Par Mona Ozouf, directrice de recherche au CNRS
Selon les auteurs du « Livre noir de la Révolution française », la
guillotine annoncerait le nazisme, et les révolutionnaires auraient
inventé l’antisémitisme. N’importe quoi...
Ce gros livre en habit de deuil, on le reçoit comme on découvre dans
sa boîte aux lettres un cercueil menaçant. L’air du temps a soufflé sur
cet objet lugubre, nouvel avatar de l’histoire justicière : après nous
avoir mis en demeure de nous repentir de la traite négrière, du génocide
arménien, de la colonisation, nous voici conviés à faire pénitence pour
la Révolution française. Défilent donc ici les têtes au bout des
piques, les prêtres massacrés, les colonnes de Turreau, le calvaire du
petit Louis XVII. Et de l’autre côté, car toute histoire noire appelle
sa bibliothèque rose, Louis XVI, « le seul grand homme de la
Révolution », Marie-Antoinette, « âme mozartienne, priante et
héroïque ». John Adams lui-même est convoqué pour célébrer, chez les
Bourbons pris en bloc, « le lait de la tendresse humaine ».
Livre d’époque donc, qui rêve d’une société où l’Eglise informerait à
nouveau les cadres de l’existence collective : derrière lui, on voit se
profiler un autre livre noir, de la laïcité cette fois, qui devrait
plaire au chanoine de Latran. Livre d’époque encore, qui désigne à la
vindicte publique les « historiens », espèce nuageuse occupée à cacher,
travestir, « occulter » les vérités déplaisantes, comme le sacrifice du
roi, « biffé par la normalisation historienne ». La Révolution, nous
est-il confié, a joui jusqu’à ce jour du « singulier privilège de rester
en dehors de l’inventaire, à jamais intouchable ». Intouchable ? Qui
peut le croire, après deux siècles de mises en examen, de procès, de
preuves accablantes exhibées au prétoire, et l’armada des procureurs, de
Joseph de Maistre à Léon Bloy ?
Livre d’époque toujours, pour entonner l’air à la mode : des Lumières
est sorti le Goulag, Lénine procède de Rousseau, et le totalitarisme
nazi a ses racines dans la Révolution française. Il en inverse pourtant
radicalement les principes, mais ici nul ne se soucie de ce détail, et
cette simplification inspire les morceaux les plus extravagants de
l’ouvrage. On apprend que la Révolution a inventé l’antisémitisme ; que
« ce que les révolutionnaires ont voulu faire (faire disparaître les
juifs), Hitler l’a réussi en Europe ». Un syllogisme implacable préside à
certaines de ces démonstrations folles : on reconnaît, comme vous
savez, les fascistes à quelques traits génériques, fulgurance, audace,
insolence, laconisme, sobriété ; or Saint-Just possédait ces
caractères ; ergo, Saint-Just est un précurseur du fascisme. Un hasard,
dites-vous ? Détrompez-vous, « il n’y a pas de hasard ».
On pouvait espérer qu’une exploration du versant noir de la
Révolution ferait surgir de grandes questions, toujours ouvertes :
pourquoi les Français ont-ils fait du rejet radical de leur passé le
principe de la Révolution ? Pourquoi la conception autoritaire du
pouvoir y a-t-elle triomphé si tôt de l’inspiration libérale ? Et
comment mener la comparaison entre la France et les pays qui ont fait
l’économie d’une révolution, question héritée de Pierre Chaunu (auquel
on a emprunté, pour ouvrir ce recueil dépourvu d’introduction, un texte
du bicentenaire qui résume la Révolution française en quatre vocables :
« rancune, ignorance, fatuité, bêtise ») . Mais n’espérez pas voir ici
ces grands sujets traités. L’escouade d’« essayistes », de
« dramaturges », d’« historiens » et de « philosophes » que ce livre
rassemble s’emploie, non à comprendre, mais à juger le passé national ;
et pour l’avenir, à formuler des vœux : d’abord, que « le XXIe siècle
finissant voie un retour en force de la foi chrétienne » ; puis que
surgisse enfin le principe salvateur capable de garantir l’unité du
pays. Et « pourquoi ne serait-ce pas un roi ? ». L’ouvrage s’achève sur
ce frémissant espoir.
Le coordonnateur négligent de ce livre bâclé, jargonneur de surcroît
(on n’hésite pas, ici, à définir la Révolution comme « un prisme qui
s’autoréfracte »), a senti le besoin de l’orner de quelques grandes
signatures. Jean Tulard et Emmanuel Le Roy Ladurie se sont donc
exécutés, sans grand entrain m’a-t-il semblé. Sur Napoléon et la
Révolution, pour le premier, sur le climat, pour le second, ils ont
rendu des copies honorables, mais hors sujet, pierres incertaines
apportées à l’édifice. Certes, Emmanuel Le Roy Ladurie nous apprend
qu’il a fait un temps de cochon pendant l’année 1788, coups de chaleur
d’un printemps torride, grêle et pluies d’un été pourri. La Révolution
pourtant, il le reconnaît de bonne grâce, a éclaté pour des raisons
complexes, « qui n’ont rien à voir avec notre présent exposé ». Une
conclusion que pourraient reprendre à leur compte presque tous les
contributeurs fatigués d’un livre grisâtre.
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