mercredi 3 février 2016

Diderot, vu par Jacques Attali

Entretien avec Jacques Attali, paru dans l'Eléphant, "revue de culture générale"

Jacques Attali



Economiste, romancier, auteur d’essais et de rapports pour plusieurs gouvernements, banquier et amateur de prospective, Jacques Attali est aussi biographe.


Dernier personnage dont il s’est attaché à brosser le portrait (ndlr : in Diderot, ou le bonheur de penser), Denis Diderot, dont on découvre l’incroyable foisonnement de l’oeuvre et le talent de prophète. Pour L’éléphant, Jacques Attali s’exprime sur l’apport de Diderot à notre siècle, l’enseignement à l’école, le poids de la Chine, la langue française et les organisations internationales.

L’éléphant : Vous avez récemment publié une biographie de Denis Diderot. Le tricentenaire de sa naissance vous a-t-il inspiré ?

Jacques Attali : Je n’ai découvert le tricentenaire qu’après avoir pris la décision d’écrire cette biographie. Il s’agit plutôt d’un travail méthodique : j’essaie de suivre, siècle après siècle, l’histoire de l’humanité à travers les personnages. J’ai traité du XVIIe avec Pascal, du XIXe avec Marx et du XXe avec Gandhi. Il me manquait le XVIIIe. J’ai choisi Diderot d’abord parce qu’il a vécu presque tout le siècle et ensuite parce que c’est un personnage complet. C’est un immense écrivain, qui a fait l’Encyclopédie, qui a été conseiller du Prince (Louis XV) (ndlr : N'en doutons pas, Diderot aurait apprécié de l'être. Ce ne fut pourtant jamais le cas...), et qui illustre bien le XVIIIe siècle. 
À la différence de Rousseau, qui était fou, très peu sympathique et pas du tout moderne (ndlr : la pensée de Rousseau serait donc démodée ? Voici une réflexion qui mériterait d'être étayée... Quant à sa folie... Jacques Attali adopte ici la même stratégie que le clan encyclopédiste au XVIIIè : discréditer l'homme pour discréditer sa pensée) , de Voltaire, qui l’était encore moins et qui est parti en Suisse très vite, Diderot est resté en France et s’est révélé un personnage très attachant.
Avec lui, j’étais dans la découverte permanente de l’intelligence extrême. Il incarne ce que j’aime et définirais ainsi : l’humilité mégalomane, c’est-à-dire l’humilité, mais avec une forte ambition. Cet oxymore est une définition de l’élégance qui me va très bien.

Vous écrivez que l’oeuvre de Diderot est une « bombe à retardement » et qu’il fallait attendre le XXIe siècle pour véritablement la découvrir et l’apprécier. Pourquoi ?

C’est un fait, il faut rappeler qu’il a fait de la prison et craignait pour sa famille ! De son vivant, il a publié dans des revues très peu diffusées, en dehors de l’Encyclopédie. S’il a été si longtemps oublié, c’est qu’il était athée dans un XVIIIe siècle très catholique. Ensuite, il ne peut émerger ni sous la Révolution, favorable à un Être suprême, ni au XIXe avec le retour du catholicisme, ni au XXe siècle avec le communisme.
Il aura fallu attendre le XXIe siècle pour accueillir cet homme de la curiosité, du savoir, de la tolérance, de l’élégance, du partage.

Qu’émerge-t-il de son oeuvre ?

S’agissant de l’Encyclopédie, ce n’est pas sous son nom qu’elle a été publiée pour l’essentiel, alors même que presque tout est de sa main (ndlr : Là encore, rappelons que ce fut Jaucourt, l'anonyme et laborieux Jaucourt, qui fut le plus important contributeur de l'Encyclopédie), en tout cas relu, revu et réécrit par lui. Ses textes majeurs, Le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste, les textes écrits sous d’autres noms (L’Histoire des deux Indes, sous le nom de l’abbé Raynal), des textes d’importance majeure, comme ceux qu’il a écrits pour Catherine de Russie (Plan d’une université) ou des textes sur la Russie, sur l’Allemagne, sur l’Amérique, tout cela n’a été publié que très tard. (ndlr : Jacques Attali aurait pu exposer les raisons de cette publication tardive. En 1750, en prison de Vincennes, Diderot avait promis au lieutenant de police Berryer de ne plus rien publier "de contraire...à la religion et aux bonnes moeurs". Promesse tenue !)
Mais Diderot est aussi le vrai fondateur de la théorie des droits de l’homme. Il suffit de voir, dans l’Encyclopédie ou dans ses livres, comment, en permanence, il met en avant le thème de l’indignation. Elle est pour lui la source du mouvement de l’histoire. C’est d’une modernité incroyable ! 
Modernité également dans cette volonté permanente d’être encyclopédiste, c’est-à-dire de ne pas être spécialiste. Le XXe siècle est celui de la connaissance en silo, des hyper-spécialistes. Diderot avait compris que l’important dans le savoir est d’établir des ponts entre des connaissances qui a priori n’ont pas de rapport. Cet esprit de synthèse s’est manifesté aussi bien sur le plan scientifique – il a annoncé avant d’autres la théorie de l’évolution, a eu l’intuition des cellules souches – ou politique – n’a-t-il pas écrit au roi en 1774 : « Si vous n’êtes pas capable de trancher pour faire des réformes, ce même couteau vous coupera en deux » ? C’est prophétique.

Diderot peut-il être utile aujourd’hui ? 
 
Il peut aider à comprendre le XXIe siècle, car notre époque ressemble beaucoup au XVIIIe : une période d’ouverture, de revendications de droits de l’homme et de liberté, de progrès technique, qui voit émerger de nouvelles puissances comme l’Angleterre (la Chine est toujours la première puissance mondiale). À l’époque aussi, le pouvoir en place demande des rapports (à Turgot, à Necker), sans en appliquer les propositions par la suite.

 

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