C'est en 1781 que Condorcet fit paraître Réflexions sur l'esclavage, célèbre ouvrage consacré à la traite des nègres. Se faisant passer pour un pasteur nommé Joachim Schwartz (!), le mathématicien se lance dès les premières lignes dans une violente diatribe contre l'esclavage.
M. SCHWARTZ nous ayant envoyé son manuscrit, nous l’avons
communiqué à M. le Pasteur B*******, l’un de nos associés, qui nous a
répondu que cet Ouvrage ne contenait que des choses communes, écrites
d’un style peu correct, froid et sans élévation ; qu’on ne le vendrait
pas, et qu’il ne convertirait personne.
Nous avons fait part de ces observations à M. SCHWARTZ, qui nous a honorés de la lettre suivante.
-
-
- « Messieurs,
-
Je ne suis ni un bel esprit Parisien, qui prétend à l’académie
française, ni un politique Anglais, qui fait des pamphlets, dans
l’espérance d’être élu membre de la chambre des Communes, et de se
faire acheter, par la Cour, à la première révolution du ministère. Je ne
suis qu’un bon homme, qui aime à dire franchement son avis à l’univers, et qui trouve fort bon que l’univers ne l’écoute pas. Je sais bien
que je ne dis rien de neuf pour les gens éclairés, mais il n’en est pas
moins vrai que, si les vérités qui se trouvent dans mon Ouvrage étaient
si triviales pour le commun des Français ou des Anglais, etc...
l’esclavage des Nègres ne pourrait subsister. Il est très possible
cependant que ces réflexions ne soient pas plus utiles au genre humain
que les Sermons que je prêche depuis vingt ans, ne sont utiles à ma
paroisse, j’en conviens, et cela ne m’empêchera pas de prêcher et
d’écrire tant qu’il me restera une goutte d’encre et un filet de
voix. Je ne prétends point d’ailleurs vous vendre mon manuscrit. Je n’ai
besoin de rien, je restitue même à mes paroissiens les appointements de
Ministre que l’État me paye. On dit que c’est aussi l’usage que font de
leur revenu tous les Archevêques et Évêques du clergé de France,
depuis l’année 1750, où ils ont déclaré solennellement à la face de
l’Europe, que leur bien était le bien des pauvres.
J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.
-
-
- Signé Joachim SCHWARTZ,
-
- avec paraphe. »
-
- Signé Joachim SCHWARTZ,
-
Cette lettre nous a paru d’un si bon homme, que nous avons pris le
parti d’imprimer son ouvrage. Nous en serons pour nos frais
typographiques, ou les lecteurs pour quelques heures d’ennui.
(...)
Épître dédicatoire aux nègres esclaves
Mes amis,
Quoique que je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés
comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la
même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de
ceux d’Europe, car pour les Blancs des Colonies, je ne vous fais pas
l’injure de les comparer avec vous, je sais combien de fois votre
fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si
on allait chercher un homme dans les Isles de l’Amérique, ce ne serait
point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait.
Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies, votre
protection ne fait point obtenir de pensions, vous n’avez pas de quoi
soudoyer les avocats ; il n’est donc pas étonnant que vos maîtres
trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur cause, que
vous n’en avez trouvés qui se soient honorés en défendant la vôtre. Il y
a même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n’en
auraient point la liberté. Tous ceux qui se sont enrichis dans les Isles
aux dépens de vos travaux et de vos souffrances, ont, à leur retour, le
droit de vous insulter dans des libelles calomnieux ; mais il n’est
point permis de leur répondre. Telle est l’idée que vos maîtres ont de
la bonté de leur droit ; telle est la conscience qu’ils ont de leur
humanité à votre égard. Mais cette injustice n’a été pour moi qu’une
raison de plus pour prendre, dans un pays libre, la défense de la
liberté des hommes. Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet Ouvrage,
et que la douceur d’être béni par vous me sera toujours refusée. Mais
j’aurai satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé
par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans. Je n’emploierai
point l’éloquence, mais la raison, je parlerai, non des intérêts du
commerce, mais des lois de la justice.
Vos tyrans me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de
n’avoir que des idées chimériques ; en effet, rien n’est plus commun que
les maximes de l’humanité et de la justice ; rien n’est plus chimérique
que de proposer aux hommes d’y conformer leur conduite. (...)
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