Lors de cette conférence, Jules Lemaître aborde la question de la folie de Rousseau. Quelques renvois à des articles consacrés à Hume puis Diderot vous apporteront, je l'espère, un autre éclairage...
Dès l'Ermitage, il montrait des
signes de cette maladie mentale. Mais elle le possède à présent, et presque
sans relâche ; et les douze dernières années de sa vie ne sont plus que
l'histoire d'un pauvre animal poursuivi et traqué par une meute qu'il porte
dans son imagination, c'est-à-dire par lui-même.
Nous l'avons laissé à Strasbourg,
cherchant encore où il s'établirait.
Il semble se décider pour Berlin.
Puis, brusquement, pressé par la comtesse de Boufflers, il se rend à Paris avec
un sauf-conduit. Il loge chez le prince de Conti, au Temple, qui est lieu
d'asile, et où tout Paris vient le voir et le fatigue. Et, le 4 janvier 1766,
il se laisse emmener en Angleterre par David Hume.
David Hume |
Hume avait la réputation d'un
fort honnête homme, et certainement il avait de la sympathie pour Rousseau et
désirait lui rendre service. Dès leur arrivée à Londres, Hume écrivait à la
comtesse de Boufflers :
Mon pupille est arrivé en bonne santé ; il est très aimable, toujours
poli, souvent gai, ordinairement sociable.
Et à la marquise de Barbentane :
...Il est doux, modeste, aimant, désintéressé, doué d'une sensibilité
exquise... Il a dans ses manières une simplicité remarquable, et c'est un
véritable enfant dans le commerce ordinaire. Cette qualité, jointe à sa grande
sensibilité, fait que ceux qui vivent avec lui peuvent le gouverner avec la
plus grande facilité..
Assurément ces phrases sont d'un
ami. Mais elles impliquent tout de même qu'aux yeux de Hume Rousseau est un
être bizarre et faible. Elles le jugent avec bienveillance, mais avec un
sourire. Hume était de la société de madame du Deffand et d'Horace Walpole, de
d'Alembert et de madame Geoffrin. Il aimait bien Jean-Jacques, oui ; mais cela
ne l'avait pas empêché, un jour, chez madame Geoffrin, de collaborer à une
plaisanterie de Walpole sur Rousseau : une prétendue lettre du roi de Prusse,
où Jean-Jacques était raillé sur sa manie soupçonneuse et son «besoin» de se croire persécuté. Comme,
après tout, il l'avait été réellement, la plaisanterie devenait assez cruelle,
et c'est à quoi David Hume n'avait pas pris garde.
—Bref il aimait Rousseau, oui ;
mais avec un peu de compassion ou de protection dans son amitié, et parfois un
peu d'ironie. Or, dès que Rousseau devinait ces sentiments-là chez un ami, cela
le rendait fou, simplement.
Et c'est pourquoi, transporté par
Hume à Londres, puis envoyé par lui dans une propriété de son ami Davenport (à
Wootton, à 60 milles de Londres) où Rousseau ne payait qu'un loyer fort
modique,—c'est pourquoi, dis-je, quelques mois plus tard, Rousseau rompt
brusquement avec Hume, l'accuse d'avoir conspiré son déshonneur avec d'Alembert
et le médecin Tronchin, et déclare Hume l'homme le plus fourbe et le plus
méchant de l'univers.
le château de Wooton |
Ses griefs ? Ils nous éclairent
tristement sur son cas. Rousseau les expose dans une longue lettre adressée à
Hume lui-même, le 10 juillet 1766. Que lui reproche-t-il ? Voici :—Hume n'a pas
admis Thérèse à sa table. A peine arrivé à Londres, les journaux, jusque-là
bienveillants à Rousseau, lui sont devenus hostiles ; cela, évidemment, à
l'instigation de Hume. Hume a affecté de ménager l'argent de Rousseau, de le
traiter comme un pauvre. Hume, ayant commandé le portrait de Rousseau, lui a
fait donner par le peintre une expression sombre et méchante. Un jour qu'ils
étaient en tête à tête, Hume l'a fixé d'un regard sec et moqueur ; Rousseau est
traversé par cette idée, que ce regard est celui d'un scélérat ; mais, pris
soudain de remords, Rousseau se jette à son cou en s'écriant d'une voix
entrecoupée : «Non, non, David Hume n'est
pas un traître ; s'il n'était le meilleur des hommes, il faudrait qu'il en fût
le plus noir.» Sur quoi Hume, interloqué, rend poliment ses embrassements à
Rousseau et, tout en le frappant de petits coups sur le dos, lui répète plusieurs
fois d'un ton tranquille (oh ! mon Dieu, comme nous aurions fait nous-mêmes à
sa place) : «Quoi, mon cher monsieur
?... Eh ! mon cher monsieur... Quoi donc, mon cher monsieur ?...»—Et les
autres griefs de Jean-Jacques sont à l'avenant. (sur l'affaire Hume, voir les articles ci-contre)
Il reste, je crois, que Hume, à
l'origine, a manqué un peu de délicatesse,—et qu'ensuite il a manqué
d'indulgence. Mais il est vrai qu'il en fallait beaucoup avec un si étrange
malade.
Rousseau quitte Wootton en mai
1767. (…)
On a beaucoup accusé Rousseau
d'avoir été ingrat. Ce n'est pas mon avis,—deux ou trois mauvais mouvements de
sa jeunesse mis à part.—Seulement, il se défend mal contre les bienfaiteurs qui
s'imposent à lui par vanité, et il paraît ingrat lorsqu'enfin, excédé, il se
dérobe brusquement. Mais il n'a été ingrat ni pour madame de Warens, ni pour
Thérèse, ni pour monsieur et madame de Luxembourg, ni pour Malesherbes, ni pour
mylord Maréchal, ni pour les Roguin, le Dupeyrou, les Moultou, les Corancez,
etc..
Durant ses dernières années, il
apparaît dans tout son beau.
Rousseau, il faut le dire, est
extrêmement désintéressé. Tout autre que lui aurait, avec ses livres (même à
cette époque), fait une petite fortune. Nous le voyons, lui pauvre, renoncer
tranquillement à une pension du roi d'Angleterre, parce qu'il l'avait eue par
l'intermédiaire de Hume.—Il est très charitable, très bienfaisant, comme on
disait alors. Il est sobre. Il est d'une charmante simplicité de mœurs. Il est
doux, poli, aimable. Il est pieux. Il est indulgent. Il ne dit jamais de mal de
personne,—(excepté, vers la fin, de ceux par qui il croit être persécuté, et
seulement en tant qu'ils le persécutent ; et il est à remarquer que, dans ses
Confessions, il n'est pas méchant, excepté pour Grimm et un peu pour madame
d'Épinay). Il a quelquefois, il est vrai, des accès de méfiance, de
susceptibilité ombrageuse : mais ses amis de la dernière heure le savent et le
lui passent ; et toujours il leur revient. A l'ordinaire, c'est un homme
simple, doux et résigné, un véritable sage, d'une sagesse passive, un peu à la
manière d'un brahme. Thérèse, racontant sa mort, dira naïvement :
« Si mon mari n'est pas un saint, qui est-ce
qui le sera ? »
Et pourtant ce sage est un fou.
Entre 1772 et 1776, ce sage emploie, de temps en temps, quelques heures à
déposer dans des cahiers sa folie, ses visions de monomane qui se croit victime
d'une conspiration universelle ; il écrit des Dialogues où un Français converse sur Jean-Jacques avec Rousseau
qu'il ignore être Jean-Jacques ; et cela forme trois dialogues ; et cela s'étend
sur cinq cent quarante pages, et c'est plein de redites et de rabâchages
sinistres ; mais cela est souvent magnifique et tragique, et jamais Rousseau
n'a été plus grand écrivain que dans certains passages de ces sombres
divagations.
(…)
Dans les Dialogues, c'est la folie définitive. J'aurais voulu rechercher
pour vous, dans certains raisonnements de ce livre, les signes les plus
remarquables de déraison. Mais je n'en ai plus le temps. (…)
Qui lui fait toutes ces misères ?
«On». Qui, on ? Tout le monde, les
grands, les auteurs, les médecins, les hommes en place, les femmes
galantes,—l'Europe, l'univers entier,—et particulièrement Grimm, madame
d'Épinay, Diderot, Hume, d'Alembert, et tous les philosophes,—Choiseul à leur
tête.
(Dans la réalité, les philosophes
avaient commencé par le traiter assez bien, et même avec ménagement comme un «original» et comme un malade ; puis
avaient commencé à le trouver insupportable et, quand il s'était déclaré
publiquement leur ennemi, avaient fini par le détester et par le regarder comme
un fou malfaisant : voilà tout ; et il est vrai que c'était déjà quelque chose,
mais rien d'imprévu, d'extraordinaire ni de mystérieux.(sur les rapports avec Diderot) , (sur Diderot toujours), (sur Diderot enfin)
Quant aux persécutions prétendues
qu'il énumère en les dramatisant, vous remarquerez que presque toutes
s'expliquent par la curiosité du public à son endroit et le soin que prenait la
police de le protéger contre cette curiosité.—Les marchandises qu'on lui vend
moins cher qu'aux autres, c'est un souvenir déformé d'une attention délicate de
madame de Luxembourg qui, sachant Thérèse dépensière, avait recommandé à
l'épicier de Montmorency de lui diminuer ses mémoires, se chargeant de la
différence... Et ainsi, je crois, du reste.)
«On» conspire contre lui. Qui
encore, «on» ? «Ces messieurs»,
c'est-à-dire les philosophes, la «secte
philosophique».—«Ces messieurs» ! Jean-Jacques traite les philosophes
exactement comme les «libéraux», plus tard, traiteront les jésuites. (…)
Ces jugements de Rousseau sur les
Encyclopédistes ne sont peut-être pas d'un insensé. Où il délire, c'est sur le
complot organisé et sur les persécutions spéciales dont il se croit victime.
Oui, il est bien fou sur ce point.
Mais, au fait, n'a-t-il été fou
que sur ce point-là ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...