L’esprit de la révolution était
décentralisateur
Voyons de plus près. La Grande
Peur de juillet 1789 avait autorisé un renouveau des municipalités urbaines et
rurales et la réorganisation administrative du royaume fut, dans ses grands
traits, la suivante.
Les communes rurales et urbaines
élisaient elles-mêmes le maire et le conseil municipal. Les provinces furent
supprimées et remplacées par des départements dont le directoire était
également élu. Entre les deux, les cantons et les districts avaient des
conseils également élus.
Dans la Constitution de 1791, les
ministres étaient encore nommés par le roi, mais la décentralisation
administrative, du directoire de département à la commune, leur retirait leur
ancienne puissance.
Le principe de l’élection de
toutes ces instances décentralisées correspondait à cette conscience si forte à
l’époque du danger d’un pouvoir exécutif (administratif dans le langage
d’aujourd’hui) d’autant plus autonome qu’il était irresponsable, c’est-à-dire
sans contrôle public. Il faut bien comprendre que ces siècles de despotisme
avaient rendu le pouvoir royal opaque. La publicité de la vie politique fut la
chose la plus frappante que les révolutionnaires créèrent et vécurent : parole
libérée, publications foisonnantes tout d’un coup, lumières faites sur le
fonctionnement de l’exercice des pouvoirs publics, publication des archives
qui, jusque-là, étaient la propriété des ministres ou des intendants qui
conservaient leurs papiers chez eux. L’idée même de bâtiments publics pour
installer les agents publics fut véritablement inventée et généralisée à ce
moment-là. On peut imaginer alors ce que signifiait l’existence d’un corps
législatif débattant PUBLIQUEMENT des questions et des lois. La presse de l’époque
restituait cette publicité de la vie politique en publiant des comptes-rendus
DÉTAILLÉS des débats parlementaires ou en les commentant. Le public dévorait
ces deux sortes de journaux et les critiques les plus raffinées furent faites
au moindre détail qui voilait au peuple la publicité de cette vie politique
neuve.
Un exemple : on pensait alors
selon les principes des théories politiques de la liberté en société, que les
ministres, parce qu’ils n’étaient pas des élus du peuple, mais des commis de
l’exécutif, n’avaient pas même le droit de pénétrer dans l’enceinte du corps
législatif lorsqu’il siégeait et ne pouvait y être admis que sur invitation
expresse des députés et non pour délibérer. Cette salutaire allergie au pouvoir
exécutif s’explique par le souvenir récent du despotisme qui voyait le roi
nommer des ministres payés « comme des ministres », sur l’argent public, et qui
n’étaient responsables, non devant le public, mais devant le roi seul, les
affaires politiques étant alors secrètes.
Cependant, la Constitution de
1791 détourna l’enthousiasme pour cette publicité de la vie politique en
manipulant le droit du citoyen. Sieyès, abusant à nouveau des mots, créa une
forme nouvelle de despotisme en distinguant le citoyen actif du citoyen passif.
Les riches, puisque la distinction reposait sur le montant des impôts que le
citoyen payait, étaient actifs, les pauvres passifs.
Ce système affectait donc la
décentralisation administrative rappelée plus haut en en faisant une
aristocratie des riches décentralisée, imposant ses lois aux citoyens passifs.
En langage républicain de l’époque, ce système fut désigné par Robespierre
comme une nouvelle forme d’esclavage politique :
« Enfin la nation est-elle
souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est
dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non, et
cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus
grande partie des Français. Que serait donc votre déclaration des droits si ces
décrets pouvaient subsister ? une vaine formule. Que serait la nation ?
Esclave, car la liberté consiste à obéir aux lois qu’on s’est données, et la
servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait
votre constitution ? Une véritable aristocratie. Car l’aristocratie est l’état
où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle
aristocratie ! La plus insupportable de toutes, celle des Riches. » (avril
1791)
Robespierre nous apprend, au
passage, l’importance que revêtait alors le rapport des citoyens aux lois, ou
souveraineté : la liberté ou l’esclavage, ce dernier justifiant la résistance à
l’oppression. Si un peuple n’est pas souverain, s’il ne participe pas aux lois
auxquelles il devra obéir, il est alors soumis aux lois d’autrui, il n’est donc
pas libre.
Le Gouvernement révolutionnaire
et la décentralisation
À partir du printemps 1791, le «
côté gauche » conduit par Grégoire, Pétion et Robespierre, parvint à chasser le
parti de Barnave de la Société des Amis de la Constitution de Paris. La
politique anti-populaire de la Constituante accompagnée de la trahison du roi
lui-même préparèrent la Révolution du 10 août 1792 qui renversa la monarchie et
sa Constitution.
À peine la Convention était-elle
élue au suffrage universel cette fois - et dans les campagnes, ne l’oublions
pas, les femmes avaient l’habitude « médiévale » de participer aux votes -
qu’un nouvel obstacle se dressait sur la route de la République démocratique et
sociale. Ce fut la diversion de la guerre de conquête en Europe menée par les
Brissotins devenus Girondins et qui, effrayés à leur tour par le caractère
populaire de la dernière révolution, cherchaient à la détourner. Mais les
peuples européens n’aimèrent pas la conquête girondine et conduisirent - ou
laissèrent leur roi le faire - la guerre de résistance à l’occupation. Le
gouvernement girondin perdit la confiance du peuple et 22 de ses membres
furent, non pas arrêtés, mais chassés de la Convention par l’insurrection des
31 mai-2 juin 1793.
La Convention montagnarde fut
alors conduite par les députés du
« côté gauche » - appelés Montagnards : la
Montagne ou le rocher des droits de l’homme - dont le premier soin fut
d’achever la Déclaration des droits et la constitution le 24 juin 1793.
constitution du 24 juin 1793 |
Le 10 octobre, la Convention
mettait en place le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. On a dit les
choses les plus bizarres et les plus contradictoires à ce sujet. Limitons-nous
à cette question du centralisme.
Saint-Just et Billaud-Varenne,
membres du Comité de salut public, présentèrent à la Convention le 10 octobre
puis le 18 novembre 1793 le projet de gouvernement révolutionnaire.
Le problème à résoudre était le
suivant : depuis la Révolution des 31 mai-2 juin 1793, la législation
montagnarde avait enfin répondu au mouvement populaire avec une législation
agraire favorable à la paysannerie, y compris les paysans pauvres, et jeté les
bases du grand projet d’économie politique populaire. Le peuple considérait que
la législation était révolutionnaire, mais que son application était empêchée
par l’exécutif. Saint-Just expliqua le 10 octobre que la contre-révolution
était dans l’exécutif, et plus précisément encore, dans le gouvernement qui est
la tête de l’exécutif. Il proposait donc de révolutionner, non le législatif
qui fonctionnait bien, mais l’exécutif.
Les solutions mises en pratique
furent les suivantes :
Le Comité de salut public formé
de députés élus par la Convention elle-même, continuerait d’être contrôlé
chaque mois par la Convention. Il serait chargé d’exercer le contrôle du
législatif sur l’exécutif en surveillant le conseil des ministres et
l’application des lois. Il était ainsi au courant de tout ce que faisaient et
recevaient les ministres.
L’application des lois se ferait
au niveau des communes, le plus près des citoyens, de façon à ce qu’ils
exercent eux aussi leur contrôle de l’exécutif. La décentralisation
administrative était toujours effective. Le contrôle de la hiérarchie
département, district, canton, commune, dont les conseils et les responsables
étaient toujours élus - et depuis le 10 août 1792, au suffrage universel cette
fois ! - ce contrôle donc fut confié par la Convention aux procureurs syndics.
Voyons de plus près.
La fonction de
procureur-général-syndic était, conformément à l’esprit de l’époque, éligible
et il était chargé de surveiller le bon fonctionnement de l’institution et de
signaler aux autorités compétentes toute anomalie. Il siégeait dans les
conseils municipaux et autres pour connaître leur fonctionnement, mais n’avait
pas le droit de participer aux votes.
Ce fut à cette fonction que le
gouvernement révolutionnaire confia le contrôle de l’exécution des lois au
niveau des communes et des districts. Ce contrôle par les procureurs syndics
s’effectuait par correspondance. Ils devaient écrire tous les dix jours au
Comité de salut public pour l’informer de l’application ou non des lois de leur
ressort. Ce fut de cette manière que le Comité de salut public était informé de
ce qui se passait en France au niveau de l’application des lois.
Si le procureur syndic n’écrivait
pas, ou se révélait incapable de remplir sa mission, il était révoqué et réélu
par la commune ou au niveau du district.
Par ailleurs, depuis 1789, les
assemblées des députés avaient mis en pratique l’envoi de députés dans les
départements où se révélaient des troubles ou autres problèmes. La Convention
montagnarde continua de pratiquer la chose et l’organisation du gouvernement
révolutionnaire précisa les pouvoirs de ces représentants du peuple en mission dans
les départements. Ils n’avaient plus le droit de prendre des décisions de
nature législative durant leur mission comme ils avaient pu le faire
précédemment, ils devaient au préalable retourner à la Convention pour exposer
la situation et leur projet de loi et la Convention prenait alors la décision.
Ne pas comprendre est une chose, calomnier en est une autre. Cette expérience
de révolution est remarquable pour avoir tenté de frayer un chemin neuf en
refusant toute forme de dictature, de concentration des pouvoirs, de
centralisation, soit toutes les formes institutionnelles tendant à ôter au
législatif l’exercice du pouvoir de décision.
Les adversaires des Lumières, des
révolutions des droits de l’homme et du citoyen de cette époque, des
républiques démocratiques et sociales, des droits des peuples à leur
souveraineté en vue de la paix et non des guerres de conquête, firent tout leur
possible pour calomnier cette histoire et en faire perdre la mémoire. Ils ont
réussi à rendre l’accès à la connaissance de ces expériences de plus en plus
difficiles sinon incompréhensibles.
La version stalinienne a laissé
une interprétation extrêmement dangereuse en n’hésitant pas à faire l’apologie
de la dictature dite de salut public pour désigner le gouvernement révolutionnaire
de la Convention montagnarde. Cette thèse de la dictature a pu aveugler au
point de faire perdre de vue tout ce qui vient d’être rappelé, et en
particulier de confondre un représentant en mission avec un intendant de
l’ancien régime ou un préfet de Napoléon ! Expliquons : un intendant, on l’a
vu, comme un préfet de Napoléon, appartient au pouvoir exécutif. Nommé par la
tête de l’exécutif, le roi, Napoléon ou un chef de gouvernement, il ne devrait
pas être confondu avec un député élu, un représentant du peuple, en principe
responsable devant ses électeurs.
Une telle chose n’est possible
que lorsque la confusion entre les pouvoirs législatif et exécutif est à son
comble. Or, c’est bien ce qui est arrivé, à plusieurs reprises, au XXe siècle.
Pourquoi le qualificatif de
jacobin est-il accolé à centralisme alors que ce dernier doit l’être à royal ou
impérial, ou peut-être, pour être bien clair, à despotique ? Il se pourrait que
cela relève d’un de ces abus des mots signalés en exergue.
Tocqueville |
Pour conclure, on lira avec
humour et profit ce que Tocqueville qui, lui, s’il n’était pas un ami des
droits de l’Humanité, savait néanmoins distinguer entre centralisme despotique,
c’est-à-dire un exécutif fort et liberté en société, a écrit à ce sujet très
précis : « Les premiers efforts de la révolution avaient détruit cette grande
institution de la monarchie ; elle fut restaurée en 1800. Ce ne sont pas, comme
on l’a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière d’administration qui
ont triomphé à cette époque et depuis, mais, bien au contraire ceux de l’Ancien
régime qui furent remis alors en vigueur et y demeurèrent. » L’Ancien Régime et
la Révolution, 1856, chap. 5.
On le voit, il n’y a pas, ici, de centralisme
jacobin…
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