mercredi 17 février 2016

Diderot ou le bonheur de penser, Jacques Attali

Après le bon grain (l'historienne Florence Gauthier), revenons à l'ivraie... Avec sa "biographie" Diderot ou le bonheur de penser (Fayard, 2012), Jacques Attali se livre à un de ces exercices de tartufferie dont il a le secret.
 
Jacques Attali
C'est l'introduction qui, d'emblée, a éveillé ma curiosité. Attali y présente Diderot comme le "corédacteur de bien des oeuvres de Rousseau, d'Alembert, d'Holbach, Condillac, Helvétius, Raynal et tant d'autres" (p.11). Diable ! me suis-je dit, voilà qui mérite le détour... Et de me plonger dans l'ouvrage, le coeur battant, pour y découvrir le scoop déterré par l'économiste-historien-écrivain... Me voilà page 105 : Jacques Attali y relate l'incarcération de Diderot à Vincennes fin 1749. "Denis sait que son emprisonnement peut durer des années...". Tiens ? J'ai justement évoqué il y a quelques semaines la vague d'arrestations survenue à la fin de l'été 49 (ici). Elle visait quelques esprits libres (dont Diderot) suspectés d'avoir écrit "pour le déisme et contre les moeurs". Tous, absolument tous, ont été libérés (la plupart, avec ordre d'exil) après trois ou quatre mois d'emprisonnement. D'ailleurs, sous le règne de Louis XV, aucun écrivain (Voltaire y compris) n'est demeuré bien longtemps sous les verrous, ou bien ? Poursuivons la lecture, elle éclairera sans doute ma lanterne... Page 107, Attali conclut l'épisode par ces mots : "Le 21 octobre 1749, une lettre de cachet, aussi arbitraire que celle qui décida de son arrestation, ordonne la libération de Diderot... Berryer ( ndlr : le lieutenant de police) lui fait promettre de ne plus rien écrire contre la religion, et de se tenir tranquille. Sinon ce seront les galères, voire pire... Diderot promet tout ce qu'on veut et quitte enfin le château...". Là encore, je m'interroge. Qu'est-ce qui autorise notre essayiste à qualifier ces décisions d'"arbitraires" ? Bien que contestables, l'une comme l'autre étaient tout à fait légitimes étant donné ce qu'on reprochait au philosophe. D'ailleurs, plutôt que d'insister sur le prétendu danger auquel s'exposait Diderot, J. Attali aurait dû s'attarder sur cette promesse faite par l'encyclopédiste au lieutenant Berryer : "ne plus rien écrire contre la religion". Car cette promesse, il la tiendra (du moins jusqu'en 1778 avec l'Essai sur Sénèque) et ses ouvrages les plus subversifs (le rêve de d'Alembert, le neveu de Rameau, Jacques le fataliste...) ne paraîtront que plus tard, la plupart après sa mort en 1784. Dans les dernières pages de sa biographie, J. Attali fait mine de s'en étonner : "Diderot, lui, s'il n'est pas vraiment inconnu à sa mort, est pratiquement impublié... Il n'a rien fait-au contraire- pour publier le reste". Et pour cause, a-t-on envie d'ajouter !
 
Diderot
Mais revenons à Vincennes, en cet automne au cours duquel Rousseau rend visite à son ami Diderot. C'est là que survient sa fameuse "illumination", celle qui lui aurait fait entrevoir toute son oeuvre ultérieure. Que nous apprend Attali sur cet épisode?
"Diderot écoute son ami et l'aide à écrire son texte ; comme toujours, il aime aider les autres à mettre en forme leurs idées, et leur souffle bien volontiers les siennes... Rousseau cherchera à nier que Diderot lui ait soufflé l'idée qui a donné impulsion à sa carrière. Rousseau répond alors au concours de l'Académie de Dijon. Il soutient que les sciences et les arts corrompent les hommes... Denis qui ne pense pas du tout la même chose, a une fois de plus trouvé plaisir à penser contre lui-même." (P.106)
Je m'y prends à deux fois, persuadé d'avoir mal lu. Mais non... Dans ce passage, le "biographe" reprend à son compte (et sans rougir...) un ragot colporté trente ans plus tard (en 1780) par Marmontel, un des plus farouches détracteurs du Genevois. Jugez-en plutôt :

Jacques Attali a lu Raymond Trousson (il le plagie d'ailleurs sans vergogne...), il sait donc ce que pense le biographe de Rousseau de ce racontar. Pourquoi ne pas en faire état ? Sans doute pour discréditer le Genevois ? On en a la confirmation un peu plus loin dans l'ouvrage, au moment où il raconte le retour de Rousseau à Paris : "En février 1771, Rousseau, revenu à Paris après d'innombrables errances, commence à lire des extraits de ses Confessions... Il cherche à dévoiler un complot que la côterie holbachique, dirigée par Diderot et Grimm, aurait ourdi contre lui (on appréciera l'emploi du conditionnel...) Et il livre sa version des événements qui ont conduit à sa rupture avec Diderot et Mme d'Epinay à la fin de l'année 1757, faisant remonter leurs dissensions aux honneurs que lui a valus sa pièce Le devin du village, dont Denis aurait été jaloux...
Non, Monsieur Attali, la raison de la brouille n'est pas là. Pour l'occasion donnons la parole au regretté Benoît Mély ( in JJ Rousseau, un intellectuel en rupture) : 


"L'étude détaillée de l'enchaînement des faits montre plutôt que dans ce conflit entre Diderot, Rousseau et Mme d'Epinay, ce qui est en jeu n'est rien moins que la définition des conceptions de l'existence propres à chacun d'eux, qu'ils avaient cru tous trois conciliables, et qui se révélaient à l'épreuve en opposition irréductible.
Les documents aujourd'hui disponibles font remonter la première altercation grave entre les deux hommes à la fin de 1752 ; et elle n'a pas pour sujet la religion, mais l'argent et le pouvoir. Diderot, on s'en souvient, avait montré une insistance jugée déplacée pour qu'il accepte la pension que le roi lui offrait après le succès du Devin. L'Encyclopédiste n'était pas disposé à faire à son tour de la pauvreté la vertu du philosophe, et devenait de moins en moins insensible aux charmes du mécénat..."
N'en jetons plus, M. Attali, votre cour est bien pleine !

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