Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits de quelques grandes dames du XVIIIè siècle.
Madame de Crequi est de ces personnes qui ne nous apparaissent que vieilles
et qu’on ne saurait se figurer autrement. C’est sous cette forme qu’elle
a toute sa valeur, tout son esprit et son originalité. Elle nous
dit elle-même, en parlant de sa santé : « Je n’ai jamais
connu ce bien-là, ni celui de la jeunesse. » Toute la première
moitié de sa vie est simple, uniforme, et dans la ligne stricte
du dévouement et du devoir. On y chercherait en vain ce qu’il est
trop ordinaire de rencontrer dans la jeunesse des femmes du dix-huitième
siècle, le tempérament ou le roman; c’est à une personne
tout à fait calme et vertueuse (s’il est permis de savoir si bien
ces choses de si loin) qu’on a affaire ici.
la marquise de Créquy |
Rénée-Caroline de Froullay, née, comme on l’a déjà
dit, le 19 octobre 1714, au château de Monfleaux, dans le bas Maine,
fille d’un lieutenant général des armées du roi, ondoyée
à sa naissance par un de ses oncles, évêque du Mans,
fut confiée dès l’âge de trois ans à madame
des Claux, sa grand’mère maternelle, qui l’éleva et auprès
de laquelle elle demeura jusqu’à l’époque de son mariage.
Ce mariage, qui paraît avoir été assez heureux, fut
de courte durée, et la laissa veuve à vingt-six ans (1741)
avec un fils unique; une fille qu’elle avait eue était morte peu
après sa naissance. La vie de coeur de madame de Crequi paraît
s’être concentrée, durant ses belles années, sur deux
personnes, ce fils unique et son oncle le bailli de Froullay. Jeune veuve,
elle prit un parti courageux: pour assurer l’avenir de son fils et remettre
en ordre la fortune que la mort du marquis laissait assez embrouillée,
elle se retira à la Communauté de la Doctrine ou de
l’instruction
chrétienne, rue du Pot-de-Fer, et y demeura tout le temps qu’il
fallut pour ses desseins d’économie. Son grand intérêt
dans la vie, et plus tard son amertume profonde et sa plaie secrète,
fut ce fils auquel elle sacrifia tout et qui, en devenant un homme assez
distingué, du moins à la surface, se montra des plus indifférents
et des plus méconnaissants
envers sa mère. Elle n’avait
rien négligé pour le bien élever et le mettre dans
le monde sur un pied digne de son nom. Elle le plaça aux Jésuites,
puis l’Académie (école d’exercices pour la jeune noblesse);
puis, après quelques campagnes, elle lui eut un régiment.
On était alors en pleine guerre de Sept ans, et elle dans toutes
ses inquiétudes et ses transes de mère. « Je conçois,
lui écrivait Jean-Jacques Rousseau (13 octobre 1758), les inquiétudes
que vous donne le dangereux métier de M. votre fils, et tout ce
que votre tendresse vous porte à faire pour lui donner un état
digne de son nom; mais j’espère que vous ne vous serez point ruinée
pour le faire tuer : au contraire, vous le verrez vivre, prospérer,
honorer vos soins, et vous payer au centuple de tous les soucis qu’il vous
a coûtés. Voilà ce que son âge, le vôtre,
et l’éducation qu’il a reçue de vous, doivent vous faire
attendre le plus naturellement. »
Rousseau |
Au sujet de ces agitations, de
ces énergies de coeur et d’esprit qu’elle lui marquait, il lui disait
encore: « Votre âme se porte trop bien, elle vous use; vous
n’aurez jamais un corps sain. » — A la paix, après quelques
années passées à observer les riches héritières,
le marquis de Crequi se maria avec mademoiselle Du Muy; cette union, tout
en vue de la fortune, fut sans bonheur, et les zizanies, les chicanes qu’elle
engendra rejaillirent jusqu’à madame de Crequi, et lui causèrent
bien des ennuis et même des pertes d’argent considérables;
mais ce qui l’atteignait plus que tout, c’était l’indifférence
et l’ingratitude de coeur de son fils, qui ne parut jamais s’apercevoir
des sacrifices et de l’affection de sa mère. Celle-ci écrivait
à M. de Meilhan en octobre 1787: « Depuis vingt ans que je
compte ce que je pouvais avoir d’agrément, et à quelle perspective
j’avais tant sacrifié, et que j’ai vu à quoi cela était
réduit, j’ai senti qu’il fallait se pendre ou se consoler: j’ai
pris le dernier parti... » Mais cette espèce de consolation,
qui n’est que le pis-aller du désespoir, est morne et laisse le
coeur bien flétri. Son fils ne lui accordait aucune confiance; elle
apprenait ordinairement par d’autres, et après tous les autres,
ce qu’il faisait, ce qu’il écrivait (car il se mêlait d’écrire
et de se faire imprimer). Caustique et médisant dans le monde où
il était craint pour ses épigrammes, il avait contracté
une sécheresse qu’il pratiquait avec elle et qu’il lui apportait
sans déguisement. Nommé en 1789 député des
États d’Artois à l’Assemblée constituante, elle en
était instruite par le bruit public: « On vient de me dire
que mon fils était député (l’un des quatre) des États
d’Artois; à le bonne heure ! Je n’ai pas eu une fois de ses nouvelles;
je
vois cela; je ne le sens plus. »
La consolation véritable de madame de Crequi eût été
dans sa famille, si elle avait pu conserver plus longtemps son oncle le
bailly de Froullay, auquel elle fut attachée comme la fille la plus
tendre : elle connut avec lui tout ce qu’il y a de pur et de doux dans
l’amitié la plus constante, la plus dévouée. Vingt
ans après l’avoir perdu, elle écrivait à M. de Meilhan,
qui avait eu sur les amis je ne sais quelle pensée digne de La Rochefoucauld
(et elle avait pu elle-même dans une occasion récente vérifier
la quasi-justesse de cette pensée): « Je me souvins alors
de ce que vous avez écrit sur l’amitié, et je dis: Il
a raison; ensuite je tourne mes regards sur trente-deux ans d’amitié
avec mon si cher oncle, et je dis : Il a tort. J’avoue que ce goût,
cette estime, cette persuasion avaient des bases très solides; tout
est anéanti pour moi depuis cette cruelle perte. »
Nous savons tout ce qu’il nous importe de savoir sur la jeunesse de
madame de Crequi: encore une fois, nous n’avons affaire avec elle ni à
une madame Du Deffand, ni à une maréchale de Luxembourg,
à aucune de celles qui eurent à refaire leur existence morale
dans la seconde moitié et à regagner la considération.
Elle n’eut rien, quant aux moeurs, de ce qu’on est convenu d’attribuer
en propre au dix-huitième siècle, et M. de Meilhan qui s’y
connaissait, dans le Portrait presque enthousiaste qu’il a tracé
d’elle sous le nom d’Arsène, a pu dire en toute vérité:
« La jeunesse d’Arsène n’a point été
troublée par les passions; c’est dans le temps des erreurs et de
la dissipation qu’elle a cultivé son esprit et exercé son
courage par les privations et sa patience par les contrariétés.
« L’amour n’a jamais seulement effleuré son âme;
l’amitié suffit à sa sensibilité... »
La vie de coeur de Madame de Crequi, aux années actives, se résume
en ces deux mots : Elle a aimé son digne oncle, et elle a souffert
par son fils.
Née et vivant dans la haute société, elle s’y fit
de bonne heure son coin de retraite à elle; elle ne fut, en aucun
temps, mondaine, et dans sa vieillesse, jetant un regard en arrière,
elle pouvait dire: « Le temps d’être dans le monde n’est jamais
venu pour moi, mais en revanche celui de m’y montrer est absolument passé.
»
Sérieuse, instruite, ayant du temps à donner à
la lecture, Madame de Crequi encore jeune désira voir les littérateurs
célèbres de son temps et se former dans leur familiarité.
Ils avaient de quoi se former à leur tour auprès d’elle et
au contact de son esprit si vrai, de sa parole si ferme et si aiguisée.
Les Lettres de Pougens nous la montrent à cet égard,
et dans ses relations avec eux, sous son vrai jour. Elle était très
liée avec d’Alembert; elle le fut avec Rousseau dès les premiers
temps de sa célébrité. Elle savait être naturellement
simple et se prêter à leurs goûts, à leur humeur
et à leurs légères prétentions d’indépendance.
Lorsque d’Alembert venait lui demander un matin de vouloir bien lui prêter
la somme de vingt-deux livres dix sous, elle lui prêtait cette
somme juste, ni plus ni moins. Elle avait apprivoisé Rousseau, et
quoiqu’elle lui envoyât quelquefois des poulardes (elle en avait
bien le droit, étant du bas Maine) et qu’elle essayât de lui
glisser quelques autres petits présents, il ne se brouilla jamais
avec elle. On a les Lettres qu’il lui a écrites et qui sont à
l’honneur de tous deux. Dans le temps qu’il méditait son Émile,
il
lui demandait de vouloir bien lui mettre par écrit ses idées
et le résultat de son expérience maternelle: « A propos
d’éducation, lui disait-il (janvier 1759); j’aurais quelques idées
sur ce sujet que je serais bien tenté de jeter sur le papier si
j’avais un peu d’aide; mais il faudrait avoir là-dessus les observations
qui me manquent. Vous êtes mère,
madame, et philosophe, quoique dévote; vous avez élevé
un fils, il n’en fallait pas tant pour vous faire penser. Si vous vouliez
jeter sur le papier, à vos moments perdus, quelques réflexions
sur cette matière, et me les communiquer, vous seriez bien payée
de votre peine si elles m’aidaient à faire un ouvrage utile, et
c’est à de tels dons que je serais vraiment sensible (il a les
poulardes sur le coeur): bien entendu pourtant que je ne m’approprierais
que ce que vous me feriez penser, et non pas ce que vous auriez pensé
vous-même. » Il parle d’elle dans ses Confessions sur
le ton d’une respectueuse reconnaissance.
A un certain moment toutefois, vers l’âge de 44 ans, elle avait
pris un parti absolu, celui de la dévotion, qui se marquait alors
par une réforme dans la toilette, par les habitudes extérieures.
Elle ne voulut pas laisser dans le doute un seul instant ses amis, et elle
leur en fit part en leur écrivant : « Je comprends par le
commencement de votre lettre, lui répondait sur ce point Jean-Jacques
(13 octobre 1758), que vous voilà tout à fait dans la dévotion.
Je ne sais s’il faut vous en féliciter ou vous en plaindre: la dévotion
est un état très doux, mais il faut des dispositions pour
le goûter. Je ne vous crois pas l’âme assez tendre pour être
dévote avec extase, et vous devez vous ennuyer durant l’oraison.
Pour moi, j’aimerais encore mieux être dévot que philosophe,
mais je m’en tiens à croire en Dieu, etc. » Quelques années
après il lui écrivait, et toujours de sa façon la
moins bourrue (juillet 1764): « Je reconnais avec joie toutes vos
anciennes bontés pour moi dans les voeux que vous daignez faire
pour ma conversion. Mais, quoique je sois trop bon chrétien pour
être jamais catholique, je ne m’en crois pas moins de la même
religion que vous; car la bonne religion consiste beaucoup moins dans ce
qu’on croit que dans ce qu’on fait: ainsi, madame, restons comme nous sommes;
et quoi que vous en puissiez dire, nous nous reverrons bien plus sûrement
dans l’autre monde que dans celui-ci. » Il était alors fugitif,
ayant quitté Montmorency et retiré à Motiers-Travers.
D’Alembert cessa de voir madame de Crequi lorsqu’elle se jeta tout à
fait dans la religion. Madame de Crequi était tolérante,
mais d’Alembert était trop engagé. Elle avait gardé
de lui un bon souvenir. Du temps qu’elle le voyait, elle lui disait quelquefois,
à propos de ses colères d’enfant à l’Académie:
« Vous n’êtes que furibond, vous n’êtes pas furieux.
»
Voltaire aurait dit, selon Pougens, en apprenant cette conversion de
madame de Crequi: « Ah! c’est Pascal qui nous a fait ce larcin-là.
» Je ne sais s’il a dit réellement ce mot, et je ne voudrais
pas refuser à Pascal l’honneur d’avoir contribué à
l’entière réformation de madame de Crequi. C’est elle qui
a écrit pourtant : « Je ne regrette point Pascal; ses lumières
étaient aussi étendues que sa société était
triste : c’était de l’absinthe qu’il répandait dans ses communications,
et je trouve que la religion et la vraie philosophie, qui apprécient
tout, donnent, sinon de la gaieté, du moins de la sérénité.
»
d'Alembert |
La sérénité, quoi qu’elle en dise, n’est point
précisément ce qui nous paraît dominer dans la religion
de madame de Crequi. La considération de l’Éternité
forme la limite habituelle et assez rapprochée de son horizon; c’est
là qu’elle porte les yeux dès qu’elle veut anéantir
le présent et amortir en elle quelque peine, quelque regret qui
remue encore: « Ce ne sont là que des dégoûts,
se dit-elle en songeant aux procédés de son fils; le détachement
suit, et alors l’Éternité paraît et absorbe tout. »
Elle ne nous dit jamais comment elle anime et elle éclaire cette
Éternité. On aimerait à y voir quelquefois le rayon.
— Ce n’est qu’une espèce de repoussoir et d’assommoir dont elle
écrase tout.
Eue avait l’esprit naturellement tourné à la morale. Dans
le Tacite traduit par d’Alembert, elle goûtait surtout les sentences.
« S’il y a quelques maximes dignes de moi, envoyez-les, écrivait-elle
à M. de Meilhan; j’aime le genre, quoique très avili par
la quantité d’ignares qui s’en mêlent. » Les ouvrages
de ce dernier lui plaisent par le fond des sujets autant que par le tour.
Elle lisait moralistement (c’est son mot), en raisonnant et en extrayant
de tout une moralité applicable. Elle s’exerçait assez souvent
plume en main à définir des Synonymes et aimait ce genre,
qui donne à la pensée de l’exactitude, et à l’expression
toute sa propriété. (...)
Elle n’a rien qui rie dans son style ni dans sa parole. Elle dit quelque
part, à propos des scènes du monde et des spectacles plus
ou moins agités auxquels elle assistait: « Il y a trois personnages
qui raisonnent bien différemment: l’homme du monde, le philosophe
et le chrétien : le premier croit que ceci dure; le second, que
c’est quelque chose, mais qui passe; et le chrétien le voit comme
quelque chose déjà passé. J’y jette quelque fleurs...
» Ces fleurs, chez elle, on ne les voit pas. Elle a le bon sens,
un certain bon sens âcre en qui se résume une expérience
consommée, « un fonds de caustique qui ne demande qu’à
sortir, » et que sa charité, plus de principes que de nature,
ne suffit pas à contenir au dedans. Seulement, au lieu de s’épancher
et de se répandre en longs discours, ce fonds d’humeur s’échappe
en mots brefs et secs qui laissent leur empreinte. Ce n’est pas elle qui,
avec son découragement et ses sévérités, ce
serait jamais amusée à recueillir curieusement tous les riens
de société et les caquetages: elle a une disposition de dégoût
qui coupe court et qui abrège. Ses cahiers et notes, quand elle
noircissait du papier, devaient être surtout de réflexions
morales et de jugements concis.
Désabusée comme elle était, elle avait à
craindre pourtant le grand ennemi des personnes qui ont vécu dans
la société et qui se sont fait une habitude de la conversation,
l’ennui. « Je voudrais, disait-elle, trouver quelqu’un qui calculât
la vie et qui en fît le cas qu’elle mérite. » Oui, mais
pour en causer avec ce quelqu’un et pour se donner le plaisir de dire ensemble
que la vie n’est rien. « J’ai eu une destinée singulière,
disait-elle encore, j’ai voulu être lettrée, et les lettrés
m’ont paru ignorants; femme du monde, et, outre la bêtise des gens
du monde, c’est qu’ils ne savent pas vivre. Enfin je ne trouve pas qu’on
puisse subsister avec les hommes habituellement. » Jolie conclusion
qu’on ne devrait tirer que la veille de sa mort! Mais, comme elle vivait
et qu’elle devait exister encore quinze ans après avoir écrit
cela, elle se sentait le désir d’en faire part à quelque
misanthrope comme elle et qui fit exception à la réprobation
commune. C’est dans le cours de cette période morale déjà
très avancée qu’elle rencontra vers 1784, ou chez son amie
madame de Tessé, ou chez une autre amie, madame de Giac (l’ancienne
duchesse de Chaulnes), Senac de Meilhan, alors intendant de Hainaut, et
qui venait chaque année à Paris.
Gabriel Senac de Meilhan |
Leurs esprits se devinèrent,
se prirent de goût l’un pour l’autre. Elle a très bien rendu
le mouvement qui la porta vers lui et qui fut le principe de leur liaison
: « Je me sais très bon gré d’avoir vaincu ma timidité.
J’aime vos lettres, votre conversation et vos écrits; mais je crains
si fort de prendre sur vos occupations, et je respecte tellement votre
loisir, que je n’ai osé le troubler les autres années. Celle-ci
(1783), j’ai été plus courageuse, parce qu’il m’a pris
un besoin d’être entendue que je n’éprouve pas souvent; je
sens que je l’ai été, et je m’en trouve si bien, que je continuerai
jusqu’à votre retour. » Cela bientôt la mena à
s’en faire un ami, un correspondant nécessaire, et, l’habitude prise,
à sentir souvent qu’il lui faisait faute : « Êtes-vous
pour toujours en Hainaut ? Je m’ennuie si fort à Paris, que vous
devriez y revenir, ne fût-ce que pour empêcher ma démence.
» (à suivre)
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