dimanche 27 janvier 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (1)

Au début du XXè siècle, Jules Lemaître s'est rendu célèbre par une série de conférences sur Rousseau. Dans les extraits qui suivent, il analyse la question de la "réforme" du Genevois, survenue peu après la parution de son premier discours, consacré aux sciences et aux arts.

 
Enfin, le premier Discours de Rousseau s'empare de Rousseau lui-même. Par un phénomène connu d'autosuggestion,Jean-Jacques se façonne d'après son livre. Il veut ressembler à l'idée que ce livre donne de lui. Il veut en réaliser l'épigraphe : Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis.
Il entreprend sa réforme morale.
Il ne faut oublier ni son origine et son vieux fond protestant, ni sa période de pratique catholique et le temps où il composait des prières pour madame de Warens. Je crois qu'il n'avait jamais cessé d'être préoccupé de «
vie morale ». Plusieurs fois il avait eu des velléités de réforme, et fait des efforts et des tentatives dans ce sens.

Jules Lemaitre (1853-1914)
(….) Oh ! Jean-Jacques en avait eu plus d'un, de ces beaux mouvements. Mais, jusque-là, cela avait peu de suite. Cette fois, après le Discours sur les sciences et les arts, c'est tout à fait sérieux. Il veut décidément être un autre homme, et pour toute sa vie. Il nous explique cela au livre VIII des Confessions, mais mieux encore dans la Troisième Rêverie, où il idéalise décidément son passé et se voit tel qu'il aurait voulu être.

—Il est déterminé, non seulement par les belles phrases de son propre Discours, mais par son passé religieux qui lui remonte au cœur :
Né dans une famille où régnaient les mœurs et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j'avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d'autres diraient des préjugés qui ne m'ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi-même..., forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien (épigramme suggérée par son résidu protestant) et bientôt, gagné par l'habitude, mon cœur s'attacha sincèrement à ma nouvelle religion... Les instructions, les exemples de madame de Warens m'affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j'ai passé la fleur de ma jeunesse, l'étude des bons livres... me rendirent dévot presque à la manière de Fénélon.
Et, plus loin, pour signifier sa réforme, il emploie des expressions solennelles, presque toutes d'un caractère religieux :
Tout contribuait à détacher mes affections de ce monde... Je quittai le monde et ses pompes... Une grande révolution venait de se faire en moi, un autre monde moral se dévoilait à mes yeux... C'est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde...
Et, de loin, il le croit.
En réalité, sa réforme fut, d'abord, surtout extérieure. Et on ne saura jamais, et sans doute lui-même n'a jamais su pour quelle part y entrait le désir de se distinguer et le désir d'être meilleur.
Il faut dire que c'est au sortir d'une «grave maladie» (mais chez lui on ne les compte plus) qu'il forme le dessein d'accorder sa vie avec ses maximes «
sans s'embarrasser aucunement du jugement des hommes »,—« dessein le plus grand peut-être, dit-il, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu ».

D'abord il renonce à la politesse. Mais il a la franchise de nous en donner cette raison :
Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis caustique et cynique par honte ; j'affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer.
Il y arrive à peu près, mais non entièrement. Madame d'Épinay dit de lui dans ses Mémoires : «
Il est complimenteur sans être poli ». Combinaison bâtarde. Le contraire serait plus digne d'un sage.
Il réforme son costume :
Je quittai, dit-il, la dorure et les bas blancs ; je pris une perruque ronde ; je posai l'épée ; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable : Je n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu'il est.
Il ne veut plus de cadeaux et devient très ombrageux sur ce point. Cela ira, comme on le voit cinquante fois dans sa correspondance, jusqu'à la susceptibilité la plus maladive. Il est vrai que Thérèse continuera à en recevoir, mais à l'insu de Jean-Jacques.
Il quitte l'excellente place de caissier qu'il avait chez le fermier-général Francueil, moitié (car il explique loyalement les deux motifs) parce que l'emploi était trop assujettissant et ne lui donnait que du dégoût, moitié parce que «ses principes ne se pouvaient plus accorder avec un état qui s'y rapportait si peu».
Et, pour gagner sa vie, il s'établit copiste de musique (à dix sous la page, un peu plus que le tarif ordinaire).

Dupin de Francueil

—Et il n'a pas fait ce métier en passant, durant une seule saison, le temps d'étonner ses contemporains. Il a vécu en partie de ce métier-là pendant des années et, semble-t-il, le reste de sa vie, à l'exception des années passées en Suisse, en Angleterre et en Dauphiné.  (…) Cette espèce de « conversion » de Jean-Jacques n'avait évidemment pas grand rapport avec celle de Pascal ou de Rancé. Aussi jamais réforme morale n'eut un tel succès mondain. Rousseau huron, Rousseau impoli, Rousseau sans épée et sans montre, et surtout Rousseau copiste de musique mit en l'air tout le Paris-élégant de ce temps-là. Toutes les belles dames voulurent de la musique copiée de sa main.

—Si Tolstoï s'établissait cordonnier à Paris, toutes nos belles socialistes iraient lui commander des bottines.
Rousseau jouit profondément de cette curiosité suscitée par sa conversion.
Ma chambre, dit-il, ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s'emparer de mon temps... Je ne pouvais refuser tout le monde... Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne.
Or, au moment même où il obtient ce succès de vertu, nous sommes bien forcés de croire (car ces choses se passent en 1750 et 1751) qu'il venait de mettre ou qu'il allait mettre aux Enfants-Trouvés son troisième ou quatrième enfant.
C'est que sa réforme n'est point intérieure, ou du moins ne l'est pas encore. En dépit de son goût pour la solitude matérielle, il n'est préoccupé que de l'impression qu'il fera sur les autres. Il dit qu'il secoue le joug de l'opinion, qu'il la brave : mais la braver de cet air, c'est toujours songer à elle. Une réforme morale aussi peu discrète, aussi peu silencieuse, est bien suspecte.—Au moment où il tâche de descendre en lui-même, l'opération est faussée par ce fait que, s'il s'examine, c'est pour se confesser non à un seul, ni à un homme revêtu d'un caractère sacré, mais à tout le monde, et qu'il est moins attentif à recueillir le fruit moral de son examen qu'à saisir les effets publics de sa confession. A cause de cela, et parce que, tandis qu'un de ses yeux est tourné en dedans, l'autre louche vers l'extérieur, on peut dire que ce solitaire qui s'est tant raconté ne s'est peut-être pas très bien connu et s'est presque constamment illusionné sur son propre compte.

S'aimer à l'excès empêche de se connaître, et réciproquement. A peine a-t-il résolu d'être meilleur qu'il se croit déjà meilleur.
Le grand ennemi des sciences et des lettres, des arts et du luxe est plus que jamais répandu dans le monde du luxe, des lettres, des sciences et des arts. Il grogne d'être envahi, mais il se laisse envahir. Il continue à faire de la littérature et de la musique. Il fait jouer Narcisse (sans succès) à la Comédie-Française en 1752. Vers le même temps, il compose le Devin du Village. Et la contradiction est si flagrante entre ses maximes et ses occupations que lui-même s'en aperçoit.

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