mardi 26 février 2013

Henri Guillemin, préface aux Rêveries (1)

En 1952, Henri Guillemin donne une préface aux "Rêveries du promeneur solitaire".  En voici un premier extrait...

(...) Parmi ceux qui nous enseignent, en ce point, l'usage de la compassion délicate, celle qui préfère passer bien vite et parler d'autre chose, il en est, j'en suis persuadé, qui tiennent de bonne foi Jean-Jacques pour un malade mental. (Son infirmité physiologique, vous savez bien ? L'urée dans le sang. Les contrecoups, sur son psychisme, de ce déplorable état corporel.) D'autres, en revanche, sont mieux renseignés. Et s'ils insistent sur l'urgence de quitter ce triste sujet, c'est qu'il ne leur convient point, pour des raisons de parti, que l'affaire du 
« persécuté » Rousseau soit examinée de trop près, et que se trouvent mis au jour les agissements de certains, vénérés et intouchables.
Henri Guillemin
Il y a plus de vingt ans maintenant que je me répète, sur Jean-Jacques et les encyclopédistes, et j'ai pu mesurer la puissance de l'obstacle. L'irritation étant malséante, et, au surplus, révélatrice, c'est au sourire que l'on recourt, avec ce discret haussement d'épaules par lequel l'homme bien élevé répond aux obsessions de la manie. Car c'est manie, véritablement, que de mettre en cause, encore et toujours, à propos du « citoyen » dont le désordre cérébral crève les yeux, d'aussi grands hommes que Voltaire, d'Alembert et Diderot, occupés à d'autres besognes, et un peu plus sérieuses, on peut le croire, que celle d'importuner ce malheureux et de lui créer des ennuis. Je ne me lasserai pas.
 Certes, les légendes ont la vie dure, surtout les légendes protectrices, tout exprès construites pour dissimuler des vérités importunes. Elles n'en finissent pas moins par tomber quand on y met le soin nécessaire. Car les textes sont là, et les faits. Cette « fange » où Jean-Jacques prétend qu'on le traîne, mais nous y piétinons, mais elle clapote sous nos pieds, quand nous entrons dans la lecture du Sentiment des Citoyens (ndlr : il s'agit d'un pamphlet anonyme dans lequel Voltaire demande la tête de Rousseau aux autorités genevoises), de Voltaire, ou de la Correspondance littéraire, de Grimm, ou des Tablettes de Diderot. Nous y lisons, en toutes lettres, que Rousseau est le fils d'un assassin, qu'il a jeté ses enfants à la rue, qu'il a fait périr de douleur la mère de sa maîtresse, qu'il est pourri de vérole, et que l'on possède sur lui des détails qu'on rougirait de reproduire. « En vérité, cet homme est un monstre ! » s'écrie Denis Diderot, la main sur la conscience.
« Aveugle fureur » ? Jean-Jacques lui-même ne croit pas si bien dire. Il ignore tout du travail qu'a conduit Voltaire, à Genève, pour qu'on « punisse capitalement », en sa personne, un « vil séditieux » ; et il n'a pas lu la lettre du même Voltaire (13 avril 1763) évoquant, devant d'Argental, cet échafaud, en place de Grève, où l'auteur de La Pucelle verrait avec délectation monter celui de L'Émile. Des « traîtres l'enlacent en silence » ? Langage classique de l'aliéné. Mais qui se change en constat lorsque l'enquêteur dénude, sous leur camouflage, les comportements de Diderot dans les drames de l'Ermitage et ceux de d'Alembert dans l'affaire de l'Exposé succinct (ndlr : selon Guillemin, d'Alembert aurait participé avec Hume à l'élaboration de cet ouvrage destiné à accabler Rousseau)  . Et quand à ces « ténèbres » que « renforceraient » autour de lui des méchants sans visage (autrement dit, bien sûr, les fantômes de sa déraison), l'histoire enregistre aujourd'hui les précautions prises par « les frères », comme disait Arouet, pour que leurs opérations restassent protégées par des épaisseurs de nuit. Rousseau n'apprendra jamais que le Sentiment des Citoyens est l'œuvre de Voltaire ; il ne connaîtra jamais l'existence de la Correspondance littéraire ; Diderot proteste qu'il le chérit tandis qu'il s'acharne à le déshonorer et d'Alembert affecte à son égard la sympathie au moment où il creuse une sape sous ses pas. Voltaire, d'ailleurs, quand il parle à voix basse, est explicite à souhait sur sa propre méthode, et il apprend à d'Alembert la tactique (7 mai 1761) : « Frappez, et cachez votre main. » « Les philosophes, dit-il encore (14 août 1767), doivent être comme les petits enfants ; quand ceux-ci ont fait quelque malice, ce n'est jamais eux, c'est le chat. » Le « chat » s'appellera donc Vernes, pour le Sentiment des Citoyens, et Ximénès pour les Lettres sur la Nouvelle Héloïse. Écoutons bien la leçon du maître. C'est Voltaire, toujours, passant à d'Alembert les consignes : que l'ennemi « sente les coups sans savoir de quel côté ils viennent » (25 février 1758) ; que « cent mains invisibles » le lapident et le déchirent, mais veillons à ce qu'il ne puisse, « en expirant, nommer celui qui l'assomme » (26 décembre 1764).
Et maintenant Jean-Jacques, au Livre XII de ses Confessions : « Je sens les atteintes des coups /.../ mais je ne puis voir la main qui les dirige. »
Du travail bien mené, comme on voit.


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