mardi 5 mai 2015

Rousseau vu par Melchior Grimm (1)

La Correspondance littéraire, philosophique et critique était un périodique français manuscrit destiné à quelques têtes couronnées étrangères. Elle fut publiée de 1747 à 1793. Fondée par Raynal sous le titre Nouvelles littéraires, elle fut reprise en 1753 par Melchior Grimm qui lui donnera son titre de Correspondance littéraire, philosophique et critique.
Longtemps proche de Jean-Jacques Rousseau, Grimm sera l'un des principaux acteurs du "complot" destiné à discréditer le philosophe genevois.
Voici comment il réagit, en 1762, au décret de prise de corps qui frappa Rousseau après la publication de l'Emile.
(les notes en gras sont de moi)


15 juin 1762.

SUR ROUSSEAU A PROPOS D’EMILE. 

L’orage qui s’est formé à l’apparition du livre de M. Rousseau sur l’éducation n’a pas tardé à éclater. Sur le réquisitoire de M. l’avocat général, le Parlement a décrété l’auteur de prise de corps, en condamnant l’ouvrage au feu. Cet arrêt est du 9 de ce mois, et M. Rousseau s’est sauvé dans la nuit du 8 au 9. On prétend qu’il a pris la route de la Suisse.

Cet écrivain, célèbre par son éloquence et sa singularité, vivait à trois lieues de Paris, dans une petite ville appelée autrefois Montmorency, et aujourd’hui Enghien, parce que c’est la capitale du duché de ce nom, appartenant à la maison de Condé (Rousseau emménagea chez Louise d'Epinay en avril 1756 ; après leur brouille, il s'installera au Petit-Montlouis, puis chez le duc de Luxembourg en mai 1759). La vallée qui s’étend depuis le coteau de cette petite ville jusqu’à la rivière de Seine est une des plus agréables contrées des environs de Paris. Elle est fameuse pour les cerises et d’autres fruits; c’est un jardin de l’étendue de plusieurs lieues, rempli d’habitations délicieuses. A côté de la petite ville de Montmorency est un château qui appartient, je crois, à Mme la duchesse de Choiseul, mais dont la possession à vie a été achetée par M. le maréchal duc de Luxembourg. Depuis plus de quatre ans que J.-J. Rousseau s’était fixé dans ce pays-là, il occupait tantôt sa petite maison de la ville, tantôt un appartement du château.


Il avait quitté tous ses anciens amis, entre lesquels je partageais son intimité avec le philosophe Diderot; il nous avait remplacés par des gens du premier rang (En peu de mots, voilà Rousseau relégué au rang de flagorneur en quête de protecteurs fortunés. Tout l'inverse d'un philosophe indépendant et libre, en somme...). Je ne décide pas s’il a perdu ou gagné au change; mais je crois qu’il a été aussi heureux à Montmorency qu’un homme, avec autant de bile et de vanité, pouvait se promettre de l’être. Dans la société de ses amis, il trouvait de l’amitié et de l’estime; mais la réputation, et plus encore la supériorité de talent qu’il était lui-même obligé de reconnaître à quelques-uns d’entre eux, pouvaient lui rendre leur commerce pénible, au lieu qu’à Montmorency, sans aucune rivalité, il jouissait de l’encens de ce qu’il y a de plus grand et de plus distingué dans le royaume, sans compter une foule de femmes aimables qui s’empressaient autour de lui. Le rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le jouer. J.-J. Rousseau a passé sa vie à décrier les grands; ensuite il a dit qu’il n’avait trouvé des vertus et de l’amitié que parmi eux. Ces deux extrêmes étaient également philosophiques: en m’amusant de ses préventions, je me moquais souvent de lui ("le rôle de la singularité"... Selon Grimm, Rousseau jouait à l'ermite dans l'espoir de faire parler de lui. On retrouvera la même accusation sous la plume de Voltaire, qui nommait son ennemi Diogène) .

Il avait un vilain chien qu’il avait appelé Duc, parce que, disait-il, il était hargneux et petit comme un duc. Lorsqu’il fut au château de Montmorency, il changea le nom de Duc en Turc. Ce déguisement avait quelque chose de lâche; il était plus digne du rôle que le citoyen genevois avait pris de laisser au chien son nom, comme un monument d’un injuste préjugé de son maître. Il pouvait même en faire une sorte d’hommage à M. le duc de Luxembourg, en lui disant: « C’est vous qui m’avez appris à savoir ce que c’est qu’un duc et à rectifier mes idées sur les gens de la cour. » Il est difficile qu’on soit sincèrement indifférent sur les grands, lorsqu’on s’en occupe sans cesse. Le vrai philosophe, en respectant leur rang, les oublie. L’estime est due aux qualités personnelles, et, quoi qu’en dise J.-J. Rousseau, il n’est pas incompatible qu’on soit prince et qu’on ait de grandes vertus. Je me plaisais à le combattre quelquefois avec ses propres armes. 
l'ermitage de Louise d'Epinay, où Rousseau vécut jusqu'en décembre 1757

Un jour il nous conta avec un air de triomphe qu’en sortant de l’opéra, le jour de la première représentation du Devin du village, M. le duc des Deux-Ponts l’avait abordé, en lui disant avec beaucoup de politesse: « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » et qu’il lui avait répondu: « A la bonne heure, pourvu qu’il soit court. » Tout le monde se tut à ce récit. A la fin je pris la parole, et je lui dis en riant: « Illustre citoyen et consouverain de Genève, puisqu’il réside en vous une partie de la souveraineté de la république, me permettez-vous de vous représenter que, malgré la sévérité de vos principes, vous ne sauriez trop refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d’eau, et que si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus déplacées? » Depuis il a dit, au château de Montmorency, des philosophes le mal qu’il disait autrefois des grands; mais je ne sais si ceux-ci défendaient les philosophes comme les philosophes les avaient défendus.(...) à suivre

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