lundi 15 août 2016

Les prêtres au bordel (1)

Autant dans Jacques le Fataliste que dans son Bougainville, Diderot s'est souvent amusé à mettre en scène des ecclésiastiques débauchés, familiers des maisons publiques, ou encore confrontés aux tentations de la chair.
Volontiers anticléricale, l'iconographie des années 1750-1760 associe elle aussi l'image du moine paillard à celle de la prostituée, comme dans cette eau-forte de 1760, intitulée "la provision échappée", qui montre des clercs tentant de hisser une fille par la fenêtre du couvent.
 Le roman Thérèse philosophe, publié en 1749, a d'ailleurs fait de ces liaisons dangereuses le sujet principal de son intrigue.
Thérèse Philosophe
 
Thérèse philosophe
 Connaissant l'anticléricalisme des Lumières, j'ai longtemps considéré que ces productions participaient d'une campagne de déstabilisation orchestrée par Diderot et ses amis (surtout d'Holbach), par les milieux libertins, et destinée à noircir ce que Voltaire appelait l'Infâme.

Or, en observant attentivement les procès verbaux de la police parisienne dans les années 1750-1770, il s'avère que la réalité dépasse bien souvent la fiction.

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Insignifiants avant 1753, les chiffres d'arrestations d'ecclésiastiques montent en flèche à partir de 1755, atteignant des sommets en 1758 (plus de 170 arrestations) et en 1760 (plus de 150). Au total, sur la décennie 1755-1764, plus d'un millier d'arrestations seront opérées.

Disponibles en ligne, ces PV décrivent dans le détail les circonstances de ces interpellations :

Procès-verbal de la capture du sieur abbé Rouxelin d'Arcy et qui constate sa débauche. 20 juillet 1756. ( Sieur Meusnier, inspecteur)

L'an mil sept cent cinquante-six , le mardi vingt juillet, six heures du soir, par-devant nous Antoine Charles Crespy conseiller du roi, commissaire au châtelet de Paris, en notre hôtel.

Est comparu sieur Meusnier, inspecteur de police, lequel nous a dit qu'il est chargé d'arrêter le sieur abbé Rouxelin-d'Arcy, et de constater sa débauche; pourquoi requiert notre transport , afin de l'aider de notre ministère et a signé en notre minute.

Desquelles comparution et réquisition, nous avons donné acte audit sieur Meusnier, et en conséquence des ordres particuliers à nous adressés, pour M. le lieutenant-général de police, sommes transportés avec ledit sieur Meusnier, rue du Battoir, dans une chambre au premier étage d'une maison , dont est principale locataire la nommée Françoise Baslon, dite Dubuisson, femme du monde, à la compagnie de laquelle et de Marguerite Bourlier, dite Manon , fille de débauche, âgée de 18 ans, native de Vincennes, nous avons trouvé un particulier en habit ecclésiastique, auquel avons dit le sujet de notre transport-, et icelui interpellé, nous a dit se nommer Antoine Rouxelin-d'Arcy, âgé de 43 ans, prêtre du diocèse, et natif de Paris, chanoine de l'église de Saint-Pierre du Mans (souligné par nous) où il demeure ordinairement, à Paris depuis deux mois, logé rue des Cordeliers, à l'hôtel du Saint-Esprit; qu'il est venu dans la chambre où nous sommes à dessein de s'y amuser avec ladite Manon, au moyen de quoi avons laissé ledit sieur abbé audit sieur Meusnier, qui s'en est chargé, pour le conduire au lieu de sa destination, et a signé avec nous, et ledit sieur abbé a refusé de signer de ce interpellé.

Autre exemple :

Procès-verbal au sujet de la débauche du sieur Delangle , chanoine d'Evreux Du 12 août 1758. (Sieur Marais, inspecteur. )

L'an mil sept cent cinquante-huit, le samedi 12 août, cinq heures du soir, nous François Jean Sirebeau, commissaire au châtelet de Paris, en conséquence des ordres à nous adressés, sommes transportés, accompagnés du sieur Marais, inspecteur de police, place du Palais-Royal, en la demeure de la nommée Montpellier, femme du monde , où étant en une chambre au deuxième étage, donnant sur ladite place, y avons trouvé un ecclésiastique, lequel nous a dit se nommer René Delangle, âgé de 28 ans, natif d'Evreux, prêtre du diocèse de ladite ville, chapelain de l'église de Sainte-Anne, chanoine de l'église d'Evreux, demeurant au collège de Boissy, rue du cimetière Saint-André-des-Arcs, qu'il est monté de son propre mouvement dans l'endroit où nous sommes il y a une demi-heure, à dessein de s'y amuser, comme étant lieu de débauche;

Comme de fait, il s'y est fait manualiser  (comprendre : masturbation) jusqu'à pollution parfaite, par la nommée Eléonore, fille de prostitution, demeurante avec ladite Montpellier, et a ledit sieur Delangle signé avec ledit sieur Marais et nous commissaire, qui l'avons fait relaxer, vérification préalablement faite de ses noms; qualités et demeure, ainsi qu'il est dit en notre minute. 
Les archives nous révèlent l'identité des coupables, mais également leur rang dans la hiérarchie ecclésiastique. Ainsi, dans son remarque ouvrage intitulé "La prostitution et la police des moeurs au XVIIIè siècle", l'historienne Erica-Marie Benabou qualifie cette clientèle un peu particulière  d'"upper middle classe cléricale, avec une représentation relativement importante du haut clergé".
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Dans le Bougainville de Diderot, l'aumônier concluait ainsi son dialogue avec le Tahitien Orou :

Orou : Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es librement condamné à ne le pas être ?
L'aumônier : Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer.
Orou : Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ?
L'aumônier : Non.
Orou : J'en étais sûr. Avez-vous aussi des moines femelles ?
L'aumônier : Oui.
Orou : Aussi sages que les moines mâles ?
L'aumônier : Plus renfermées, elles sèchent de douleur, périssent d'ennui.
Orou : Et l'injure faite à la nature est vengée. O le vilain pays ! Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus barbares que nous.
 Se rendant à la raison et aux lois de la nature, l'aumônier passe les nuits suivantes avec les filles de son hôte...

Plutôt que de nous étonner du nombre d'ecclésiastiques pris en flagrant délit de débauche, plutôt que de nous indigner de la salacité de ces innombrables rapports de police (250 ans plus tard, les habitudes ont-elle vraiment changé ?), on s'interrogera plutôt sur les causes de cette chasse au clerc menée durant près de 20 ans, et qui s'est curieusement interrompue après 1770...

( à suivre)
 


 

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