Danton est un personnage sans
scrupules ni doctrine, ambitieux avec avidité et pour qui la Révolution est,
avant tout, cette eau trouble promesse d'une bonne pêche. Nous possédons la
lettre que Mirabeau adressa, le 10 mars 1791, à Lamarck, un des dispensateurs
de la liste civile du souverain ; la veille, 9 mars, sur les instructions de
Lamarck, Mirabeau a remis à Danton la somme de trente mille livres (pour en
mesurer l'ampleur, signalons que les représentants du peuple perçoivent un peu
moins de six mille livres par an).
Mirabeau |
Toutefois Mirabeau avertit
Lamarck qu'à son avis c'est là de l'argent gaspillé (ndlr : parlant d'une somme de 6000 livres qu'il craint de perdre, Mirabeau dit à son correspondant : "au moins, elles sont plus innocemment semées que les 30000 livres de Danton"), car Danton, dans les
négociations préalables, avait promis de donner les premiers gages à la cour en
modérant l'agressivité de Desmoulins, son homme lige, dans la feuille qu'il
publie ; et l'on n'y voit aucun changement. Mirabeau a raison de craindre que
Danton ne se borne à encaisser les cadeaux du roi sans remplir le contrat pour
lequel on le paie ; et Mirabeau mourra, le 2 avril, avant d'avoir pu constater
le rôle vociférant que se réservera Danton, le 16 avril, lorsqu'une cohue de
forcenés empêchera Louis XVI de se rendre à Saint-Cloud où les vrais amis de la
Liberté — et Danton à leur tête — le soupçonnaient de vouloir aller faire ses
Pâques sous le conduit d'un prêtre réfractaire. Fructueuse année 1791, pour
Danton, qui acquiert successivement, près d'Arcis-sur-Aube, son pays natal (son
père y était huissier), pour quarante-huit mille livres le domaine de Nuisement,
avec ses soixante-treize hectares, pour huit mille cinq cents livres l'ancien
prieuré de Saint-Jean du Chesne, pour vingt-trois mille cinq cents livres l'agréable
gentilhommière située à côté du pont.
Danton n'ignore rien, le 10 août
92 au soir, de l'effroi qui règne à la Législative ; une espèce de terreur
étrangle presque tous les députés, en raison de ce qui se passe à l'Hôtel de
Ville avec cette horrifiante Commune insurrectionnelle, non pas tombée du ciel
mais jaillie de l'enfer, pur agrégat d'anarchistes, leurs faux levées sur tous
les possédants. Et dans la nuit même du 10 au 11 août, un peu après une heure
du matin, quand sur les sept cent cinquante députés, il n'en reste plus en
séance que moins de trois cents, à l'improviste et par deux cent vingt-trois
voix sur deux cent quatre-vingt-quatre votants, Danton se fait nommer ministre
de la Justice. Ses fonctions dans la municipalité légale lui valaient un
traitement de six mille livres. Un ministre en perçoit cent mille. Sérieux
avancement. Mais quelle est sa manœuvre ? Danton va se constituer le trait
d'union, la passerelle, le lien vivant et cordial assurant une heureuse entente
entre le ministère Roland-Clavière, reparu avec la pleine approbation de
l'Assemblée, et la Commune. Son but principal est d'épargner à la classe
politique une scission qui serait particulièrement inopportune ; et Danton se
conduit avec une remarquable habileté.
1er guillotiné : Pelletier, en avril 92 |
Pour canaliser les vengeances
populaires contre les aristocrates (que l'on arrête par fournées), Danton,
ministre de la Justice, crée, dès le 12 août, un Tribunal d'exception chargé de
punir les criminels supposés coupables d'avoir préparé, aux Tuileries, une
hécatombe de patriotes. Danton estime très suffisants les égorgements commis
par des irresponsables, le soir du 10 et dans la nuit du 10 au 11, aux
alentours des Tuileries, contre des Suisses ou des gentilshommes qui ont
survécu à la bataille. Le Tribunal spécial inventé par Danton se montrera peu
sanguinaire et disparaîtra sans bruit avant la fin de l'année. Mais voici que
se produit — tout de même, et trop tard pour le roi et la reine — le contrecoup
extérieur du 10 août : les lamentables Austro-Prussiens que Marie-Antoinette,
des mois durant, a suppliés, en vain, de foncer sur Paris, ils s'ébranlent, aux
derniers jours d'août.
l'avancée prussienne en 1792 |
"décollation" de la princesse de Lamballe (sept 92) |
Mais la Justice ? Mais Danton,
qui précisément dirige la Justice de l'État ? Danton se tait. Danton ignore.
Danton ne veut pas savoir. Délibérément il laisse se déployer le massacre. Mme
Roland prétendra qu'interrogé, sollicité d'intervenir, Danton aurait répondu : «
Je me fous des prisonniers. »
Possible. J'inclinerais à dire : probable même ; mais Danton, dans toute
affaire épineuse, n'écrit rien, jamais rien ; c'est chez lui un système sans
faille ; il assure toujours avec soin ses arrières. Pourquoi, chez lui, en
septembre 1792, cette tolérance indéniable, cette scandaleuse complaisance ?
Deux raisons, je pense. Danton sait très bien la responsabilité que porte Marat
dans cette tragédie, et il ne veut pas d'histoires avec Marat et la Commune —
dont il est membre lui-même. Mais il ne comprend aussi que trop bien l'origine,
mentale et viscérale à la fois, de cette opération sanglante : ceux pour qui le
Manifeste du 25 juillet a décrit ce qui les attendra lorsque l'envahisseur sera
là, reçoivent comme une gifle en plein visage les allégresses retentissantes
des partisans de l'ennemi. Si nous devons être exterminés par les
Austro-Prussiens, que leurs complices y passent d'abord ! (à suivre)
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