mardi 16 juin 2015

Diderot et les physiocrates

Les Encyclopédistes ont longtemps défendu la théorie économique des physiocrates, partisans de la libre circulation des marchandises. Cependant, la mise en oeuvre par le pouvoir royal (en 1763-1764) de cette nouvelle doctrine économique se révéla désastreuse.
( Concernant les physiocrates, voir ici et ici les articles qu'on leur a consacrés en 2013, en réponse à une intervention de l'historienne Marion Sigaut. )
Diderot

En 1770, dans son Apologie de l'abbé Galiani, Diderot prend à son tour le parti des opposants aux physiocrates et se fait le défenseur du dirigisme étatique, le tout au nom de l'intérêt général. Voici quelques extraits de sa réflexion.

"Les répartitions graduelles de province à province que promettent les économistes sont chimériques, surtout dans les temps de disette. D'abord les distances sont quelquefois très considérables. Ainsi le blé sera en Lorraine à quatorze livres le seltier, et à cinquante lieues à vingt-cinq, il sera à vingt-quatre, à trente, à trente-six sans qu'on y en porte ; et pourquoi ? C'est que l'alarme ferme les greniers de la province abondante ; c'est que le blé pouvant arriver au lieu de la disette d'une infinité de côtés, il ne vient d'aucun, chacun craignant d'arriver trop tard et de perdre ; c'est qu'il est très difficile de discerner une disette simulée d'une disette réelle, et que la première cesse tout à coup ; c'est que les cris ne s'élèvent qu'à l'extrémité, c'est qu'alors le temps presse, parce que la faim ne souffre pas de délai ; c'est que si les greniers éloignés se ferment, la cupidité qui espère toujours un plus haut prix, la terreur qui craint de manquer, ferment ceux de la province ; c'est qu'alors l'autorité est forcée de s'en mêler, et que si l'année dernière elle ne fût pas intervenue, et que si elle n'y pourvoit cette année, le monopole le plus simple conduira les citoyens dans la même ville à s'égorger, les habitants de différentes villes à se piller ; c'est que la misère rend les convois hasardeux ; on craint d'être pillé en route, d'être pillé au marché ; c'est que le blé était chez moi à quarante-deux livres l'émine, et qu'il n'en venait point de Saint-Dizier, qui n'est qu'à dix-huit lieues, où il était à vingt-huit livres. 

C'est que l'état des blés dans une ville n'est jamais à ce degré d'évidence pour les particuliers propre à les rassurer ; que le spectacle de la misère étrangère effraie au point d'aimer mieux garder sa denrée, même avec superfluité, que de courir les risques et les maux qu'on voit à côté de soi, en en manquant ; c'est qu'alors, comme on ne sait ce qui sort, ni ce qui reste, le particulier ne vend pas, sauf à vendre à ses concitoyens, si le blé hausse ; c'est que le peuple ameuté s'oppose à la sortie ; c'est que la sortie faisant hausser le blé dans l'endroit, chacun laisse vendre les plus pressés, et qu'on se dit à soi-même : j'aurai le même prix, et je le trouverai à ma porte ; c'est qu'il faut laisser là les vues générales, et entrer dans tout ce détail de craintes, d'avidité, d'espérance, si l'on veut calculer juste.
Je ne sais si vous avez senti vous-même combien cet endroit de votre réponse était faible et défectueux ; car tout de suite vous appelez au secours de la libre et illimitée exportation les droits sacrés de la propriété, qui ne sont malheureusement, s'il faut en dire mon avis, que de belles billevesées. 
Est-ce qu'il y a quelque droit sacré lorsqu'il s'agit d'affaire publique, d'utilité générale réelle ou simulée ? "

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...