mardi 19 janvier 2016

Les philosophes en prison (5)


On a coutume de répéter (et d'enseigner !) que tout au long du XVIIIè siècle, l'autorité royale réprima avec force les insolences de ceux qu'on surnommait alors les philosophistes et qui se réunirent bientôt autour du projet encyclopédique.

En août 1749, le marquis d'Argenson constatait effectivement dans ses Mémoires : "On a arrêté ces jours-ci quantité d’abbés, de savants, de beaux esprits et on les a menés à la Bastille, comme le sieur Diderot, quelques professeurs de l’Université, docteurs de Sorbonne, etc. Ils sont accusés d’avoir fait des vers contre le roi, de les avoir récités, débités, d’avoir frondé contre le ministère, d’avoir écrit et imprimé pour le déisme et contre les mœurs, à quoi l’on voudrait donner des bornes, la licence étant devenue trop grande. Mon frère en fait sa cour et se montre par là grand ministre."

Mais oublions durant quelques instants de Diderot pour nous intéresser au sort réservé à ces "abbés", "savants" et autres "beaux esprits" arrêtés en même temps que lui pour avoir eux aussi écrit "pour le déisme et contre les moeurs".
L'un des textes en question, un poème, contenait notamment les vers suivants :

« Quel est le triste sort des malheureux Français !
 Réduits à s’affliger dans le sein de la paix ! » (...)
« Tandis que Louis dort dans le sein de la honte,
Et d'une femme obscure indignement épris
, (la Pompadour)
Il oublie en ses bras nos pleurs et nos mépris. »

Un autre écrit, une poissonnade contre la Pompadour,  s'en prenait vertement à la favorite :
 

 
Les archives de la Bastille nous apprennent que ces textes valurent à leurs auteurs, mais également à ceux qui les diffusèrent, une arrestation et une peine d'emprisonnement identique à celle de Diderot. On omet pourtant de préciser ce que devinrent ces hommes à l'issue de leur séjour derrière les barreaux. Voyons le détail :


"18 octobre 1749.
J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai signifié à M. Bonis, en le mettant en liberté, de la Bastille, d’ordre du Roi, du 2 du présent mois, qui l’exile à Montignac-le-Comte, en Périgord." 
Hémery à Berryer

"30 octobre 1749. 

L’ordre que j’ai eu l’honneur de vous adresser pour exiler hors du royaume Hallaire, se trouve absolument conforme à ce qui a été arrêté au sujet de ce particulier; mais puisque vous pensez qu’il convient de ne le reléguer qu’à Lyon, sa patrie, je n’hésite point à vous envoyer un nouvel ordre à cet effet." D’Argenson à Berryer

"11 novembre 1749. 

J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai notifié à l’abbé Guyard, en le mettant en liberté de la Bastille, l’ordre du Roi, du 2 octobre dernier, qui l’exile à 50 lieues de Paris, au bas de la copie duquel il a fait sa soumission." Hémery à Berryer

"23 novembre 1749. 

J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai signifié à l’abbé Sigorgne, en le mettant en liberté, l’ordre du Roi du 2 octobre dernier qui l’exile à Hambercourt, en Lorraine." Hémery à Berryer 

Qu'ils soient hommes d'église, étudiants ou professeurs, tous ces beaux esprits arrêtés au cours de l'été 1749 ont subi, in fine, la même peine d'éloignement de Paris. Tous sauf Diderot...
Diderot

BERRYER A DU CHÂTELET

"3 novembre 1749. J’ai l’honneur de vous envoyer la lettre de cachet qui y est adressée pour mettre en liberté du château de Vincennes, le sieur Diderot qui y est prisonnier de l’ordre du Roi; vous voudrez bien, s’il vous plaît, la faire mettre à exécution, et m’en accuser la réception."

Comment expliquer ce traitement de faveur ? N'en doutons pas, au moment de décider du sort de Diderot, l'argument économique a pesé de tout son poids. L'encyclopédie représentait à elle seule plusieurs centaines d'emplois, et personne ne pouvait raisonnablement assumer la responsabilité de la faillite des Libraires associés au projet. Or, sous l'ancien régime, l'argent pesait déjà plus lourd que toute considération morale...
 

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