samedi 30 mai 2015

L'Encyclopédie (7)


L'année 1758 sera un long chemin de croix pour Diderot.
Comme on l'a vu, la désertion de d'Alembert porte un rude coup à l'Encyclopédie.  Mais à relire la correspondance du géomètre, on se demande si cette défection est liée aux attaques subies (celles de Palissot et Fréron, notamment) ou bien aux nouvelles exigences financières du codirecteur de l'ouvrage. Celui qui, quelques années plus tôt, avait lancé son fameux mot d'ordre "liberté, vérité, pauvreté" est entretemps devenu membre prestigieux de toutes les académies d'Europe et pensionné par plusieurs mécènes. Et l'idéal des premiers temps à cédé la place à d'autres motivations plus vénales, comme le prouvent ses demandes de rallonge auprès des libraires.
Diderot en est d'ailleurs conscient, d'autant qu'il réclamera lui aussi une réévaluation de son salaire.
lettre à Sophie Volland, juillet 1762
Ce qui lui pèse, c'est de se retrouver seul face à ses adversaires et confronté à un immense ouvrage à achever. Surtout qu'après d'Alembert, ce sont Duclos et Marmontel qui quittent à leur tour l'entreprise.
Et dans le même temps, depuis Genève, l'agaçant Voltaire multiplie les appels du pied pour poursuivre l'impression à l'étranger.

"Que je vous plains de ne pas faire l’Encyclopédie dans un pays libre! Faut-il que ce dictionnaire, cent fois plus utile que celui de Bayle, soit gêné par la superstition, qu’il devrait anéantir; qu’on ménage encore des coquins qui ne ménagent rien; que les ennemis de la raison, les persécuteurs des philosophes, les assassins de nos rois, osent encore parler dans un siècle tel que le nôtre! "  
(lettre à Diderot, janvier 1758). 

Diderot
Excédé que le patriarche de Ferney donne raison à d'Alembert, Diderot finit par lui répondre :


"Votre avis serait que nous quittassions tout à fait l’Encyclopédie ou que nous allassions la conti­nuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci. Voilà qui est à merveille; mais le projet d’achever en pays étranger est une chimère. (...) Abandonner l’ou­vrage, c’est tourner la dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la déser­tion de d’Alembert, et toutes las manoeuvres qu’ils emploient pour l’empêcher de revenir! Il ne faut pas s’attendre qu’on fasse justice des brigands auxquels on nous a abandonnés; et il ne nous convient guère de le deman­der. Ne sont-ils pas an possession d’insulter qui il leur plaît, sans que personne s’en offense? Est-ce à nous à nous plaindre lorsqu’ils nous associent dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudrons jamais? Que faire donc? ce qui convient à des gens de courage: mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l’imbécillité de nos censeurs. (...) Est-il honnête de tromper l’espérance de quatre mille souscripteurs, et n’avons-nous aucun engagement avec les libraires? si d’Alembert reprend, et que nous finissions, ne sommes-nous pas vengés? Ah! mon cher maître, où est le philosophe? (...). Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie, et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée; je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir: Le repos, le repos! Et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent? Il faut travailler; il faut être utile. On doit compte de ses talents. Être utile aux hommes! Est-il bien sûr qu’on fasse antre chose que les amuser, et qu’il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte? " 
(lettre à Voltaire, février 1758)


A ces tracasseries viennent bientôt s'ajouter la rupture avec Rousseau, puis la tempête provoquée par la sortie de l'ouvrage De l'esprit d'Helvétius. Pour les dévots, qui jettent aussitôt les hauts cris, les thèses soutenues par ce proche de Diderot fournissent un nouveau prétexte pour attaquer violemment l'Encyclopédie.
Rendons cet honneur à Diderot : malgré le découragement qui l'envahit alors, il continue de faire face envers et contre tous. Au mois de juin 1758, en pleine tourmente, il se résigne enfin au départ de d'Alembert, mais réaffirme auprès de Voltaire sa volonté d'achever son grand ouvrage

"...mon arrangement avec les libraires est à peine conclu. Nous avons fait ensemble un beau traité, comme celui du diable et du paysan de La Fontaine: les feuilles sont pour moi, le grain est pour eux; mais au moins ces feuilles me seront assurées. Voilà ce que j’ai gagné à la désertion de mon collègue. Vous savez sans doute qu’il continuera de donner sa partie mathématique. Il n’a pas dépendu de moi qu’il ne fit mieux. Je croyais l’avoir ébranlé; mais il faut qu’il se promène. Il est tourmenté du désir de voir l’Italie. Qu’il aille donc en Italie; je serai content de lui s’il revient heureux, etc." 
( à suivre ici)

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