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mercredi 7 décembre 2016

Diderot vu par... sa fille (3)

La scène dont parle Mme de Vandeul a lieu en automne 1749. Les détracteurs de Rousseau en ont souvent tiré parti...
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Mme de Vandeul
Je n’étais pas née lorsqu’il fit connaissance avec Jean-Jacques. Ils étaient liés lorsque mon père fut enfermé à Vincennes ; il donna à dîner à ma mère, et lui fit entendre que mon père ferait sagement d’abandonner l’Encyclopédie à ceux qui voudraient s’en charger, et que cet ouvrage troublerait toujours son repos. Ma mère comprit que Rousseau désirait cette entreprise, et elle le prit en aversion. Le sujet réel de leur brouillerie est impossible à raconter : c’est un tripotage de société où le diable n’entendrait rien. Tout ce que j’ai entrevu de clair dans cette histoire, c’est que mon père a donné à Rousseau l’idée de son Discours sur les Arts, qu’il a revu et peut-être corrigé (ndlr : évidemment, la version proposée par Rousseau dans les Confessions est tout autre) ; qu’il lui a prêté de l’argent plusieurs fois ; que tout le temps qu’il a demeuré à Montmorency, mon père avait la constance d’y aller une ou deux fois la semaine, à pied, pour dîner avec lui. Rousseau avait une maîtresse appelée Mlle Levasseur, depuis sa femme ; cette maîtresse laissait mourir sa mère de faim ; mon père lui faisait une pension de cinquante écus ; cet article était porté sur ses tablettes de dépenses. 
Thérèse Levasseur

Rousseau lui fit la lecture de l’Héloïse ; cette lecture dura trois jours et presque trois nuits. Cette besogne finie, mon père voulut consulter Rousseau sur un ouvrage dont il s’occupait : Allons nous coucher, lui dit Jean-Jacques, il est tard, j’ai envie de dormir. Il y eut une tracasserie de société, mon père s’y trouva fourré ; il conseilla tout le monde pour le mieux, mais les gens qui tripotent ne font jamais usage des conseils que contre ceux qui les donnent. Le résultat de ce tracas fut une note de Rousseau dans la préface de sa Lettre sur les Spectacles, tirée de l’Ecclésiaste (la voici : J'avais un Aristarque sévère et judicieux, je ne l'ai plus, je n'en veux plus ; mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu'à mes écrits) ; 
mon père s’appliqua la note, et ces deux amis furent brouillés pour jamais. Ce qu’il y a de sûr, c’est que mon père a rendu à Jean-Jacques des services de tout genre ; qu’il n’en a reçu que des marques d’ingratitude, et qu’ils se sont brouillés pour des vétilles. Au demeurant, si quelqu’un peut deviner quelque chose de ce grimoire, c’est M. de Grimm ; s’il n’en sait rien, personne n’expliquera jamais cette affaire.

mercredi 23 novembre 2016

Diderot vu par... sa fille (2)

C'est en octobre 1747 que les Libraires associés confient à Diderot (et d'Alembert) le soin de poursuivre le projet encyclopédique. Voici comment sa fille Angélique raconte ces premières années

 
Mme de Vandeul
Quelque temps après, l’Encyclopédie fut encore arrêtée (ndlr : en 1752). M. de Malesherbes prévint mon père qu’il donnerait le lendemain ordre d’enlever ses papiers et ses cartons. « Ce que vous m’annoncez là me chagrine horriblement ; jamais je n’aurai le temps de déménager tous mes manuscrits, et d’ailleurs il n’est pas facile de trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent s’en charger et chez qui ils soient en sûreté. — Envoyez-les tous chez moi, lui répondit M. de Malesherbes, l’on ne viendra pas les y chercher. » En effet, mon père envoya la moitié de son cabinet chez celui qui en ordonnait la visite. 

Tout le temps qu’il a travaillé à cet ouvrage, c’est-à-dire trente ans, il n’a joui, pour ainsi dire, d’aucun repos ; il n’était jamais sûr la veille de pouvoir continuer le lendemain ; les libraires le désespéraient. Il venait de publier un volume dont il avait revu toutes les épreuves ; il a besoin de rechercher quelque chose, il trouve un article rogné, recousu et gâté, il ne sait comment cette faute a pu se commettre, il parcourt tout le volume, et trouve toute sa besogne altérée. C’était une correction de la façon de Le Breton (l'un des libraires associés au projet). Effrayé de la hardiesse de ces idées, il avait imaginé, pour en adoucir l’effet, d’ôter et de supprimer tout ce qui paraissait trop fort à la faiblesse de sa tête. Mon père pensa en tomber malade ; il cria, s’emporta, il voulait abandonner l’ouvrage ; mais le temps, la bêtise, les ridicules excuses de ce libraire, qui craignait la Bastille plus que la foudre, parvinrent à le calmer, mais non à le consoler. Jamais je ne l’ai entendu parler froidement à ce sujet ; il était convaincu que le public savait comme lui ce qui manquait à chaque article, et l’impossibilité de réparer ce dommage lui donnait encore de l’humeur vingt ans après. Il exigea pourtant que l’on tirât un exemplaire pour lui avec des colonnes où tout était rétabli ; cet exemplaire est en Russie avec sa bibliothèque.

L’abandon de M. d’Alembert au milieu de l’entreprise lui fit un chagrin amer. Qui le croirait ! l’argent seul fut cause de sa retraite (le manque de courage, également) :

j’ai vu dans des lettres très intimes de mon père tout le détail de ses allées et venues dans ce temps. M. d’Alembert voulait que son traitement fût plus considérable, les libraires y consentirent ; quelques mois après, il voulut davantage, ils rechignèrent, mais ils accordèrent encore ; quelques mois après, il demanda de nouvelles augmentations, jamais mon père ne put les y déterminer ; et après avoir conjuré, supplié, demandé à son ami, juré, tourmenté les libraires, il demeura seul chargé de la besogne (à partir de 1757). Cet événement ne diminua ni l’estime de mon père pour la personne de M. d’Alembert, ni la justice qu’il rendait à ses rares talents, mais il s’éloigna de sa société. Toutes les fois qu’ils se retrouvaient, ils se traitaient comme s’ils ne se fussent jamais quittés, mais ils étaient quelquefois deux ans sans se voir.

( à suivre ici)

jeudi 17 novembre 2016

Diderot vu par... sa fille (1)

MÉMOIRES
POUR SERVIR
À L’HISTOIRE DE LA VIE ET DES OUVRAGES
DE DIDEROT
PAR MADAME DE VANDEUL, SA FILLE
Buste de Marie-Angélique de Vandeul (?)  

C'est en octobre 1747 que les Libraires associés confient à Diderot (et d'Alembert) le soin de poursuivre le projet encyclopédique. Voici comment sa fille Angélique raconte ces premières années.
Il conçut alors le projet de l’Encyclopédie ; il en conféra avec les libraires qu’il voyait quelquefois. Ils saisirent avec avidité un moyen de s’enrichir ; mon père ne voyait que le bonheur suprême d’exercer ses talents, de faire un grand et bel ouvrage, et de connaître tous les arts en étant forcé de les décrire. Son premier traité avec les libraires n’exige d’eux que douze cents livres par an. C’était l’objet des désirs et de l’ambition de ma mère ; la fortune ne les occupa guère depuis ce temps, ils étaient tranquilles sur leur sort ; et le bonheur eût existé chez eux s’il pouvait exister quelque part. (...)
L’Encyclopédie commençait à faire quelque bruit ; le clergé s’était élevé contre la hardiesse des principes contenus dans les articles de métaphysique et de philosophie. Mon père commençait à sortir d’une obscurité qu’il n’a jamais cessé de chérir, lorsque la Thèse de l’abbé de Prades (ndlr : soutenue en novembre 1751) attira l’attention du gouvernement. L’auteur fit une Apologie dont la troisième partie est de mon père ; comme l’existence de Dieu y était niée, cela rendit l’affaire de l’abbé assez grave pour l’obliger à sortir de France.

M. de Réaumur avait chez lui un aveugle-né ; l’on fit à cet homme l’opération de la cataracte. Le premier appareil devait être levé devant des gens de l’art et quelques littérateurs ; mon père y avait été envoyé ; curieux d’examiner les premiers effets de la lumière sur un être à qui elle était inconnue, il espérait une expérience aussi intéressante que neuve. On leva l’appareil ; mais les discours de l’aveugle firent parfaitement connaître qu’il avait déjà vu. Les spectateurs étaient mécontents ; l’humeur des uns produisit l’indiscrétion des autres : quelqu’un avoua que la première expérience s’était faite devant Mme Dupré de Saint-Maur. Mon père sortit en disant que M. de Réaumur avait mieux aimé avoir pour témoins deux beaux yeux sans conséquence que des gens dignes de le juger.

Ce propos déplut à Mme Dupré de Saint-Maur ; elle trouva la phrase injurieuse pour ses yeux et pour ses connaissances anatomiques ; elle avait une grande prétention de science. Elle paraissait aimable à M. d’Argenson ; elle l’irrita, et quelques jours après, le 24 juillet 1749, un commissaire, nommé Rochebrune, avec trois hommes de sa suite, vint à neuf heures du matin chez mon père, et après une visite très exacte de son cabinet et de ses papiers, le commissaire tira de sa poche un ordre de l’arrêter et de le conduire à Vincennes. Mon père sans se troubler le pria de lui donner le temps d’en prévenir sa femme ; il passa chez ma mère, elle habillait et caressait son fils. Jamais il ne put se résoudre à l’affliger, il lui dit qu’il sortait pour quelques affaires relatives à l’Encyclopédie, qu’il ne reviendrait sûrement pas dîner, et la priait vers le soir d’aller le chercher chez Le Breton, libraire ; puis il sortit. Un mouvement involontaire la conduisit à sa fenêtre, elle le vit dans un fiacre tendant la main pour prendre une épreuve que voulait lui donner un enfant de l’imprimerie ; un homme de l’escorte s’avança, repoussa le bras de mon père, et ordonna à l’enfant de s’éloigner. Elle jeta un cri et s’évanouit. Revenue à elle-même, elle fut chez M. Berrier, alors lieutenant de police. « Eh bien, madame, lui dit ce ministre, nous tenons votre mari, il faudra bien qu’il jase. Vous pourriez lui épargner bien des peines et accélérer sa liberté, si vous vouliez nous indiquer où sont ses ouvrages, quel est celui dont il s’occupe actuellement, où est le Pigeon blanc. » (C’était un assez joli conte dont mon père avait fait quelques lectures à ses amis, et qui pouvait alors contenir quelques applications sur le roi, Mme de Pompadour et les ministres.) 


Ma mère répondit à M. Berrier que jamais elle n’avait ni rien vu, ni rien lu des ouvrages de son mari ; que, livrée entièrement à son ménage, elle ne s’était jamais mêlée des sciences dont il aimait à s’occuper ; qu’elle ne connaissait ni pigeon blanc, ni pigeon noir, mais qu’elle était bien convaincue que ses écrits ne pouvaient être que conformes à sa conduite : « il estime, ajouta-t-elle, mille fois plus l’honneur que la vie, et ses ouvrages doivent respirer les vertus qu’il pratique. »

M. Berrier vit bien que cette femme pouvait être importune, mais non pas indiscrète ; il la congédia, la consola le mieux qu’il put, et lui promit la permission de voir mon père beaucoup plus tôt qu’elle ne l’obtint, car il resta au donjon sans voir autre personne que M. Berrier qui l’interrogea plusieurs fois, pendant vingt-huit jours. Enfin M. Berrier lui conseilla de s’adresser à M. Argenson et se chargea de lui envoyer sa lettre. Mon père le pria de vouloir bien le tirer d’une prison où il était le maître de le faire mourir, mais non pas de l’y faire vivre. Enfin, au bout de vingt-huit jours, l’on fit dire à ma mère d’aller à Vincennes. Les libraires associés l’accompagnèrent. À son arrivée, on le fit sortir du donjon, et on le conduisit au château en lui annonçant que le roi, par un excès de clémence, lui permettait d’y être prisonnier sur sa parole, et lui accordait le parc pour se promener. M. le marquis du Châtelet, gouverneur de ce lieu, le combla de bontés, lui donna sa table, et eut le plus grand soin de rendre ce séjour le moins pénible et le plus commode possible à ma mère. Ils y restèrent trois mois, puis on leur permit de retourner chez eux.

Pendant son séjour au donjon il trouva le moyen de charmer un peu sa douleur. Il avait dans sa poche un cure-dent, il en fit une plume ; il détacha de l’ardoise à côté de sa fenêtre, la broya, la délaya dans du vin ; son gobelet cassé fit une écritoire, et ayant un volume du Paradis perdu de Milton, il en remplit les feuillets blancs et les interlignes de réflexions sur sa position et de notes sur le poème.
prison de Vincennes

Le geôlier lui apportait chaque jour deux chandelles, mais comme il se couchait et se levait avec le soleil, il en faisait peu d’usage, et au bout d’une quinzaine il voulut remettre sa provision à son gardien. « Gardez, gardez, monsieur, vous en avez trop cet été, mais elle vous sera fort utile en hiver. »

Sorti du donjon, Mme de Puisieux venait le visiter. Il avait conçu un peu de jalousie d’un robin qui la fréquentait. Un jour, la trouvant fort parée, il lui demanda où elle allait, « À Champigny, voir une fête. — Et l’ami vous y accompagne-t-il ? — Non. — D’honneur ? — Je vous le jure. » Ils se séparèrent ; mais l’inquiétude de mon père n’était jamais modérée, il passa par-dessus les murs du parc, fut à Champigny, y vit sa maîtresse avec son nouvel amant, revint, coucha dans le parc. Le lendemain matin, il fut prévenir M. du Châtelet de son équipée, et cette petite aventure accéléra sa rupture avec Mme de Puisieux. 
(à suivre ici)