jeudi 28 janvier 2016

A propos du centralisme jacobin, par Florence Gauthier (2)


 
l'historienne Florence Gauthier

L’esprit de la révolution était décentralisateur

Voyons de plus près. La Grande Peur de juillet 1789 avait autorisé un renouveau des municipalités urbaines et rurales et la réorganisation administrative du royaume fut, dans ses grands traits, la suivante.
Les communes rurales et urbaines élisaient elles-mêmes le maire et le conseil municipal. Les provinces furent supprimées et remplacées par des départements dont le directoire était également élu. Entre les deux, les cantons et les districts avaient des conseils également élus.

Dans la Constitution de 1791, les ministres étaient encore nommés par le roi, mais la décentralisation administrative, du directoire de département à la commune, leur retirait leur ancienne puissance.

Le principe de l’élection de toutes ces instances décentralisées correspondait à cette conscience si forte à l’époque du danger d’un pouvoir exécutif (administratif dans le langage d’aujourd’hui) d’autant plus autonome qu’il était irresponsable, c’est-à-dire sans contrôle public. Il faut bien comprendre que ces siècles de despotisme avaient rendu le pouvoir royal opaque. La publicité de la vie politique fut la chose la plus frappante que les révolutionnaires créèrent et vécurent : parole libérée, publications foisonnantes tout d’un coup, lumières faites sur le fonctionnement de l’exercice des pouvoirs publics, publication des archives qui, jusque-là, étaient la propriété des ministres ou des intendants qui conservaient leurs papiers chez eux. L’idée même de bâtiments publics pour installer les agents publics fut véritablement inventée et généralisée à ce moment-là. On peut imaginer alors ce que signifiait l’existence d’un corps législatif débattant PUBLIQUEMENT des questions et des lois. La presse de l’époque restituait cette publicité de la vie politique en publiant des comptes-rendus DÉTAILLÉS des débats parlementaires ou en les commentant. Le public dévorait ces deux sortes de journaux et les critiques les plus raffinées furent faites au moindre détail qui voilait au peuple la publicité de cette vie politique neuve. 
Un exemple : on pensait alors selon les principes des théories politiques de la liberté en société, que les ministres, parce qu’ils n’étaient pas des élus du peuple, mais des commis de l’exécutif, n’avaient pas même le droit de pénétrer dans l’enceinte du corps législatif lorsqu’il siégeait et ne pouvait y être admis que sur invitation expresse des députés et non pour délibérer. Cette salutaire allergie au pouvoir exécutif s’explique par le souvenir récent du despotisme qui voyait le roi nommer des ministres payés « comme des ministres », sur l’argent public, et qui n’étaient responsables, non devant le public, mais devant le roi seul, les affaires politiques étant alors secrètes. 
Cependant, la Constitution de 1791 détourna l’enthousiasme pour cette publicité de la vie politique en manipulant le droit du citoyen. Sieyès, abusant à nouveau des mots, créa une forme nouvelle de despotisme en distinguant le citoyen actif du citoyen passif. Les riches, puisque la distinction reposait sur le montant des impôts que le citoyen payait, étaient actifs, les pauvres passifs.



 
section II constitution de 1791
Ce système affectait donc la décentralisation administrative rappelée plus haut en en faisant une aristocratie des riches décentralisée, imposant ses lois aux citoyens passifs. En langage républicain de l’époque, ce système fut désigné par Robespierre comme une nouvelle forme d’esclavage politique :

« Enfin la nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non, et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre déclaration des droits si ces décrets pouvaient subsister ? une vaine formule. Que serait la nation ? Esclave, car la liberté consiste à obéir aux lois qu’on s’est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre constitution ? Une véritable aristocratie. Car l’aristocratie est l’état où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes, celle des Riches. » (avril 1791)

Robespierre nous apprend, au passage, l’importance que revêtait alors le rapport des citoyens aux lois, ou souveraineté : la liberté ou l’esclavage, ce dernier justifiant la résistance à l’oppression. Si un peuple n’est pas souverain, s’il ne participe pas aux lois auxquelles il devra obéir, il est alors soumis aux lois d’autrui, il n’est donc pas libre. 
 
Le Gouvernement révolutionnaire et la décentralisation

À partir du printemps 1791, le « côté gauche » conduit par Grégoire, Pétion et Robespierre, parvint à chasser le parti de Barnave de la Société des Amis de la Constitution de Paris. La politique anti-populaire de la Constituante accompagnée de la trahison du roi lui-même préparèrent la Révolution du 10 août 1792 qui renversa la monarchie et sa Constitution.

À peine la Convention était-elle élue au suffrage universel cette fois - et dans les campagnes, ne l’oublions pas, les femmes avaient l’habitude « médiévale » de participer aux votes - qu’un nouvel obstacle se dressait sur la route de la République démocratique et sociale. Ce fut la diversion de la guerre de conquête en Europe menée par les Brissotins devenus Girondins et qui, effrayés à leur tour par le caractère populaire de la dernière révolution, cherchaient à la détourner. Mais les peuples européens n’aimèrent pas la conquête girondine et conduisirent - ou laissèrent leur roi le faire - la guerre de résistance à l’occupation. Le gouvernement girondin perdit la confiance du peuple et 22 de ses membres furent, non pas arrêtés, mais chassés de la Convention par l’insurrection des 31 mai-2 juin 1793.

La Convention montagnarde fut alors conduite par les députés du  
« côté gauche » - appelés Montagnards : la Montagne ou le rocher des droits de l’homme - dont le premier soin fut d’achever la Déclaration des droits et la constitution le 24 juin 1793. 
constitution du 24 juin 1793
 
Le 10 octobre, la Convention mettait en place le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. On a dit les choses les plus bizarres et les plus contradictoires à ce sujet. Limitons-nous à cette question du centralisme. 
Saint-Just et Billaud-Varenne, membres du Comité de salut public, présentèrent à la Convention le 10 octobre puis le 18 novembre 1793 le projet de gouvernement révolutionnaire. 
Le problème à résoudre était le suivant : depuis la Révolution des 31 mai-2 juin 1793, la législation montagnarde avait enfin répondu au mouvement populaire avec une législation agraire favorable à la paysannerie, y compris les paysans pauvres, et jeté les bases du grand projet d’économie politique populaire. Le peuple considérait que la législation était révolutionnaire, mais que son application était empêchée par l’exécutif. Saint-Just expliqua le 10 octobre que la contre-révolution était dans l’exécutif, et plus précisément encore, dans le gouvernement qui est la tête de l’exécutif. Il proposait donc de révolutionner, non le législatif qui fonctionnait bien, mais l’exécutif.

Les solutions mises en pratique furent les suivantes :

Le Comité de salut public formé de députés élus par la Convention elle-même, continuerait d’être contrôlé chaque mois par la Convention. Il serait chargé d’exercer le contrôle du législatif sur l’exécutif en surveillant le conseil des ministres et l’application des lois. Il était ainsi au courant de tout ce que faisaient et recevaient les ministres. 
L’application des lois se ferait au niveau des communes, le plus près des citoyens, de façon à ce qu’ils exercent eux aussi leur contrôle de l’exécutif. La décentralisation administrative était toujours effective. Le contrôle de la hiérarchie département, district, canton, commune, dont les conseils et les responsables étaient toujours élus - et depuis le 10 août 1792, au suffrage universel cette fois ! - ce contrôle donc fut confié par la Convention aux procureurs syndics. Voyons de plus près.

La fonction de procureur-général-syndic était, conformément à l’esprit de l’époque, éligible et il était chargé de surveiller le bon fonctionnement de l’institution et de signaler aux autorités compétentes toute anomalie. Il siégeait dans les conseils municipaux et autres pour connaître leur fonctionnement, mais n’avait pas le droit de participer aux votes. 
Ce fut à cette fonction que le gouvernement révolutionnaire confia le contrôle de l’exécution des lois au niveau des communes et des districts. Ce contrôle par les procureurs syndics s’effectuait par correspondance. Ils devaient écrire tous les dix jours au Comité de salut public pour l’informer de l’application ou non des lois de leur ressort. Ce fut de cette manière que le Comité de salut public était informé de ce qui se passait en France au niveau de l’application des lois.

Si le procureur syndic n’écrivait pas, ou se révélait incapable de remplir sa mission, il était révoqué et réélu par la commune ou au niveau du district. 
Par ailleurs, depuis 1789, les assemblées des députés avaient mis en pratique l’envoi de députés dans les départements où se révélaient des troubles ou autres problèmes. La Convention montagnarde continua de pratiquer la chose et l’organisation du gouvernement révolutionnaire précisa les pouvoirs de ces représentants du peuple en mission dans les départements. Ils n’avaient plus le droit de prendre des décisions de nature législative durant leur mission comme ils avaient pu le faire précédemment, ils devaient au préalable retourner à la Convention pour exposer la situation et leur projet de loi et la Convention prenait alors la décision. Ne pas comprendre est une chose, calomnier en est une autre. Cette expérience de révolution est remarquable pour avoir tenté de frayer un chemin neuf en refusant toute forme de dictature, de concentration des pouvoirs, de centralisation, soit toutes les formes institutionnelles tendant à ôter au législatif l’exercice du pouvoir de décision.

Les adversaires des Lumières, des révolutions des droits de l’homme et du citoyen de cette époque, des républiques démocratiques et sociales, des droits des peuples à leur souveraineté en vue de la paix et non des guerres de conquête, firent tout leur possible pour calomnier cette histoire et en faire perdre la mémoire. Ils ont réussi à rendre l’accès à la connaissance de ces expériences de plus en plus difficiles sinon incompréhensibles. 
La version stalinienne a laissé une interprétation extrêmement dangereuse en n’hésitant pas à faire l’apologie de la dictature dite de salut public pour désigner le gouvernement révolutionnaire de la Convention montagnarde. Cette thèse de la dictature a pu aveugler au point de faire perdre de vue tout ce qui vient d’être rappelé, et en particulier de confondre un représentant en mission avec un intendant de l’ancien régime ou un préfet de Napoléon ! Expliquons : un intendant, on l’a vu, comme un préfet de Napoléon, appartient au pouvoir exécutif. Nommé par la tête de l’exécutif, le roi, Napoléon ou un chef de gouvernement, il ne devrait pas être confondu avec un député élu, un représentant du peuple, en principe responsable devant ses électeurs.

Une telle chose n’est possible que lorsque la confusion entre les pouvoirs législatif et exécutif est à son comble. Or, c’est bien ce qui est arrivé, à plusieurs reprises, au XXe siècle.
Pourquoi le qualificatif de jacobin est-il accolé à centralisme alors que ce dernier doit l’être à royal ou impérial, ou peut-être, pour être bien clair, à despotique ? Il se pourrait que cela relève d’un de ces abus des mots signalés en exergue.

Tocqueville

Pour conclure, on lira avec humour et profit ce que Tocqueville qui, lui, s’il n’était pas un ami des droits de l’Humanité, savait néanmoins distinguer entre centralisme despotique, c’est-à-dire un exécutif fort et liberté en société, a écrit à ce sujet très précis : « Les premiers efforts de la révolution avaient détruit cette grande institution de la monarchie ; elle fut restaurée en 1800. Ce ne sont pas, comme on l’a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière d’administration qui ont triomphé à cette époque et depuis, mais, bien au contraire ceux de l’Ancien régime qui furent remis alors en vigueur et y demeurèrent. » L’Ancien Régime et la Révolution, 1856, chap. 5. 
On le voit, il n’y a pas, ici, de centralisme jacobin…

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