mercredi 30 janvier 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (3)

 
 Lors de cette conférence, Jules Lemaître évoque la liaison entre Rousseau et Thérèse Levasseur

De retour à Paris, Jean-Jacques, tombé de ses ambitions, était fort triste et fort désemparé. Il s'installe de nouveau à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, près de la Sorbonne.

Les pensionnaires mangeaient avec l'hôtesse et une jeune lingère de vingt-deux à vingt-trois ans, Thérèse. La mère, madame Levasseur, avait tenu boutique à Orléans, où son mari était «officier de monnaie.» Ayant mal fait ses affaires, elle avait quitté le commerce et était venue à Paris avec son mari et ses enfants. (Jean-Jacques nous dit qu'elle avait «beaucoup d'enfants», sans préciser.) Et maintenant écoutons Jean-Jacques :
La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était composée de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autre gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le balai : il n'y avait là que moi seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite, je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion, je la vis sensible à mes soins, et ses regards, animés par la reconnaissance qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devinrent que plus pénétrants.
avec Rousseau, à Paris
Bref, il lui fait la cour... Il lui déclare d'avance que «jamais il ne l'abandonnera et que jamais il ne l'épousera». Elle hésite. Un jour enfin, «elle lui fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur». Il s'écrie joyeusement : «Ce n'est que cela» ? Ils «se mettent» ensemble. Mais, jusqu'en 1749, il garde sa chambre à l'hôtel, et va passer ses journées chez Thérèse et sa mère.

«Sa demeure devint presque la mienne.» En 1749 seulement, il s'installe avec elle dans un petit appartement à l'hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, et y demeure pendant sept ans, «jusqu'à son délogement pour l'Ermitage».
Arrêtons-nous sur Thérèse.
Je crois bien qu'aucun des critiques ou historiens de Rousseau n'a manqué de déplorer sa rencontre avec Thérèse : «
Liaison indigne de lui, dit-on, et qui eut la plus triste influence sur son sort.» Il me semble qu'on exagère. La famille de Thérèse a causé à Rousseau de grands ennuis, sans doute. D'autre part, la fécondité de Thérèse a été pour lui l'occasion de l'acte le plus coupable qu'il ait commis. Mais Thérèse elle-même, malgré ses défauts, me paraît bien lui avoir été, pour le moins, aussi douce, aussi consolante et utile que funeste. Et enfin, qu'il ait formé cette liaison, cela s'explique aisément ; et il aurait pu tomber plus mal.
Jeune, Thérèse, dut être assez jolie fille. (Au reste, elle n'est pas laide sur le seul portrait qu'on ait d'elle, et qui la représente à cinquante ans environ.)  (...) Thérèse, à vingt-trois ans, pouvait plaire. Ceci me paraît acquis.
Que cherchait Rousseau quand il la rencontra ? Une infirmière et une servante autant qu'une compagne.
Thérèse avait eu un malheur ? Tant mieux ! «
Sitôt que je le compris, dit Rousseau, je fis un cri de joie.» Pourquoi ? C'est sans doute parce qu'il avait craint une autre chose qu'il nous dit sans ambages. Mais c'est aussi parce que, peu sûr de lui à cause de son infirmité et de sa névrose, il ne tenait pas du tout à être le premier dans un cœur.—Et selon moi, c'est ce qui explique que la jalousie en amour soit absente de sa vie, et à peu près absente de son œuvre.
Thérèse était une ouvrière en linge,—une grisette,—ignorante et d'esprit fort simple.
(...)
Thérèse

Excellent, tout cela ! et c'est bien ce qu'il lui fallait. Il avait alors trente-trois ans. Or il nous dit qu'à partir de trente ans sa maladie s'aggrava. Il lui fallait une infirmière. Il lui fallait une femme qui lui fût inférieure socialement et de toutes façons ; une fille du peuple, et qui fût pauvre, et qui lui dût de la reconnaissance, et qui ne fît pas la délicate et la renchérie, et devant qui il n'eût pas honte de ses misères physiques ni de ses défaillances sexuelles, et qui lui donnât les soins les plus intimes. Et voilà pourquoi il choisit Thérèse.
Et il la choisit aussi parce qu'elle était ignorante et «stupide», comme il le dit lui-même. Il lui fallait une compagne avec qui il n'eût pas de frais à faire ; une femme aussi dont la simplicité d'esprit lui fût un repos, et quelquefois un amusement... Au reste son cas, ici, n'est pas extraordinaire : on a souvent vu des artistes rechercher une compagne inculte et un peu bête,—pour être plus tranquilles...
Rousseau n'épouse pas Thérèse. Il en donne, en 1755, la raison (assez vague) à madame de Francueil : «
Que ne me suis-je marié, me direz-vous ? Demandez-le à vos injustes lois, madame. Il ne me convenait pas de contracter un engagement éternel, et jamais on ne me prouvera qu'aucun devoir m'y oblige.»—Il en donne, en 1761, une autre raison à madame de Luxembourg : «Un mariage public nous eût été impossible à cause de la différence de religion.»

Mais en 1745 Rousseau était encore catholique : cette raison ne vaut donc rien. En somme, il n'épouse pas Thérèse, pour être plus libre, pour qu'elle dépende toujours de lui ; peut-être pour n'avoir pas à la mener quelquefois avec lui dans les maisons où il va.
Il n'épouse pas Thérèse. Mais certainement il l'aime.
 (...)
la Maréchale de Luxembourg

Rousseau eut de Thérèse trois enfants de 1746 à 1750 : il en eut deux autres entre 1750 et 1755. Il les mit tous les cinq aux Enfants-Trouvés.
Qui nous l'a dit ? Rousseau lui-même, et Rousseau tout seul. Ceux qui en ont parlé ou écrit au XVIIIe siècle ne le savaient que par Rousseau. Aucun témoignage qui ne soit fondé, directement ou indirectement, sur les confidences de Jean-Jacques (aucun, sauf un témoignage anonyme dans le Journal encyclopédique, en 1791. L'anonyme dit que, voisin de Rousseau dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré,—donc entre 1749 et 1756,—il avait entendu dire à son barbier que M. Rousseau envoyait ses enfants aux Enfants-Trouvés et que cela était connu dans le quartier. Ce témoignage d'un anonyme, trente-cinq ou quarante ans après les faits, et neuf ans après la publication des Confessions, ne paraît pas très imposant).
Où je veux en venir ? Voici.
Dans le fond, on sent que, malgré tout, Jean-Jacques fut plutôt meilleur que beaucoup de ses confrères en littérature de ce temps-là. Il y a, dans la vie de Voltaire, des méchancetés noires, des mensonges odieux, des platitudes, même des actes d'improbité. Et il y a bien des hontes dans la vie de quelques autres... Mais voilà ! cinq enfants aux Enfants-Trouvés, cela est monstrueux ; de quelque côté qu'on le prenne ; cela semble pire,—à cause de la représentation précise qu'on s'en fait,—que l'abandon même d'une fille séduite et enceinte. Bref, cela paraît un des crimes par excellence contre la nature,—contre cette nature dont Jean-Jacques est l'apôtre. Et alors les amis de Rousseau voudraient bien que ce ne fût pas vrai.
Moi-même, jadis, je raisonnais ainsi :
—Nulle autre preuve que les aveux de Rousseau, aveux faits sans nécessité, «pour que mes amis, dit-il, ne me crussent pas meilleur que je n'étais».—«J
e le dis à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons, je le dis à Diderot, à Grimm, je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, sans aucune nécessité et pouvant aisément le cacher à tout le monde.»—Cela est un peu étrange : car, qu'il l'ait dit «sans nécessité et pouvant le cacher», cela signifie que, de 1747 à 1755, aucun de ses amis, aucune de ses belles amies qui s'amusaient à visiter Thérèse ne s'étaient aperçus d'aucune des cinq grossesses. En somme, si l'on en croit Rousseau, il le dit tout justement parce que, s'il ne l'avait pas dit, personne ne s'en serait douté.
(Thérèse l'avait dit, raconte-t-il, à madame Dupin, et cela fait une difficulté : mais on peut croire ici Thérèse stylée par lui, et que, par suite, les aveux de Thérèse ne sont pas plus une preuve que les aveux de Jean-Jacques.)

En 1761, madame de Luxembourg a l'idée de retrouver les enfants de Rousseau. Elle lui demande quelles sont les dates et les marques de reconnaissance. Il lui écrit à ce sujet :
Ces cinq enfants ont été mis aux Enfants-Trouvés avec si peu de précautions pour les reconnaître un jour, que je n'ai pas même gardé la date de leur naissance.
Cela est-il bien possible ? et Thérèse aussi l'a-t-elle oubliée ?—Il se souvient pourtant que le premier enfant est né «
dans l'hiver de 1746 à 1747, ou à peu près». Celui-là avait une marque dans ses langes. (Il dit dans les Confessions que «cette marque était un chiffre qu'il avait fait en double, sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant».) Les autres enfants n'avaient aucune marque.
Laroche, homme de confiance de la maréchale, fait donc des démarches pour retrouver l'aîné, celui qui avait une marque, et qui en 1761 devait, s'il vivait encore, avoir quatorze ans. Les recherches sont infructueuses.
Rousseau écrit alors à la maréchale : «
Le succès même de vos recherches ne pouvait plus me donner une satisfaction pure et sans inquiétude.» (Et cela est vrai : où, dans quel état allait-il retrouver, s'il le retrouvait, ce garçon de quatorze ans ? et comment aurait-il été absolument sûr que c'était bien lui ? etc...)—«Il est trop tard, ajoute-t-il, il est trop tard. Ne vous opposez point à l'effet de vos premiers soins ; mais je vous supplie de ne pas y en donner davantage
Rousseau, dans la partie de ses Confessions écrite en 1769, nomme la sage-femme Gouin.

L'a-t-il indiquée en 1761 à madame de Luxembourg ? Ou cette sage-femme était-elle morte ? En tout cas Rousseau savait bien qu'elle serait morte quand les Confessions seraient rendues publiques.
Oh ! tout cela ne prouve pas que les cinq enfants soient une invention de Rousseau. Mais il semble qu'il ait tenu avec madame de Luxembourg la même conduite que si ç'avait été une invention.
Et là-dessus on pourrait essayer une hypothèse :
—Affligé des infirmités que vous savez, à cause de cela timide avec les femmes, les adorant toutes et ne concluant jamais ; sans autre liaison que celle de Thérèse ; abstinent dans un monde aux mœurs extrêmement relâchées ; devinant ce que sa conduite et le siège même de son infirmité pouvait suggérer à la malignité des gens, le lisant peut-être dans les yeux de ses amis, et surtout de ses amies,—ne se pourrait-il pas qu'une de ses pires terreurs, et la plus obsédante, ait été de passer pour impuissant ?—De là, cette réplique qu'on peut appeler triomphante : la fable des cinq enfants, et, parce qu'il n'aurait pas pu les montrer et que, d'autre part, l'horreur d'un tel aveu en impliquait la véracité, l'histoire du quintuple recours aux Enfants-Trouvés. Peut-être Rousseau, imaginatif et «simulateur» comme il était, a-t-il mieux aimé paraître abominable que d'être soupçonné d'une des disgrâces les plus mortifiantes pour l'orgueil masculin.
L'hypothèse est fragile, je le reconnais. Il y en a une autre. D'après madame Macdonald, Thérèse, cinq fois de suite, aurait fait croire à Rousseau qu'elle était enceinte, qu'elle était accouchée chez une sage-femme et qu'elle avait fait porter l'enfant aux Enfants-Trouvés.
façade des Enfants-Trouvés
 Le principal argument de madame Macdonald, c'est que Rousseau avoue qu'il n'a vu aucun de ses cinq enfants.—Cette machination se serait faite d'accord avec Grimm et la mère Levasseur. Dans quel dessein ? Pour empêcher Jean-Jacques de quitter Thérèse.
Une telle hypothèse souffre d'étranges difficultés, et matérielles et morales. Au reste, si elle supprime le fait de la naissance et de l'abandon des enfants, elle ne supprime pas le consentement de Rousseau à l'abandon de ces enfants qu'il croyait avoir. Donc, elle ne l'absout pas.
Ici, se place naturellement une autre explication,—qui était celle de Victor Cherbuliez :—Oui, Thérèse eut cinq enfants et qui furent tous mis aux Enfants-Trouvés. Mais de ces enfants Rousseau n'était pas et ne pouvait sans doute pas être le père. Et, dans ces conditions, la conduite de Rousseau est assurément moins abominable.
Je ne repousse pas absolument cette hypothèse ; mais elle soulève encore bien des objections.—D'après Tronchin, Rousseau n'était pas impropre à avoir des enfants ; il y fallait seulement certaines conditions, qu'il trouvait auprès de Thérèse. Il ne pouvait donc avoir, au plus, que des doutes sur sa paternité.—Et, d'autre part, s'il avait su ou cru Thérèse infidèle, nous aurait-il parlé de sa «fidélité sans tache» ?—A moins de supposer encore une fois qu'il aimait mieux paraître criminel que de passer pour impuissant ou que d'être ridicule...
Tout bien examiné, mon hypothèse (qui d'ailleurs n'est pas à moi tout seul) me plairait mieux.—Mais j'ai été aux Enfants-Trouvés. Dans le dossier de l'année 1746, j'ai trouvé un papier [Cette découverts est due à madame Macdonald.

J'ignore ce qu'elle en a conclu.] portant cette mention : «2795. Marie-Françoise Rousaux» (ce dernier mot rayé et surchargé du mot «Rousseau» correctement écrit). «Un garçon le 19 novembre 1746.» Puis, d'une autre écriture et d'une autre encre : «Joseph Cathne a été baptisé ce 20 novembre 1746. Daguerre, prêtre.»—Ce papier est épinglé à un bulletin de dépôt imprimé. Et, dans le registre où sont inscrits les dépôts de l'année 1746, j'ai lu ceci : «Joseph Catherine Rousseau, donné à Anne Chevalier, femme André Petitpas, à Guitry (Andelys), 1er mois, 6 francs, payés 22 décembre 46 ; 21 janvier 1747, 5 f. 2e (mois) jusqu'au 14 janvier 1747, jour du décès, 1 mois 23 jours.»
Cela est impressionnant. La marque de reconnaissance a disparu. Mais la date concorde avec l'indication de Rousseau. «Marie-Françoise». prénoms de la déposante, sont aussi ceux de la mère Levasseur.—D'autre part, pourquoi ce nom de «Joseph», et surtout pourquoi ce prénom féminin de Catherine donné à un garçon ? Je n'en sais rien. Et l'on doit remarquer aussi que le nom de Rousseau est et était fort commun.—C'est égal : la date, le nom de famille, les prénoms de la déposante, cela fait trois, concordances singulières.
Mais alors, si l'homme de confiance de madame de Luxembourg a vu ce papier et ce registre, comment a-t-il déclaré n'avoir rien trouvé du tout ?... Faut-il voir là un mensonge charitable de madame de Luxembourg qui n'a pas voulu dire à Rousseau que l'enfant était mort ?
Quant aux autres enfants, s'il n'y en a nulle trace dans les registres, c'est peut-être que la déposante ou l'administration leur avait donné, comme cela se faisait, un faux nom de famille.

—Je ne sais rien, vous ne savez rien, nous ne savons rien.


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