samedi 2 novembre 2013

Le livre noir de la Révolution Française (2)

Par Mona Ozouf, directrice de recherche au CNRS


Selon les auteurs du « Livre noir de la Révolution française », la guillotine annoncerait le nazisme, et les révolutionnaires auraient inventé l’antisémitisme. N’importe quoi...
Ce gros livre en habit de deuil, on le reçoit comme on découvre dans sa boîte aux lettres un cercueil menaçant. L’air du temps a soufflé sur cet objet lugubre, nouvel avatar de l’histoire justicière : après nous avoir mis en demeure de nous repentir de la traite négrière, du génocide arménien, de la colonisation, nous voici conviés à faire pénitence pour la Révolution française. Défilent donc ici les têtes au bout des piques, les prêtres massacrés, les colonnes de Turreau, le calvaire du petit Louis XVII. Et de l’autre côté, car toute histoire noire appelle sa bibliothèque rose, Louis XVI, « le seul grand homme de la Révolution », Marie-Antoinette, « âme mozartienne, priante et héroïque ». John Adams lui-même est convoqué pour célébrer, chez les Bourbons pris en bloc, « le lait de la tendresse humaine ».
Livre d’époque donc, qui rêve d’une société où l’Eglise informerait à nouveau les cadres de l’existence collective : derrière lui, on voit se profiler un autre livre noir, de la laïcité cette fois, qui devrait plaire au chanoine de Latran. Livre d’époque encore, qui désigne à la vindicte publique les « historiens », espèce nuageuse occupée à cacher, travestir, « occulter » les vérités déplaisantes, comme le sacrifice du roi, « biffé par la normalisation historienne ». La Révolution, nous est-il confié, a joui jusqu’à ce jour du « singulier privilège de rester en dehors de l’inventaire, à jamais intouchable ». Intouchable ? Qui peut le croire, après deux siècles de mises en examen, de procès, de preuves accablantes exhibées au prétoire, et l’armada des procureurs, de Joseph de Maistre à Léon Bloy ?
Livre d’époque toujours, pour entonner l’air à la mode : des Lumières est sorti le Goulag, Lénine procède de Rousseau, et le totalitarisme nazi a ses racines dans la Révolution française. Il en inverse pourtant radicalement les principes, mais ici nul ne se soucie de ce détail, et cette simplification inspire les morceaux les plus extravagants de l’ouvrage. On apprend que la Révolution a inventé l’antisémitisme ; que « ce que les révolutionnaires ont voulu faire (faire disparaître les juifs), Hitler l’a réussi en Europe ». Un syllogisme implacable préside à certaines de ces démonstrations folles : on reconnaît, comme vous savez, les fascistes à quelques traits génériques, fulgurance, audace, insolence, laconisme, sobriété ; or Saint-Just possédait ces caractères ; ergo, Saint-Just est un précurseur du fascisme. Un hasard, dites-vous ? Détrompez-vous, « il n’y a pas de hasard ».
On pouvait espérer qu’une exploration du versant noir de la Révolution ferait surgir de grandes questions, toujours ouvertes : pourquoi les Français ont-ils fait du rejet radical de leur passé le principe de la Révolution ? Pourquoi la conception autoritaire du pouvoir y a-t-elle triomphé si tôt de l’inspiration libérale ? Et comment mener la comparaison entre la France et les pays qui ont fait l’économie d’une révolution, question héritée de Pierre Chaunu (auquel on a emprunté, pour ouvrir ce recueil dépourvu d’introduction, un texte du bicentenaire qui résume la Révolution française en quatre vocables : « rancune, ignorance, fatuité, bêtise ») . Mais n’espérez pas voir ici ces grands sujets traités. L’escouade d’« essayistes », de « dramaturges », d’« historiens » et de « philosophes » que ce livre rassemble s’emploie, non à comprendre, mais à juger le passé national ; et pour l’avenir, à formuler des vœux : d’abord, que « le XXIe siècle finissant voie un retour en force de la foi chrétienne » ; puis que surgisse enfin le principe salvateur capable de garantir l’unité du pays. Et « pourquoi ne serait-ce pas un roi ? ». L’ouvrage s’achève sur ce frémissant espoir.
Le coordonnateur négligent de ce livre bâclé, jargonneur de surcroît (on n’hésite pas, ici, à définir la Révolution comme « un prisme qui s’autoréfracte »), a senti le besoin de l’orner de quelques grandes signatures. Jean Tulard et Emmanuel Le Roy Ladurie se sont donc exécutés, sans grand entrain m’a-t-il semblé. Sur Napoléon et la Révolution, pour le premier, sur le climat, pour le second, ils ont rendu des copies honorables, mais hors sujet, pierres incertaines apportées à l’édifice. Certes, Emmanuel Le Roy Ladurie nous apprend qu’il a fait un temps de cochon pendant l’année 1788, coups de chaleur d’un printemps torride, grêle et pluies d’un été pourri. La Révolution pourtant, il le reconnaît de bonne grâce, a éclaté pour des raisons complexes, « qui n’ont rien à voir avec notre présent exposé ». Une conclusion que pourraient reprendre à leur compte presque tous les contributeurs fatigués d’un livre grisâtre.

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