vendredi 1 février 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (4)


Lors de cette conférence, Jules Lemaître aborde la question de la folie de Rousseau. Quelques renvois à des articles consacrés à Hume puis Diderot vous apporteront, je l'espère, un autre éclairage...


Dès l'Ermitage, il montrait des signes de cette maladie mentale. Mais elle le possède à présent, et presque sans relâche ; et les douze dernières années de sa vie ne sont plus que l'histoire d'un pauvre animal poursuivi et traqué par une meute qu'il porte dans son imagination, c'est-à-dire par lui-même.
Nous l'avons laissé à Strasbourg, cherchant encore où il s'établirait.
Il semble se décider pour Berlin. Puis, brusquement, pressé par la comtesse de Boufflers, il se rend à Paris avec un sauf-conduit. Il loge chez le prince de Conti, au Temple, qui est lieu d'asile, et où tout Paris vient le voir et le fatigue. Et, le 4 janvier 1766, il se laisse emmener en Angleterre par David Hume.
David Hume
Hume avait la réputation d'un fort honnête homme, et certainement il avait de la sympathie pour Rousseau et désirait lui rendre service. Dès leur arrivée à Londres, Hume écrivait à la comtesse de Boufflers :
Mon pupille est arrivé en bonne santé ; il est très aimable, toujours poli, souvent gai, ordinairement sociable.
Et à la marquise de Barbentane :
...Il est doux, modeste, aimant, désintéressé, doué d'une sensibilité exquise... Il a dans ses manières une simplicité remarquable, et c'est un véritable enfant dans le commerce ordinaire. Cette qualité, jointe à sa grande sensibilité, fait que ceux qui vivent avec lui peuvent le gouverner avec la plus grande facilité..
Assurément ces phrases sont d'un ami. Mais elles impliquent tout de même qu'aux yeux de Hume Rousseau est un être bizarre et faible. Elles le jugent avec bienveillance, mais avec un sourire. Hume était de la société de madame du Deffand et d'Horace Walpole, de d'Alembert et de madame Geoffrin. Il aimait bien Jean-Jacques, oui ; mais cela ne l'avait pas empêché, un jour, chez madame Geoffrin, de collaborer à une plaisanterie de Walpole sur Rousseau : une prétendue lettre du roi de Prusse, où Jean-Jacques était raillé sur sa manie soupçonneuse et son «besoin» de se croire persécuté. Comme, après tout, il l'avait été réellement, la plaisanterie devenait assez cruelle, et c'est à quoi David Hume n'avait pas pris garde.
—Bref il aimait Rousseau, oui ; mais avec un peu de compassion ou de protection dans son amitié, et parfois un peu d'ironie. Or, dès que Rousseau devinait ces sentiments-là chez un ami, cela le rendait fou, simplement.
Et c'est pourquoi, transporté par Hume à Londres, puis envoyé par lui dans une propriété de son ami Davenport (à Wootton, à 60 milles de Londres) où Rousseau ne payait qu'un loyer fort modique,—c'est pourquoi, dis-je, quelques mois plus tard, Rousseau rompt brusquement avec Hume, l'accuse d'avoir conspiré son déshonneur avec d'Alembert et le médecin Tronchin, et déclare Hume l'homme le plus fourbe et le plus méchant de l'univers.
le château de Wooton
 Ses griefs ? Ils nous éclairent tristement sur son cas. Rousseau les expose dans une longue lettre adressée à Hume lui-même, le 10 juillet 1766. Que lui reproche-t-il ? Voici :—Hume n'a pas admis Thérèse à sa table. A peine arrivé à Londres, les journaux, jusque-là bienveillants à Rousseau, lui sont devenus hostiles ; cela, évidemment, à l'instigation de Hume. Hume a affecté de ménager l'argent de Rousseau, de le traiter comme un pauvre. Hume, ayant commandé le portrait de Rousseau, lui a fait donner par le peintre une expression sombre et méchante. Un jour qu'ils étaient en tête à tête, Hume l'a fixé d'un regard sec et moqueur ; Rousseau est traversé par cette idée, que ce regard est celui d'un scélérat ; mais, pris soudain de remords, Rousseau se jette à son cou en s'écriant d'une voix entrecoupée : «Non, non, David Hume n'est pas un traître ; s'il n'était le meilleur des hommes, il faudrait qu'il en fût le plus noir.» Sur quoi Hume, interloqué, rend poliment ses embrassements à Rousseau et, tout en le frappant de petits coups sur le dos, lui répète plusieurs fois d'un ton tranquille (oh ! mon Dieu, comme nous aurions fait nous-mêmes à sa place) : «Quoi, mon cher monsieur ?... Eh ! mon cher monsieur... Quoi donc, mon cher monsieur ?...»—Et les autres griefs de Jean-Jacques sont à l'avenant. (sur l'affaire Hume, voir les articles ci-contre) 
Il reste, je crois, que Hume, à l'origine, a manqué un peu de délicatesse,—et qu'ensuite il a manqué d'indulgence. Mais il est vrai qu'il en fallait beaucoup avec un si étrange malade.
Rousseau quitte Wootton en mai 1767.  (…)
On a beaucoup accusé Rousseau d'avoir été ingrat. Ce n'est pas mon avis,—deux ou trois mauvais mouvements de sa jeunesse mis à part.—Seulement, il se défend mal contre les bienfaiteurs qui s'imposent à lui par vanité, et il paraît ingrat lorsqu'enfin, excédé, il se dérobe brusquement. Mais il n'a été ingrat ni pour madame de Warens, ni pour Thérèse, ni pour monsieur et madame de Luxembourg, ni pour Malesherbes, ni pour mylord Maréchal, ni pour les Roguin, le Dupeyrou, les Moultou, les Corancez, etc..
Durant ses dernières années, il apparaît dans tout son beau.
Rousseau, il faut le dire, est extrêmement désintéressé. Tout autre que lui aurait, avec ses livres (même à cette époque), fait une petite fortune. Nous le voyons, lui pauvre, renoncer tranquillement à une pension du roi d'Angleterre, parce qu'il l'avait eue par l'intermédiaire de Hume.—Il est très charitable, très bienfaisant, comme on disait alors. Il est sobre. Il est d'une charmante simplicité de mœurs. Il est doux, poli, aimable. Il est pieux. Il est indulgent. Il ne dit jamais de mal de personne,—(excepté, vers la fin, de ceux par qui il croit être persécuté, et seulement en tant qu'ils le persécutent ; et il est à remarquer que, dans ses Confessions, il n'est pas méchant, excepté pour Grimm et un peu pour madame d'Épinay). Il a quelquefois, il est vrai, des accès de méfiance, de susceptibilité ombrageuse : mais ses amis de la dernière heure le savent et le lui passent ; et toujours il leur revient. A l'ordinaire, c'est un homme simple, doux et résigné, un véritable sage, d'une sagesse passive, un peu à la manière d'un brahme. Thérèse, racontant sa mort, dira naïvement : 
« Si mon mari n'est pas un saint, qui est-ce qui le sera ? »
Et pourtant ce sage est un fou. Entre 1772 et 1776, ce sage emploie, de temps en temps, quelques heures à déposer dans des cahiers sa folie, ses visions de monomane qui se croit victime d'une conspiration universelle ; il écrit des Dialogues où un Français converse sur Jean-Jacques avec Rousseau qu'il ignore être Jean-Jacques ; et cela forme trois dialogues ; et cela s'étend sur cinq cent quarante pages, et c'est plein de redites et de rabâchages sinistres ; mais cela est souvent magnifique et tragique, et jamais Rousseau n'a été plus grand écrivain que dans certains passages de ces sombres divagations.
 (…)
Dans les Dialogues, c'est la folie définitive. J'aurais voulu rechercher pour vous, dans certains raisonnements de ce livre, les signes les plus remarquables de déraison. Mais je n'en ai plus le temps.  (…)
 Qui lui fait toutes ces misères ? «On». Qui, on ? Tout le monde, les grands, les auteurs, les médecins, les hommes en place, les femmes galantes,—l'Europe, l'univers entier,—et particulièrement Grimm, madame d'Épinay, Diderot, Hume, d'Alembert, et tous les philosophes,—Choiseul à leur tête.
(Dans la réalité, les philosophes avaient commencé par le traiter assez bien, et même avec ménagement comme un «original» et comme un malade ; puis avaient commencé à le trouver insupportable et, quand il s'était déclaré publiquement leur ennemi, avaient fini par le détester et par le regarder comme un fou malfaisant : voilà tout ; et il est vrai que c'était déjà quelque chose, mais rien d'imprévu, d'extraordinaire ni de mystérieux.(sur les rapports avec Diderot) , (sur Diderot toujours), (sur Diderot enfin)
Quant aux persécutions prétendues qu'il énumère en les dramatisant, vous remarquerez que presque toutes s'expliquent par la curiosité du public à son endroit et le soin que prenait la police de le protéger contre cette curiosité.—Les marchandises qu'on lui vend moins cher qu'aux autres, c'est un souvenir déformé d'une attention délicate de madame de Luxembourg qui, sachant Thérèse dépensière, avait recommandé à l'épicier de Montmorency de lui diminuer ses mémoires, se chargeant de la différence... Et ainsi, je crois, du reste.)
«On» conspire contre lui. Qui encore, «on» ? «Ces messieurs», c'est-à-dire les philosophes, la «secte philosophique».—«Ces messieurs» ! Jean-Jacques traite les philosophes exactement comme les «libéraux», plus tard, traiteront les jésuites. (…)
Ces jugements de Rousseau sur les Encyclopédistes ne sont peut-être pas d'un insensé. Où il délire, c'est sur le complot organisé et sur les persécutions spéciales dont il se croit victime. Oui, il est bien fou sur ce point.
Mais, au fait, n'a-t-il été fou que sur ce point-là ?

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