour vous engager mon honneur (et j'en ai) que ce seront les  dernières et que ce sont les seules.  (…)

(à suivre ici)

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