jeudi 17 novembre 2016

Diderot vu par... sa fille (1)

MÉMOIRES
POUR SERVIR
À L’HISTOIRE DE LA VIE ET DES OUVRAGES
DE DIDEROT
PAR MADAME DE VANDEUL, SA FILLE
Buste de Marie-Angélique de Vandeul (?)  

C'est en octobre 1747 que les Libraires associés confient à Diderot (et d'Alembert) le soin de poursuivre le projet encyclopédique. Voici comment sa fille Angélique raconte ces premières années.
Il conçut alors le projet de l’Encyclopédie ; il en conféra avec les libraires qu’il voyait quelquefois. Ils saisirent avec avidité un moyen de s’enrichir ; mon père ne voyait que le bonheur suprême d’exercer ses talents, de faire un grand et bel ouvrage, et de connaître tous les arts en étant forcé de les décrire. Son premier traité avec les libraires n’exige d’eux que douze cents livres par an. C’était l’objet des désirs et de l’ambition de ma mère ; la fortune ne les occupa guère depuis ce temps, ils étaient tranquilles sur leur sort ; et le bonheur eût existé chez eux s’il pouvait exister quelque part. (...)
L’Encyclopédie commençait à faire quelque bruit ; le clergé s’était élevé contre la hardiesse des principes contenus dans les articles de métaphysique et de philosophie. Mon père commençait à sortir d’une obscurité qu’il n’a jamais cessé de chérir, lorsque la Thèse de l’abbé de Prades (ndlr : soutenue en novembre 1751) attira l’attention du gouvernement. L’auteur fit une Apologie dont la troisième partie est de mon père ; comme l’existence de Dieu y était niée, cela rendit l’affaire de l’abbé assez grave pour l’obliger à sortir de France.

M. de Réaumur avait chez lui un aveugle-né ; l’on fit à cet homme l’opération de la cataracte. Le premier appareil devait être levé devant des gens de l’art et quelques littérateurs ; mon père y avait été envoyé ; curieux d’examiner les premiers effets de la lumière sur un être à qui elle était inconnue, il espérait une expérience aussi intéressante que neuve. On leva l’appareil ; mais les discours de l’aveugle firent parfaitement connaître qu’il avait déjà vu. Les spectateurs étaient mécontents ; l’humeur des uns produisit l’indiscrétion des autres : quelqu’un avoua que la première expérience s’était faite devant Mme Dupré de Saint-Maur. Mon père sortit en disant que M. de Réaumur avait mieux aimé avoir pour témoins deux beaux yeux sans conséquence que des gens dignes de le juger.

Ce propos déplut à Mme Dupré de Saint-Maur ; elle trouva la phrase injurieuse pour ses yeux et pour ses connaissances anatomiques ; elle avait une grande prétention de science. Elle paraissait aimable à M. d’Argenson ; elle l’irrita, et quelques jours après, le 24 juillet 1749, un commissaire, nommé Rochebrune, avec trois hommes de sa suite, vint à neuf heures du matin chez mon père, et après une visite très exacte de son cabinet et de ses papiers, le commissaire tira de sa poche un ordre de l’arrêter et de le conduire à Vincennes. Mon père sans se troubler le pria de lui donner le temps d’en prévenir sa femme ; il passa chez ma mère, elle habillait et caressait son fils. Jamais il ne put se résoudre à l’affliger, il lui dit qu’il sortait pour quelques affaires relatives à l’Encyclopédie, qu’il ne reviendrait sûrement pas dîner, et la priait vers le soir d’aller le chercher chez Le Breton, libraire ; puis il sortit. Un mouvement involontaire la conduisit à sa fenêtre, elle le vit dans un fiacre tendant la main pour prendre une épreuve que voulait lui donner un enfant de l’imprimerie ; un homme de l’escorte s’avança, repoussa le bras de mon père, et ordonna à l’enfant de s’éloigner. Elle jeta un cri et s’évanouit. Revenue à elle-même, elle fut chez M. Berrier, alors lieutenant de police. « Eh bien, madame, lui dit ce ministre, nous tenons votre mari, il faudra bien qu’il jase. Vous pourriez lui épargner bien des peines et accélérer sa liberté, si vous vouliez nous indiquer où sont ses ouvrages, quel est celui dont il s’occupe actuellement, où est le Pigeon blanc. » (C’était un assez joli conte dont mon père avait fait quelques lectures à ses amis, et qui pouvait alors contenir quelques applications sur le roi, Mme de Pompadour et les ministres.) 


Ma mère répondit à M. Berrier que jamais elle n’avait ni rien vu, ni rien lu des ouvrages de son mari ; que, livrée entièrement à son ménage, elle ne s’était jamais mêlée des sciences dont il aimait à s’occuper ; qu’elle ne connaissait ni pigeon blanc, ni pigeon noir, mais qu’elle était bien convaincue que ses écrits ne pouvaient être que conformes à sa conduite : « il estime, ajouta-t-elle, mille fois plus l’honneur que la vie, et ses ouvrages doivent respirer les vertus qu’il pratique. »

M. Berrier vit bien que cette femme pouvait être importune, mais non pas indiscrète ; il la congédia, la consola le mieux qu’il put, et lui promit la permission de voir mon père beaucoup plus tôt qu’elle ne l’obtint, car il resta au donjon sans voir autre personne que M. Berrier qui l’interrogea plusieurs fois, pendant vingt-huit jours. Enfin M. Berrier lui conseilla de s’adresser à M. Argenson et se chargea de lui envoyer sa lettre. Mon père le pria de vouloir bien le tirer d’une prison où il était le maître de le faire mourir, mais non pas de l’y faire vivre. Enfin, au bout de vingt-huit jours, l’on fit dire à ma mère d’aller à Vincennes. Les libraires associés l’accompagnèrent. À son arrivée, on le fit sortir du donjon, et on le conduisit au château en lui annonçant que le roi, par un excès de clémence, lui permettait d’y être prisonnier sur sa parole, et lui accordait le parc pour se promener. M. le marquis du Châtelet, gouverneur de ce lieu, le combla de bontés, lui donna sa table, et eut le plus grand soin de rendre ce séjour le moins pénible et le plus commode possible à ma mère. Ils y restèrent trois mois, puis on leur permit de retourner chez eux.

Pendant son séjour au donjon il trouva le moyen de charmer un peu sa douleur. Il avait dans sa poche un cure-dent, il en fit une plume ; il détacha de l’ardoise à côté de sa fenêtre, la broya, la délaya dans du vin ; son gobelet cassé fit une écritoire, et ayant un volume du Paradis perdu de Milton, il en remplit les feuillets blancs et les interlignes de réflexions sur sa position et de notes sur le poème.
prison de Vincennes

Le geôlier lui apportait chaque jour deux chandelles, mais comme il se couchait et se levait avec le soleil, il en faisait peu d’usage, et au bout d’une quinzaine il voulut remettre sa provision à son gardien. « Gardez, gardez, monsieur, vous en avez trop cet été, mais elle vous sera fort utile en hiver. »

Sorti du donjon, Mme de Puisieux venait le visiter. Il avait conçu un peu de jalousie d’un robin qui la fréquentait. Un jour, la trouvant fort parée, il lui demanda où elle allait, « À Champigny, voir une fête. — Et l’ami vous y accompagne-t-il ? — Non. — D’honneur ? — Je vous le jure. » Ils se séparèrent ; mais l’inquiétude de mon père n’était jamais modérée, il passa par-dessus les murs du parc, fut à Champigny, y vit sa maîtresse avec son nouvel amant, revint, coucha dans le parc. Le lendemain matin, il fut prévenir M. du Châtelet de son équipée, et cette petite aventure accéléra sa rupture avec Mme de Puisieux. 
(à suivre ici)

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