vendredi 4 janvier 2013

Silence aux pauvres !- Henri Guillemin (7)


Danton est un personnage sans scrupules ni doctrine, ambitieux avec avidité et pour qui la Révolution est, avant tout, cette eau trouble promesse d'une bonne pêche. Nous possédons la lettre que Mirabeau adressa, le 10 mars 1791, à Lamarck, un des dispensateurs de la liste civile du souverain ; la veille, 9 mars, sur les instructions de Lamarck, Mirabeau a remis à Danton la somme de trente mille livres (pour en mesurer l'ampleur, signalons que les représentants du peuple perçoivent un peu moins de six mille livres par an).
Mirabeau
Toutefois Mirabeau avertit Lamarck qu'à son avis c'est là de l'argent gaspillé (ndlr : parlant d'une somme de 6000 livres qu'il craint de perdre, Mirabeau dit à son correspondant : "au moins, elles sont plus innocemment semées que les 30000 livres de Danton"), car Danton, dans les négociations préalables, avait promis de donner les premiers gages à la cour en modérant l'agressivité de Desmoulins, son homme lige, dans la feuille qu'il publie ; et l'on n'y voit aucun changement. Mirabeau a raison de craindre que Danton ne se borne à encaisser les cadeaux du roi sans remplir le contrat pour lequel on le paie ; et Mirabeau mourra, le 2 avril, avant d'avoir pu constater le rôle vociférant que se réservera Danton, le 16 avril, lorsqu'une cohue de forcenés empêchera Louis XVI de se rendre à Saint-Cloud où les vrais amis de la Liberté — et Danton à leur tête — le soupçonnaient de vouloir aller faire ses Pâques sous le conduit d'un prêtre réfractaire. Fructueuse année 1791, pour Danton, qui acquiert successivement, près d'Arcis-sur-Aube, son pays natal (son père y était huissier), pour quarante-huit mille livres le domaine de Nuisement, avec ses soixante-treize hectares, pour huit mille cinq cents livres l'ancien prieuré de Saint-Jean du Chesne, pour vingt-trois mille cinq cents livres l'agréable gentilhommière située à côté du pont.

Danton n'ignore rien, le 10 août 92 au soir, de l'effroi qui règne à la Législative ; une espèce de terreur étrangle presque tous les députés, en raison de ce qui se passe à l'Hôtel de Ville avec cette horrifiante Commune insurrectionnelle, non pas tombée du ciel mais jaillie de l'enfer, pur agrégat d'anarchistes, leurs faux levées sur tous les possédants. Et dans la nuit même du 10 au 11 août, un peu après une heure du matin, quand sur les sept cent cinquante députés, il n'en reste plus en séance que moins de trois cents, à l'improviste et par deux cent vingt-trois voix sur deux cent quatre-vingt-quatre votants, Danton se fait nommer ministre de la Justice. Ses fonctions dans la municipalité légale lui valaient un traitement de six mille livres. Un ministre en perçoit cent mille. Sérieux avancement. Mais quelle est sa manœuvre ? Danton va se constituer le trait d'union, la passerelle, le lien vivant et cordial assurant une heureuse entente entre le ministère Roland-Clavière, reparu avec la pleine approbation de l'Assemblée, et la Commune. Son but principal est d'épargner à la classe politique une scission qui serait particulièrement inopportune ; et Danton se conduit avec une remarquable habileté.
1er guillotiné : Pelletier, en avril 92
Pour canaliser les vengeances populaires contre les aristocrates (que l'on arrête par fournées), Danton, ministre de la Justice, crée, dès le 12 août, un Tribunal d'exception chargé de punir les criminels supposés coupables d'avoir préparé, aux Tuileries, une hécatombe de patriotes. Danton estime très suffisants les égorgements commis par des irresponsables, le soir du 10 et dans la nuit du 10 au 11, aux alentours des Tuileries, contre des Suisses ou des gentilshommes qui ont survécu à la bataille. Le Tribunal spécial inventé par Danton se montrera peu sanguinaire et disparaîtra sans bruit avant la fin de l'année. Mais voici que se produit — tout de même, et trop tard pour le roi et la reine — le contrecoup extérieur du 10 août : les lamentables Austro-Prussiens que Marie-Antoinette, des mois durant, a suppliés, en vain, de foncer sur Paris, ils s'ébranlent, aux derniers jours d'août.
l'avancée prussienne en 1792
 

Plus exactement, ce sont les Prussiens qui se mettent en marche, sous le commandement de Brunswick. Et leur offensive est facilement triomphale, réduite qu'elle est, au vrai, à une promenade applaudie par les honnêtes gens du Nord-Est. Longwy s'est livré sans combat, ouvrant avec joie ses portes aux soldats de l'ordre, et, à Verdun, tout un essaim blanc de jeunes vierges (supposées) s'est porté avec des fleurs au-devant des bataillons prussiens tandis que les salons de la ville, où partout s'ouvrent des bals, se disputent la présence des officiers de Frédéric-Guillaume et de — qu'on me pardonne ce jeu de mots (sourire dans un affreux contexte) — son armée du salut. Tombent, coup sur coup, sur les Parisiens ces nouvelles dramatiques : l'invasion a commencé ; ce qu'annonçait, avec une terrible clarté, le Manifeste signé le 25 juillet à Coblentz, voici l'heure de son application : la mise à sac de Paris, les exécutions en masse, la Révolution écrasée. Les aristocrates ramassés par centaines et jetés en prison dès le 10 au soir, et les jours suivants, apprennent, comme tout le monde, les capitulations de Longwy, de Verdun, et leur joie éclate sans prudence. Un prisonnier qui a de l'argent peut se faire apporter — c'est l'usage — les plats cuisinés qu'il désire et les bouteilles complémentaires. Les 1er et 2 septembre 1792, c'est la liesse, une liesse bruyante, dans les prisons de la capitale. Toutes les maisons d'arrêt retentissent de joyeux couplets royalistes et d'ovations aux libérateurs imminents. Résultat : les trop fameux massacres de septembre, lesquels n'ont rien à voir avec la légende accréditée par Michelet : « trois ou quatre cents ivrognes » forçant les portes des prisons, dans un désordre immonde et une ivresse de sang. Nous savons au contraire aujourd'hui que tout se passa avec une apparente rigueur ; des commissions improvisées (il semble bien que Marat en ait eu l'initiative) vont, calmement, de prisons en prisons, se font communiquer les listes d'écrou, examinent très sommairement, mais cas par cas, les raisons pour lesquelles les détenus sont là et prononcent des sentences tout aussitôt suivies d'effet. Aucun aristocrate — ou presque —n'échappe à la mort ; mais des droits communs eux aussi, sans doute considérés comme irrécupérables, sont exécutés sur-le-champ. (Les abominations perpétrées sur le cadavre de la Lamballe n'auront pas eu d'imitateurs.) Commencée dans l'après-midi du 2 septembre, cette horrible saignée (environ, semble-t-il, mille tués au total) durera trois jours.
"décollation" de la princesse de Lamballe (sept 92)

Mais la Justice ? Mais Danton, qui précisément dirige la Justice de l'État ? Danton se tait. Danton ignore. Danton ne veut pas savoir. Délibérément il laisse se déployer le massacre. Mme Roland prétendra qu'interrogé, sollicité d'intervenir, Danton aurait répondu : « Je me fous des prisonniers. » Possible. J'inclinerais à dire : probable même ; mais Danton, dans toute affaire épineuse, n'écrit rien, jamais rien ; c'est chez lui un système sans faille ; il assure toujours avec soin ses arrières. Pourquoi, chez lui, en septembre 1792, cette tolérance indéniable, cette scandaleuse complaisance ? Deux raisons, je pense. Danton sait très bien la responsabilité que porte Marat dans cette tragédie, et il ne veut pas d'histoires avec Marat et la Commune — dont il est membre lui-même. Mais il ne comprend aussi que trop bien l'origine, mentale et viscérale à la fois, de cette opération sanglante : ceux pour qui le Manifeste du 25 juillet a décrit ce qui les attendra lorsque l'envahisseur sera là, reçoivent comme une gifle en plein visage les allégresses retentissantes des partisans de l'ennemi. Si nous devons être exterminés par les Austro-Prussiens, que leurs complices y passent d'abord ! (à suivre)

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