Ce texte de Jérémy Mercier
présente le dossier de la revue Humanisme, n°297 (octobre 2012), consacré aux
Anti-Lumières:
Dès le XVIIIe siècle, au nom du
catholicisme, de la monarchie et de la contre-révolution, une guerre fut menée
contre les valeurs des Lumières « franco-kantiennes » ayant préparé
idéologiquement la Révolution française. Aujourd’hui, au moment même où les
concepts de raison, de citoyenneté, de souveraineté populaire, de laïcité et de
Nation volent en éclats sur l’autel de la mondialisation et du néolibéralisme,
sans parler des dérives fondamentalistes religieuses, cette même guerre
continue. Pire, elle s’amplifie tandis que l’espace public tend à se réduire à
une sphère de spectacle et d’obscénité, attaquant méthodiquement les
constructions politiques et philosophiques de l’Aufklärung. Tandis que les
Lumières
« franco-kantiennes » (...) promouvaient la
sortie de l’homme de son état de minorité et le combat contre l’ordre existant,
ainsi que l’esprit critique, l’instruction publique, l’égalité des droits et
l’égalité entre hommes et femmes, la tolérance, la démocratie et l’universalité
humaine, le courant des anti-Lumières se développait, refusant tout à la fois
ces valeurs et l’émancipation de l’humanité, la critique de l’esclavage, du
colonialisme ; or, la République signifiait depuis Rousseau et Robespierre à la
fois la démocratie et la justice sociale. Burke et Herder, Joseph de Maistre,
de Bonald, Taine furent notamment, en Europe, les tenants d’un tel courant
anti-humaniste et anti-jacobin, en menant une guerre acharnée contre les fondements
et le legs des Lumières au nom de la toute puissance de l’Église, de la
monarchie qui se fondent sur l’inégalité des droits.
Maurice Barrès, Charles Maurras
ou encore Spengler, Heidegger et Carl Schmitt furent, plus tard, les
continuateurs européens d’une telle lutte contre l’autonomie du sujet, le
rationalisme, l’éminence des droits de l’homme, la tolérance et l’attention à
l’humanité. Le noyau commun des anti-Lumières, du XVIIIe siècle à nos jours,
consiste en effet à liquider la liberté de l’individu et le pluralisme des
valeurs démocratiques, tout en exaltant l’anti-jacobinisme et la violence.
Mussolini, Hitler, Franco comme Pétain purent, à ce titre, se réclamer de
telles valeurs anti-Lumières, en promouvant un renversement conservateur aboutissant
à la destruction d’une partie de l’humanité. Joseph de Maistre avait pu déjà
théoriser ce renversement en souhaitant que « la contre-Révolution ne soit pas
une révolution contraire mais le contraire de la Révolution ». C’est
précisément dans la contre-Révolution que se place le projet des anti-Lumières.
Mais leur hostilité de principe à
la démocratie, à la res publica, au suffrage universel et aux droits sociaux,
comme à la laïcité de l’État, n’est malheureusement pas en recul de nos jours.
Au contraire, il semblerait que les idées des anti-Lumières se développent plus
qu’il n’y paraît. Prendra-t-on l’exemple d’un récent débat problématique sur
l’identité nationale en France pour se convaincre de l’omniprésence de leurs
thèses « identitaires », en rupture totale avec les Déclarations des droits de
l’homme ? Pensera-t-on plutôt à l’émergence dangereuse des néofascismes et aux
succès fulgurants des extrémismes nationalistes, xénophobes et/ou religieux ?
Ou bien s’en tiendra-t-on à retenir les actes contre la laïcité, par le
financement public actuel de cultes religieux et d’écoles privées tout en
rappelant qu’à la même époque, celle d’un fameux discours du Latran, d’autres
responsables politiques rendaient en France et sous les ors de la République,
un hommage à Napoléon III, auteur du coup d’État contre la IIe République, de
la censure de la Marseillaise,du rétablissement des privilèges et de l’exil
contraint de Victor Hugo ? (…)
Les
anti-Lumières sont hostiles aux Lumières précisément parce que, tels les
néoconservateurs ou les néofascistes actuels dont nous parle Alexandre Dorna,
ils veulent un monde dominé par l’autoritarisme (religieux, économique,
politique) et l’obscurantisme, monde combattu par les démocrates, comme le fut
le pétainisme par les immenses résistants.
Aujourd’hui, un indéniable besoin
d’éclairer et d’illuminer se fait sentir, contre ce « manteau idéologique » des
anti-Lumières qui veut briser l’expression de la volonté générale et la
République même pour retourner à un état de nature inégalitaire, soumis à
l’argent-roi, aux conflit « identitaires », aux dérives religieuses sinon spirituelles (...) Il est dans ces conditions
bien regrettable que le procès des Lumières fasse presque parti d’un rite
collectif à la mode chez certains intellectuels contemporains, tant la
méconnaissance de ce mouvement de libération de l’individu et de la société des
tutelles théologico-politiques fut considérable et offrit un humanisme qui est
encore aujourd’hui irremplaçable. (...) Faudrait-il se résigner à accepter la pensée du marché et à cautionner
le reniement et la destruction de l’humanisme des Lumières ? Ne plus songer à
la liberté, l’égalité, la fraternité et la défense de la dignité de la personne
humaine, en résistance à l’impérialisme économique, destructeur de
civilisation, de cultures et de vies, car aussi coupable du fait que toutes les
cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim et que « l’extrême
pauvreté » dans le monde touche près de 89 millions de personnes vivant avec
moins de 1,25 dollar par jour, pendant que les pays pratiquant la peine de mort
continuent de se développer ?
Mais peut-être commencera-t-on,
avant toute chose, par se rappeler surtout, (...) à résister à toute forme de fanatisme, à user de
sa raison et à maintenir vive la flamme du flambeau des Lumières et de
l’humanisme, par delà leurs multiples acceptions, pour résister aux pièges des
anti-Lumières du XVIIIe siècle à nos jours.
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