dimanche 17 août 2014

Madame de Créquy, vue par Sainte-Beuve (1)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits de quelques grandes dames du XVIIIè siècle.
 
Sainte Beuve


Madame de Crequi est de ces personnes qui ne nous apparaissent que vieilles et qu’on ne saurait se figurer autrement. C’est sous cette forme qu’elle a toute sa valeur, tout son esprit et son originalité. Elle nous dit elle-même, en parlant de sa santé : « Je n’ai jamais connu ce bien-là, ni celui de la jeunesse. » Toute la première moitié de sa vie est simple, uniforme, et dans la ligne stricte du dévouement et du devoir. On y chercherait en vain ce qu’il est trop ordinaire de rencontrer dans la jeunesse des femmes du dix-huitième siècle, le tempérament ou le roman; c’est à une personne tout à fait calme et vertueuse (s’il est permis de savoir si bien ces choses de si loin) qu’on a affaire ici. 
la marquise de Créquy

Rénée-Caroline de Froullay, née, comme on l’a déjà dit, le 19 octobre 1714, au château de Monfleaux, dans le bas Maine, fille d’un lieutenant général des armées du roi, ondoyée à sa naissance par un de ses oncles, évêque du Mans, fut confiée dès l’âge de trois ans à madame des Claux, sa grand’mère maternelle, qui l’éleva et auprès de laquelle elle demeura jusqu’à l’époque de son mariage. Ce mariage, qui paraît avoir été assez heureux, fut de courte durée, et la laissa veuve à vingt-six ans (1741) avec un fils unique; une fille qu’elle avait eue était morte peu après sa naissance. La vie de coeur de madame de Crequi paraît s’être concentrée, durant ses belles années, sur deux personnes, ce fils unique et son oncle le bailli de Froullay. Jeune veuve, elle prit un parti courageux: pour assurer l’avenir de son fils et remettre en ordre la fortune que la mort du marquis laissait assez embrouillée, elle se retira à la Communauté de la Doctrine ou de l’instruction chrétienne, rue du Pot-de-Fer, et y demeura tout le temps qu’il fallut pour ses desseins d’économie. Son grand intérêt dans la vie, et plus tard son amertume profonde et sa plaie secrète, fut ce fils auquel elle sacrifia tout et qui, en devenant un homme assez distingué, du moins à la surface, se montra des plus indifférents et des plus méconnaissants envers sa mère. Elle n’avait rien négligé pour le bien élever et le mettre dans le monde sur un pied digne de son nom. Elle le plaça aux Jésuites, puis l’Académie (école d’exercices pour la jeune noblesse); puis, après quelques campagnes, elle lui eut un régiment. On était alors en pleine guerre de Sept ans, et elle dans toutes ses inquiétudes et ses transes de mère. « Je conçois, lui écrivait Jean-Jacques Rousseau (13 octobre 1758), les inquiétudes que vous donne le dangereux métier de M. votre fils, et tout ce que votre tendresse vous porte à faire pour lui donner un état digne de son nom; mais j’espère que vous ne vous serez point ruinée pour le faire tuer : au contraire, vous le verrez vivre, prospérer, honorer vos soins, et vous payer au centuple de tous les soucis qu’il vous a coûtés. Voilà ce que son âge, le vôtre, et l’éducation qu’il a reçue de vous, doivent vous faire attendre le plus naturellement. » 
Rousseau
Au sujet de ces agitations, de ces énergies de coeur et d’esprit qu’elle lui marquait, il lui disait encore: « Votre âme se porte trop bien, elle vous use; vous n’aurez jamais un corps sain. » — A la paix, après quelques années passées à observer les riches héritières, le marquis de Crequi se maria avec mademoiselle Du Muy; cette union, tout en vue de la fortune, fut sans bonheur, et les zizanies, les chicanes qu’elle engendra rejaillirent jusqu’à madame de Crequi, et lui causèrent bien des ennuis et même des pertes d’argent considérables; mais ce qui l’atteignait plus que tout, c’était l’indifférence et l’ingratitude de coeur de son fils, qui ne parut jamais s’apercevoir des sacrifices et de l’affection de sa mère. Celle-ci écrivait à M. de Meilhan en octobre 1787: « Depuis vingt ans que je compte ce que je pouvais avoir d’agrément, et à quelle perspective j’avais tant sacrifié, et que j’ai vu à quoi cela était réduit, j’ai senti qu’il fallait se pendre ou se consoler: j’ai pris le dernier parti... » Mais cette espèce de consolation, qui n’est que le pis-aller du désespoir, est morne et laisse le coeur bien flétri. Son fils ne lui accordait aucune confiance; elle apprenait ordinairement par d’autres, et après tous les autres, ce qu’il faisait, ce qu’il écrivait (car il se mêlait d’écrire et de se faire imprimer). Caustique et médisant dans le monde où il était craint pour ses épigrammes, il avait contracté une sécheresse qu’il pratiquait avec elle et qu’il lui apportait sans déguisement. Nommé en 1789 député des États d’Artois à l’Assemblée constituante, elle en était instruite par le bruit public: « On vient de me dire que mon fils était député (l’un des quatre) des États d’Artois; à le bonne heure ! Je n’ai pas eu une fois de ses nouvelles; je vois cela; je ne le sens plus. »

La consolation véritable de madame de Crequi eût été dans sa famille, si elle avait pu conserver plus longtemps son oncle le bailly de Froullay, auquel elle fut attachée comme la fille la plus tendre : elle connut avec lui tout ce qu’il y a de pur et de doux dans l’amitié la plus constante, la plus dévouée. Vingt ans après l’avoir perdu, elle écrivait à M. de Meilhan, qui avait eu sur les amis je ne sais quelle pensée digne de La Rochefoucauld (et elle avait pu elle-même dans une occasion récente vérifier la quasi-justesse de cette pensée): « Je me souvins alors de ce que vous avez écrit sur l’amitié, et je dis: Il a raison; ensuite je tourne mes regards sur trente-deux ans d’amitié avec mon si cher oncle, et je dis : Il a tort. J’avoue que ce goût, cette estime, cette persuasion avaient des bases très solides; tout est anéanti pour moi depuis cette cruelle perte. »
Nous savons tout ce qu’il nous importe de savoir sur la jeunesse de madame de Crequi: encore une fois, nous n’avons affaire avec elle ni à une madame Du Deffand, ni à une maréchale de Luxembourg, à aucune de celles qui eurent à refaire leur existence morale dans la seconde moitié et à regagner la considération. Elle n’eut rien, quant aux moeurs, de ce qu’on est convenu d’attribuer en propre au dix-huitième siècle, et M. de Meilhan qui s’y connaissait, dans le Portrait presque enthousiaste qu’il a tracé d’elle sous le nom d’Arsène, a pu dire en toute vérité:
« La jeunesse d’Arsène n’a point été troublée par les passions; c’est dans le temps des erreurs et de la dissipation qu’elle a cultivé son esprit et exercé son courage par les privations et sa patience par les contrariétés.
« L’amour n’a jamais seulement effleuré son âme; l’amitié suffit à sa sensibilité... »

La vie de coeur de Madame de Crequi, aux années actives, se résume en ces deux mots : Elle a aimé son digne oncle, et elle a souffert par son fils.
Née et vivant dans la haute société, elle s’y fit de bonne heure son coin de retraite à elle; elle ne fut, en aucun temps, mondaine, et dans sa vieillesse, jetant un regard en arrière, elle pouvait dire: « Le temps d’être dans le monde n’est jamais venu pour moi, mais en revanche celui de m’y montrer est absolument passé. »
Sérieuse, instruite, ayant du temps à donner à la lecture, Madame de Crequi encore jeune désira voir les littérateurs célèbres de son temps et se former dans leur familiarité. Ils avaient de quoi se former à leur tour auprès d’elle et au contact de son esprit si vrai, de sa parole si ferme et si aiguisée. Les Lettres de Pougens nous la montrent à cet égard, et dans ses relations avec eux, sous son vrai jour. Elle était très liée avec d’Alembert; elle le fut avec Rousseau dès les premiers temps de sa célébrité. Elle savait être naturellement simple et se prêter à leurs goûts, à leur humeur et à leurs légères prétentions d’indépendance. Lorsque d’Alembert venait lui demander un matin de vouloir bien lui prêter la somme de vingt-deux livres dix sous, elle lui prêtait cette somme juste, ni plus ni moins. Elle avait apprivoisé Rousseau, et quoiqu’elle lui envoyât quelquefois des poulardes (elle en avait bien le droit, étant du bas Maine) et qu’elle essayât de lui glisser quelques autres petits présents, il ne se brouilla jamais avec elle. On a les Lettres qu’il lui a écrites et qui sont à l’honneur de tous deux. Dans le temps qu’il méditait son Émile, il lui demandait de vouloir bien lui mettre par écrit ses idées et le résultat de son expérience maternelle: « A propos d’éducation, lui disait-il (janvier 1759); j’aurais quelques idées sur ce sujet que je serais bien tenté de jeter sur le papier si j’avais un peu d’aide; mais il faudrait avoir là-dessus les observations qui me manquent. Vous êtes mère, madame, et philosophe, quoique dévote; vous avez élevé un fils, il n’en fallait pas tant pour vous faire penser. Si vous vouliez jeter sur le papier, à vos moments perdus, quelques réflexions sur cette matière, et me les communiquer, vous seriez bien payée de votre peine si elles m’aidaient à faire un ouvrage utile, et c’est à de tels dons que je serais vraiment sensible (il a les poulardes sur le coeur): bien entendu pourtant que je ne m’approprierais que ce que vous me feriez penser, et non pas ce que vous auriez pensé vous-même. » Il parle d’elle dans ses Confessions sur le ton d’une respectueuse reconnaissance.
A un certain moment toutefois, vers l’âge de 44 ans, elle avait pris un parti absolu, celui de la dévotion, qui se marquait alors par une réforme dans la toilette, par les habitudes extérieures. Elle ne voulut pas laisser dans le doute un seul instant ses amis, et elle leur en fit part en leur écrivant : « Je comprends par le commencement de votre lettre, lui répondait sur ce point Jean-Jacques (13 octobre 1758), que vous voilà tout à fait dans la dévotion. Je ne sais s’il faut vous en féliciter ou vous en plaindre: la dévotion est un état très doux, mais il faut des dispositions pour le goûter. Je ne vous crois pas l’âme assez tendre pour être dévote avec extase, et vous devez vous ennuyer durant l’oraison. Pour moi, j’aimerais encore mieux être dévot que philosophe, mais je m’en tiens à croire en Dieu, etc. » Quelques années après il lui écrivait, et toujours de sa façon la moins bourrue (juillet 1764): « Je reconnais avec joie toutes vos anciennes bontés pour moi dans les voeux que vous daignez faire pour ma conversion. Mais, quoique je sois trop bon chrétien pour être jamais catholique, je ne m’en crois pas moins de la même religion que vous; car la bonne religion consiste beaucoup moins dans ce qu’on croit que dans ce qu’on fait: ainsi, madame, restons comme nous sommes; et quoi que vous en puissiez dire, nous nous reverrons bien plus sûrement dans l’autre monde que dans celui-ci. » Il était alors fugitif, ayant quitté Montmorency et retiré à Motiers-Travers.
D’Alembert cessa de voir madame de Crequi lorsqu’elle se jeta tout à fait dans la religion. Madame de Crequi était tolérante, mais d’Alembert était trop engagé. Elle avait gardé de lui un bon souvenir. Du temps qu’elle le voyait, elle lui disait quelquefois, à propos de ses colères d’enfant à l’Académie: « Vous n’êtes que furibond, vous n’êtes pas furieux. »
Voltaire aurait dit, selon Pougens, en apprenant cette conversion de madame de Crequi: « Ah! c’est Pascal qui nous a fait ce larcin-là. » Je ne sais s’il a dit réellement ce mot, et je ne voudrais pas refuser à Pascal l’honneur d’avoir contribué à l’entière réformation de madame de Crequi. C’est elle qui a écrit pourtant : « Je ne regrette point Pascal; ses lumières étaient aussi étendues que sa société était triste : c’était de l’absinthe qu’il répandait dans ses communications, et je trouve que la religion et la vraie philosophie, qui apprécient tout, donnent, sinon de la gaieté, du moins de la sérénité. »
d'Alembert
La sérénité, quoi qu’elle en dise, n’est point précisément ce qui nous paraît dominer dans la religion de madame de Crequi. La considération de l’Éternité forme la limite habituelle et assez rapprochée de son horizon; c’est là qu’elle porte les yeux dès qu’elle veut anéantir le présent et amortir en elle quelque peine, quelque regret qui remue encore: « Ce ne sont là que des dégoûts, se dit-elle en songeant aux procédés de son fils; le détachement suit, et alors l’Éternité paraît et absorbe tout. » Elle ne nous dit jamais comment elle anime et elle éclaire cette Éternité. On aimerait à y voir quelquefois le rayon. — Ce n’est qu’une espèce de repoussoir et d’assommoir dont elle écrase tout.
Eue avait l’esprit naturellement tourné à la morale. Dans le Tacite traduit par d’Alembert, elle goûtait surtout les sentences. « S’il y a quelques maximes dignes de moi, envoyez-les, écrivait-elle à M. de Meilhan; j’aime le genre, quoique très avili par la quantité d’ignares qui s’en mêlent. » Les ouvrages de ce dernier lui plaisent par le fond des sujets autant que par le tour. Elle lisait moralistement (c’est son mot), en raisonnant et en extrayant de tout une moralité applicable. Elle s’exerçait assez souvent plume en main à définir des Synonymes et aimait ce genre, qui donne à la pensée de l’exactitude, et à l’expression toute sa propriété. (...)
Elle n’a rien qui rie dans son style ni dans sa parole. Elle dit quelque part, à propos des scènes du monde et des spectacles plus ou moins agités auxquels elle assistait: « Il y a trois personnages qui raisonnent bien différemment: l’homme du monde, le philosophe et le chrétien : le premier croit que ceci dure; le second, que c’est quelque chose, mais qui passe; et le chrétien le voit comme quelque chose déjà passé. J’y jette quelque fleurs... » Ces fleurs, chez elle, on ne les voit pas. Elle a le bon sens, un certain bon sens âcre en qui se résume une expérience consommée, « un fonds de caustique qui ne demande qu’à sortir, » et que sa charité, plus de principes que de nature, ne suffit pas à contenir au dedans. Seulement, au lieu de s’épancher et de se répandre en longs discours, ce fonds d’humeur s’échappe en mots brefs et secs qui laissent leur empreinte. Ce n’est pas elle qui, avec son découragement et ses sévérités, ce serait jamais amusée à recueillir curieusement tous les riens de société et les caquetages: elle a une disposition de dégoût qui coupe court et qui abrège. Ses cahiers et notes, quand elle noircissait du papier, devaient être surtout de réflexions morales et de jugements concis.
Désabusée comme elle était, elle avait à craindre pourtant le grand ennemi des personnes qui ont vécu dans la société et qui se sont fait une habitude de la conversation, l’ennui. « Je voudrais, disait-elle, trouver quelqu’un qui calculât la vie et qui en fît le cas qu’elle mérite. » Oui, mais pour en causer avec ce quelqu’un et pour se donner le plaisir de dire ensemble que la vie n’est rien. « J’ai eu une destinée singulière, disait-elle encore, j’ai voulu être lettrée, et les lettrés m’ont paru ignorants; femme du monde, et, outre la bêtise des gens du monde, c’est qu’ils ne savent pas vivre. Enfin je ne trouve pas qu’on puisse subsister avec les hommes habituellement. » Jolie conclusion qu’on ne devrait tirer que la veille de sa mort! Mais, comme elle vivait et qu’elle devait exister encore quinze ans après avoir écrit cela, elle se sentait le désir d’en faire part à quelque misanthrope comme elle et qui fit exception à la réprobation commune. C’est dans le cours de cette période morale déjà très avancée qu’elle rencontra vers 1784, ou chez son amie madame de Tessé, ou chez une autre amie, madame de Giac (l’ancienne duchesse de Chaulnes), Senac de Meilhan, alors intendant de Hainaut, et qui venait chaque année à Paris.
Gabriel Senac de Meilhan
 Leurs esprits se devinèrent, se prirent de goût l’un pour l’autre. Elle a très bien rendu le mouvement qui la porta vers lui et qui fut le principe de leur liaison : « Je me sais très bon gré d’avoir vaincu ma timidité. J’aime vos lettres, votre conversation et vos écrits; mais je crains si fort de prendre sur vos occupations, et je respecte tellement votre loisir, que je n’ai osé le troubler les autres années. Celle-ci (1783), j’ai été plus courageuse, parce qu’il m’a pris un besoin d’être entendue que je n’éprouve pas souvent; je sens que je l’ai été, et je m’en trouve si bien, que je continuerai jusqu’à votre retour. » Cela bientôt la mena à s’en faire un ami, un correspondant nécessaire, et, l’habitude prise, à sentir souvent qu’il lui faisait faute : « Êtes-vous pour toujours en Hainaut ? Je m’ennuie si fort à Paris, que vous devriez y revenir, ne fût-ce que pour empêcher ma démence. » (à suivre)

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