mercredi 27 février 2013

Henri Guillemin, préface aux Rêveries (2)

Mais enfin, pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils ont donc, les encyclopédistes, contre Rousseau ? Que leur a-t-il fait ? Cette grande haine a bien une cause. Cause, c'est le mot. La « secte » — l'expression est de Robespierre — a une cause, en effet; elle milite pour une cause. « Vous croyez vraiment, a demandé, en riant, à Voltaire le président Hénault, vous vous imaginez tout de bon que vous allez « détruire le christianisme » ? » Et Voltaire a répondu, d'un trait : « C'est ce que nous verrons » (20 juin 1760). Et il a ajouté, un mois plus tard (24 juillet 1760): « Serait-il possible que cinq ou six hommes de mérite, qui s'entendront, ne réussissent pas, après les expériences que nous avons eues de douze faquins [ce sont les apôtres] qui ont réussi ? »
Voltaire

L'Encyclopédie a une intention, qui est sa raison d'être. L'Encyclopédie est une machine de guerre. L'Encyclopédie a pour objet premier — inavouable, à sa date, mais essentiel, mais déterminant — l'extirpation du christianisme. Les philosophes considèrent la religion du « Pendu » (c'est Jésus-Christ, dans l'idiome de Voltaire) non pas seulement comme une sottise mais comme un malheur pour l'humanité. Le christianisme, c'est l'assombrissement de la vie. La vie est faite pour jouir, et le christianisme y gâche tout. D'où la ruée « philosophique ». «
Nous sommes à la veille d'une grande révolution de l'esprit humain, écrit à Diderot un Voltaire majestueux, et nous vous en aurons, Monsieur, la principale obligation. » Pas de méprise, attention! sur le vocabulaire de Voltaire. Pas de contresens. « Révolution », pour lui, est un terme qui n'a rien à voir avec ce que sera quatre-vingt-neuf et, encore moins, quatre-vingt-treize. Voltaire est du côté des nantis. Voltaire appartient (comme d'Holbach, comme Helvetius) à la classe entretenue, et qui entend bien rester telle. Que l'on ne touche pas, surtout, à l'ordre social ! Que la plèbe demeure à sa place, dans sa servitude nourrissante aux manieurs d'argent. Le peuple est fait pour travailler au profit des oisifs. Tout ce que Voltaire demande à la « populace », c'est le silence obéissant des esclaves. « Révolution », dans son dictionnaire, c'est affranchissement spirituel. Non des pauvres, cela va sans dire ; il est bon, au contraire, il est indispensable, même, que les prolétaires continuent d'absorber les bourdes cléricales sur le Paradis et l'Enfer. Sur l'Enfer particulièrement, dont la crainte, chez les démunis, est salubre au repos des riches. La « délivrance » qu'apporte au monde la Philosophie des Lumières concerne le « monde » seul, le monde des mondains.
L'entreprise prospérait. « Le monde se déniaise furieusement », observait le patriarche, allègre. Et de fait, dans les meilleures maisons de Paris, quand un prêtre, requis pour une extrême-onction obligatoire, demandait un crucifix, on ne parvenait à découvrir un de ces fétiches barbares qu'à l'étage des bonnes, sous les combles, ou chez un artisan du voisinage. Diderot, entre intimes, éclatait de joie : « Il pleut des bombes dans la maison du Seigneur. »
Et voilà qu'un goujat de Genève, ce Rousseau à qui les « frères» , gentiment, ont fait d'abord la courte échelle, l'associant à l'Encyclopédie dans la certitude qu'il était des leurs, tout à coup proférait des choses comme celles-ci : «
Il n'y a de livres nécessaires que ceux de la Religion. » Il nommait l'Évangile « le plus sublime de tous les livres » ; il déclarait, dans sa Profession de Foi du Vicaire savoyard: « Si la vie et la mort de Socrate furent d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. » Il y a dans sa voix cette vibration qu'aucun art n'imite, cette chaleur non feinte qui communique la sensation, à travers la page froide elle-même, d'une main sur la nôtre, d'un regard qui nous atteint droit. Quelqu'un est là qui respire, qui parle parce qu'il ne peut pas ne pas parler, qui énonce des choses ardentes, et engageant tout. Autrement dit un individu en qui « la secte », sur-le-champ, discerne le plus redoutable des gens d'en face, parce qu'il y croit, à ce qu'il dit, substantiellement, viscéralement, et que, dès ses premiers mots, la foule s'est mise à l'écouter. Autrement dit, encore, l'homme à abattre. 
Et le personnage ne se contente pas de se tenir debout, faisant barrage de son corps devant cette croix que la petite bande veut renverser. Il ajoute à son témoignage des propos délétères et abominables sur l'argent, sur les opprimés, sur l'accaparement du bien commun. C'est aux « gens de la populace », dit Grimm (Correspondance littéraire, 15 avril 1759), que Rousseau emprunte ses sophismes. Son Discours sur l'Origine de l'Inégalité, Voltaire le résume en deux lignes : basse rhapsodie 
« d'un gueux qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres ». Si ce forcené se faisait suivre, « il remettrait toutes choses dans le chaos », gémit Mme du Deffand
Mme du Deffand
La rumeur a commencé très tôt. Elle a deux thèmes, interchangeables ; le thème du dément et celui du Tartuffe; avec cette adjonction de Diderot : un « ennemi du genre humain». Rousseau déteste ses semblables. La preuve ? Il a quitté Paris pour aller vivre à la campagne. « Il n'y a que le méchant qui soit seul. » Et Voltaire commente : « Il se terre au fond d'un bois, comme un 
blaireau. » Mme Geoffrin, bonne 
« philosophe », dès 1754 daube dans son salon sur la « fausseté» et la « coquinerie » du citoyen de Genève ; et Bordes, qui pense comme il faut, signale à l'attention du pouvoir, en 1761, ce dangereux métèque on ne sait pourquoi toléré en France.

Il n'y sera plus toléré longtemps. Débute, en 1762, la chasse à l'homme, avec le décret du 9 juin. Et ce sera, pour Jean-Jacques, sa propre ville — où règne Voltaire — qui le condamne ; l'expulsion d'Yverdon ; la lapidation de Motiers ; la récidive d'expulsion (il a cherché asile à l'île Saint-Pierre ? Dehors !) et le grand assaut de 1766, Hume aidant ; et les zigzags ensuite du fuyard, de Fleury-sous-Meudon à Trye-le-Château, de Trye à Lyon, de Lyon à Grenoble, à Bourgoin, à Monquin ; et quand Rousseau, rentré à Paris, tente de faire connaître, par quelques lectures, ses
Confessions, Diderot qui se précipite chez le lieutenant de police pour l'alerter, pour qu'on noue, au moins, un bâillon sur la bouche de l'indésirable. 
(ndlr : ici, Henri Guillemin fait erreur ; c'est Louise d'Epinay qui a fait interdire la lecture des Confessions en public)
« Depuis qu'il est établi que je suis fou, note Jean-Jacques (5 juillet 1767), il est tout simple que les malheurs qui m'arrivent ne soient plus que des visions. »

L'objectif avait été d'abord de lui retirer toute audience. Mais l'affaire a été conduite de si ferme manière que, faute de pouvoir obtenir qu'on le tue (Voltaire s'y est vainement employé), l'équipe est parvenue tout de même à un résultat qui passe ses premières espérances. On criait derrière lui Au fou ! pour que le public ne l'écoutât point. Tout semble indiquer qu'il devient fou réellement. Il chancelle, rue Plâtrière, ses bouts de papier à la main. Il va s'écrouler. Non, hélas ! Rousseau retrouve son équilibre, avouant lui-même qu'il verse dans un excès de méfiance, qu'il a tort d'interpréter à mal, aussitôt, la moindre approche à son égard ; «
ma tête troublée » ; « mon imagination » qui s'« effarouche »... Le rédacteur du Journal de Paris, dix ans après la mort de Jean-Jacques, ne parlait pas à la légère dans son article du 7 septembre 1788 ; il voyait juste. Si cet homme traqué, disait-il, a pu, sans doute, s'exagérer le nombre de ses ennemis, il ne se trompait point, en tout cas, sur « la violence de la haine qui les animait » (1).

  

(1) Au tome XXII des Annales J.-J. Rousseau voir, p. 191, le curieux texte révélé par Jean Fabre. Il est tiré des notes manuscrites d'Etienne Dumont, qui fut un des collaborateurs de Mirabeau. Dumont a eu sous les yeux un « prétendu récit », anonyme, de la vie de Rousseau, récit « fort circonstancié, dans lequel il n'y avait sorte de vice crapuleux, d'escroquerie, d'aventures honteuses qui ne lui fussent attribués, jusqu'à ce qu'on arrivât, par degrés, à l'empoisonnement de femmes séduites ». Jean-Jacques ne connut jamais qu'une faible partie de la formidable campagne menée, pendant plus de vingt ans, contre lui.
Voltaire n'a pas lu les Rêveries du Promeneur solitaire. Dommage. Le sort le privait ainsi d'une félicité de surcroît. Ces « ennemis » dont Rousseau — ce « chien » (Voltaire à Florian, 26 décembre 1766) — recevait « les coups », savez-vous l'identification qu'il leur attribuait ? Les « médecins », et les « oratoriens ». Bouffonnerie joviale. Il est vrai qu'il « brûle », par instants. Mais cette piste qu'il entrevoit, il s'en écarte tout de suite. Les « philosophes » ? Assurément, ces messieurs ne l'aiment pas. Mais leur imputer des noirceurs, Jean-Jacques s'y refuse, tant il les connaît mal. Il n'a nulle idée du goût qu'ont « les frères » pour la dénonciation. Il n'a pas vu la lettre de Diderot (13 août 1749) à Berryer, chef de la police, ni les billets de Voltaire au conseiller Tronchin. Il n'a pas compris que l'édition, lancée à son insu, de La Reine fantasque est une prévenance de la confrérie à l'adresse des autorités civiles pour leur désigner un mauvais esprit. Il frôle l'arcane, cependant, dans sa « Troisième Promenade », à propos de ces « ardents missionnaires d'athéisme », de ces libertins dont le scepticisme est, au vrai, un « dogmatisme » intransigeant, et que leurs appels à la liberté n'empêchent point de se faire, pour leur part, incroyablement « impérieux » 

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