A en croire l'abbé Duvernet, qui rapporte l'épisode dans la vie de Voltaire, le poète se serait empressé de retrouver le chevalier de Rohan dans la loge de Mlle Lecouvreur et il aurait alors tenu ce discours grandiloquent :
"Monsieur, si quelque affaire d'intérêt ne vous a point fait oublier l'outrage dont j'ai à me plaindre, j'espère que vous m'en ferez raison."
Un rendez-vous aurait même été pris pour le lendemain matin à la porte Saint-Antoine. Bon... Peu nous importe, au fond, que Voltaire se soit vraiment rêvé en spadassin intrépide !
En fait, seule nous intéresse la réaction du sieur de Rohan, et elle est accablante : à la sortie du théâtre, le courageux militaire (une "plante dégénérée" disait de lui Duvernet) se rue chez son oncle le cardinal, et pour prévenir tout risque, on ressort des cartons une épigramme (la première venue, qui n'était d'ailleurs pas de Voltaire !) raillant la Marquise de Prie, alors maîtresse du régent.
Io, sans avoir l'air de feindre,
D'Argus sut tromper tous les yeux.
Nous n'en avons qu'un seul à craindre,
Pourquoi ne nous pas rendre heureux ?
Les lecteurs peu avisés auront sans doute oublié que le premier ministre était borgne... Les autres comprendront la réaction du Régent qui donne aussitôt l'ordre de mener Voltaire à la Bastille.
Au passage, on notera la présence de ces 65 louis d'or dans les poches du poète, preuve s'il en fallait que Voltaire s'apprêtait à fuir après avoir commis son attentat...
Fort de son bon droit, ce dernier proteste aussitôt auprès du ministre du département de Paris :
"Je remontre très humblement que j'ai été assassiné par le brave chevalier de Rohan, assisté de six coupes-jarrets, derrière lesquels il était hardiment posté. J'ai toujours cherché depuis ce temps à réparer, non mon honneur, mais le sien, ce qui était trop difficile (...)"
Il n'est d'ailleurs pas le seul à s'émouvoir de l'injustice qu'on lui fait subir. Dans ses mémoires, le duc de Villars note à juste titre que dans cette triste affaire, la loi a été bafouée :
La mauvaise conscience du ministre est telle qu'il écrit dans la foulée au gouverneur de la Bastille :
"Le sieur de Voltaire est d'un génie à avoir besoin de ménagements. S.A.R a trouvé bon que j'écrivisse que l'intention du roi est que vous lui procuriez toutes les douceurs et la liberté de la Bastille qui ne seront point contraires à la sécurité de sa détention."
La "liberté de la Bastille"... L'admirable formule que voilà ! Le gouverneur s'exécute docilement et ouvre immédiatement les portes de la prison au ballet des visiteurs.
Le 1er mai 1726, nouvelle lettre du lieutenant-général de police Hérault :
Le ridicule de la situation est devenu tel qu'on décide dans la foulée de libérer Voltaire. Cet élargissement est néanmoins accompagné d'une condition : le poète doit s'engager à s'éloigner de cinquante lieues. Le 2 mai, il quitte Paris pour Calais, accompagné d'un exempt chargé de sa surveillance. Il embarque pour l'Angleterre quelques jours plus tard, vraisemblablement le 9 mai.
Cet épisode de la détention de Voltaire a souvent fait rire ses détracteurs. Songez par exemple aux toutes récentes rodomontades de Marion Sigaut. Sans doute ont-ils raison. Pourtant, quand on repense aux combats qu'il a menés par la suite, aux Calas et aux La Barre qu'il a défendus envers et contre tous, on ne peut s'empêcher de se ressouvenir de cette cicatrice laissée par une blessure d'amour-propre...
Ancien homme politique, Josselin de Rohan est le 14è duc de Rohan |
"aux toutes récentes rodomontades de Marion Sigaut..."
RépondreSupprimerVous faites preuve d`une retenue et d`une courtoisie qui vous honore,mon cher Olivier.