Né en 1709, Julien Offray de La Mettrie était médecin des Gardes-Françaises lorsqu'il publia (en 1745) son Histoire Naturelle de l'âme, traité dans lequel il prétend que l'âme n'est que l'organisation complexe de la matière.
Les premières lignes de son ouvrage laissent déjà imaginer l'insolence de son propos :
On ne sera donc pas surpris de lire sous la plume du même auteur que " Nous ne
connaissons dans les corps que la matière, et nous n'observons la
faculté de sentir que dans ces corps: sur quel fondement donc établir un
être idéal désavoué par toutes nos connaissances ?"
La Mettrie |
Comme souvent au cours de ce siècle qui vit leur autorité menacée par ce que Kant nommait les Lumières, ce fut un homme d'église (en l'occurrence le père Dupré, jésuite enseignant à Louis-le-Grand) qui dénonça l'effronté à la police.
LE PÈRE DUPRÉ A MARVILLE (Lieutenant de police).
J’avais été chargé par M. l’ancien évêque de Mirepoix de lui fournir quelques éclaircissements sur un livre très impie qui paraît depuis peu. Il voulait savoir le titre de l’ouvrage, le nom de l’auteur et de l’imprimeur et tout cela pour vous le communiquer hier, à Versailles. Je n’ai pu le satisfaire, parce que je n’ai pas été instruit assez à temps (...) Voici le titre du livre: Histoire naturelle de l’âme, traduite de l’anglais de M. Cochard, par feu M. H. de l’Académie des sciences. Ce sont là des personnages supposés, le véritable auteur du livre est M. Métrie, médecin du régiment des gardes, qui a répandu dans tout Paris à pleine bouche et sans aucun ménagement, les périlleuses maximes répandues dans son livre sur la matérialité et mortalité de l’âme, sur l’éternité du monde et sur l’athéisme dont il fait hautement profession, et qui pour cela fut sévèrement repris par feu M. de Grammont, avant son départ pour la campagne où il vient de périr. Le livre est imprimé chez David, mais comme il y a deux imprimeurs de ce nom, je ne sais pas lequel des deux est le coupable. David l’a imprimé sous la condition de donner la moitié des exemplaires à l’auteur, et cette moitié a été remise chez Durand, à l’image de Saint-Lambert, pour y être vendue au profit de l’auteur. L’ouvrage avait été dédié à M. de Maupertuis, qui avait fait ôter l’épître dédicatoire, qui ne se trouve que dans deux ou trois exemplaires. Le même M. de Maupertuis a fait mettre un carton pour faire disparaître un endroit, où il était loué comme pensant de la même manière que l’auteur sur le sujet de son livre. Les libraires sont encore timides à le débiter, et M. Astruc écrit qu’il n’en a encore paru que 45 ou 46 qui ont été distribués pour présents, et il a eu le sien d’un homme qui en avait reçu trois exemplaires. Cependant je sais certainement qu’il y a des colporteurs qui en ont vendu en Sorbonne. Voilà toute ma science.
Au collège, I5 juin 1745.
Apostille de Marville à Duval. — Tâcher de m’avoir deux exemplaires de ce livre, et de savoir chez lequel David il a été imprimé. L’envoyer à M. Deon pour l’examiner promptement, ensuite en parler à M. de Mirepoix, et après répondre au père Dupré.
Constater par le procès-verbal la quantité d’exemplaires que l’on saisira et celle dont l’édition était comptée et à qui les exemplaires ont été vendus, et observer préalablement le commissaire de dresser procès-verbal de la saisie et de recevoir les diverses déclarations de David et Durand, libraires, pour constater la quantité d’exemplaires dont l’édition a été composée, celle qui en reste actuellement sous la saisie, les noms des personnes à qui il a vendu ou livré les exemplaires qui peuvent y manquer. n
Fait ce 26 juin 1745.
Fait ce 26 juin 1745.
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TAPIN (exempt) A MARVILLE.
28 juin 1745.
J’ai l’honneur de vous informer qu’en exécution de vos ordres, je me suis transporté avec M. le commissaire de Rochebrune, au collège des Chollets, à l’effet d’y faire enlever l’édition de l’Histoire naturelle de l’âme, que j’ai fait conduire au château de la Bastille. J’en ai tiré trois exemplaires en présence de M. Anquetil, que j’ai envoyés chez le relieur pour les faire brocher; aussitôt que je les aurai eus, j’aurai l’honneur de vous les remettre.
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28 juin 1745.
J’ai l’honneur de vous envoyer l’expédition du procès-verbal dressé le 26 du présent mois, dans le magasin de David et Durand, au sujet de la saisie que j’ai faite du livre intitulé Histoire naturelle de l’âme, suivant vos ordres. J’ai pris leur déclaration qui contient le nombre des exemplaires qui ont été tirés; ceux qui ont été donnés ou envoyés en Hollande et en Suisse, et ceux enfin qui ont été représentés, saisis et portés à la Bastille en présence de Tapin.
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Ainsi fut réglé le sort de La Mettrie, coupable aux yeux de la justice de "raisonnements scandaleux, contraires à la religion et aux bonnes moeurs." (voir ci-dessous)
L'arrêt du 7 juillet 1746 précise que l'ouvrage "frappe les fondements de toute religion et de toute vertu", et le condamne au bûcher.
Dans la foulée, La Mettrie perdit son poste de médecin et fut contraint de quitter le royaume. Réfugié en Hollande, il vint peu après grossir (en 1748) les rangs des intellectuels recueillis à Potsdam par Frédéric II.
Sautant sur l'occasion, Voltaire railla de la sorte la décision prise à Versailles : "un roi gouverné par un jésuite eût pu proscrire La Mettrie et sa mémoire, un roi qui n'était gouverné que par la raison, sépara le philosophe de l'impie, et laissant à Dieu le soin de punir l'impiété, protégea et loua le mérite".
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