vendredi 6 décembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (3)

À François-Augustin de Moncrif, le 24 [septembre 1723] :
« Dites, je vous en prie, à M. d’Argenson que je suis bien ennuyé de le voir lieutenant de police. J’ai pourtant besoin de lui car il faudra qu’il mette bientôt son nom au bas de Marianmne. J’ai encore plus besoin de son approbation que de sa signature. » 

Ce comte d’Argenson, plus jeune que Voltaire de deux années et son ancien condisciple au collège Louis-le-Grand alors tenu par les jésuites, était devenu lieutenant général de police à l’âge de 24 ans, en 1720, date à laquelle son père, le marquis d’Argenson, avait lui-même mis fin à une carrière qui avait également fait de lui un lieutenant général de police (1697-1718), créateur de la première véritable police politique de France et réorganisateur du fameux système des “lettres de cachet”. Pour finir, il avait été nommé président du conseil des Finances et garde des Sceaux… Parmi les attributions du lieutenant général de police figurait le contrôle des activités de librairie… Mais Voltaire ne pouvait pas encore imaginer qu’en la personne du comte d’Argenson, il tenait le futur ministre de la Guerre (1743-1757), l’homme le mieux placé pour choisir les munitionnaires.
Et puis il y a encore un petit supplément, puisque le comte avait un frère, élève lui aussi à Louis-le-Grand, du même âge exactement que Voltaire. Ce marquis seconde génération serait une vingtaine d’années plus tard ministre des Affaires étrangères (1744-1747), c’est-à-dire le principal responsable français de tractations internationales qui toucheront le coeur même du développement de la fortune personnelle de Voltaire.
le marquis d'Argenson, ami de Voltaire
 Enfin, pour revenir à la lettre de septembre 1723, soulignons que le poète ne tardera pas à expérimenter ce fait que l’approbation (privée) d’un responsable en ce qui concerne les qualités intrinsèques (ou idéologiquement utilisables) d’une oeuvre littéraire peut très bien ne pas s’accorder avec les décisions (publiques) qu’il est amené à prendre à son endroit, et vogue la lettre de cachet…, avec en ligne de mire la forteresse de la Bastille.
À la marquise de Bernières, [vers le 10 juillet 1724] :
« M. de Richelieu ira à Vienne au mois de novembre. » 
Ce Richelieu-là est le petit-neveu du cardinal de même nom. Lui aussi il est un ancien du collège Louis-le-Grand. Il a deux ans de moins que Voltaire, et c’est le futur maréchal de France (1748) qu’il faudra à celui-ci. Il a été dûment formé à la guerre par le… maréchal de Villars, et ceci dès son plus jeune âge (1712-1713 ; il avait donc seize et dix-sept ans). Il ne cessera de rendre tous les services possibles au philosophe, y compris en lui empruntant des sommes énormes qu’il ne sera à peu près jamais en situation de rétribuer aux dates convenues, ce qui ne lui vaudra pas le moindre reproche direct, phénomène absolument inouï par ailleurs chez le très âpre financier Voltaire.
le duc de Richelieu
Le duc de Richelieu, pair de France, c’est, comme nous le verrons, le sommet de la hiérarchie, non seulement politique, mais humaine, selon le patriarche de Ferney. Sa dépravation, entendue de toutes sortes de manières, son impéritie, sa suffisance, les pillages mémorables de son armée dans le Hanovre, etc., etc., seront autant d’éléments qui conforteront l’admiration que lui voue le grand prêtre de ce qui est, somme toute, non pas même la tolérance du crime organisé, mais son exaltation à tout va.
À la marquise de Bernières, le [17 août 1724] :
«  ...je compte profiter demain de la bonté que vous avez de me prêter votre appartement. » 
 « Puisque vous savez mes fredaines de Forges, il faut bien vous avouer que j’ai perdu près de cent louis au pharaon selon ma louable coutume de faire tous les ans quelque lessive au jeu. »
Qu’est-ce donc que cent louis ? Nous avions précédemment constaté que la rémunération d’un fantassin, avec les spécificités qui caractérisent l’activité de celui-ci, pouvait à peine dépasser 100 livres par an. Cette même somme, doublée, paraît pouvoir être reconnue comme représentant le salaire annuel d’un manouvrier de condition moyenne. Il ne peut toutefois s’agir que d’un indice dont la fiabilité demeure incertaine, à l’égal du très officiel salaire minimum de l’époque contemporaine qui rencontre, lui aussi, toutes sortes d’exceptions. Quelles que soient ses imperfections, nous prenons toutefois le parti d’en faire notre étalon des rémunérations et des fortunes, c’est-à-dire un représentant aussi fidèle que possible de la valeur économique engendrée par le travail. Ainsi donc, 200 livres (ou 200 francs, puisque les deux dénominations se confondent) correspondront, dans cet ouvrage, à une année de travail manuel moyen effectué dans les conditions de l’époque. Il n’est censé assurer que la survie et le maintien en l’état de la population laborieuse de base.
À cette aune, que représentent les cent louis perdus au jeu par le jeune Voltaire ? Le louis valant 24 livres, nous voyons qu’il s’agissait de 2400 livres, ou encore, tout simplement, de 12 années de travail… Comptez les mois, comptez les semaines, comptez les jours, comptez les heures, et le malheur de chaque seconde de soumission, etc… Comment se peut-il qu’une quelconque société des hommes puisse en être là ? Que les uns dominent tellement quand les autres rampent tellement ? Mais croit-on que cela puisse se réaliser et se perpétuer sans qu’il y faille des armes et quelques massacres, et puis des spécialistes du mensonge et du “je t’y perds et je t’embrouille” en quoi consiste la formation de “l’opinion publique” ?
Barry Lyndon, de S. Kubrick
Voilà le bric-à-brac que nous allons bientôt découvrir sous la célèbre marque de fabrique : Voltaire & Cie.
À Nicolas-Claude Thieriot, le 26 septembre [1724] :
« J’ai engagé M. le duc de Richelieu à vous prendre pour son secrétaire dans son ambassade. » 
« Vous n’êtes pas riche et c’est bien peu de chose qu’une fortune fondée sur trois ou quatre actions de la compagnie des Indes : je sais bien que ma fortune sera toujours la vôtre, mais je vous avertis que nos affaires de la chambre des comptes vont très mal et que je cours risque de n’avoir rien du tout de la succession de mon père.» 
Le décès du père de Voltaire remontait au 1er janvier 1722. Ce receveur des épices à la cour des Comptes laissait trois héritiers : l’aîné, Armand ; Catherine ; François dit Volterre. Après différents calculs, la part de ce dernier s’établissait à 152 934 livres, ce qui, rapporté à notre étalon de mesure de la valeur par le temps de labeur, représente 764 années de travail manuel. En vivant dix fois mieux qu’un manouvrier, et à ne rien faire qu’à dépenser peu à peu son capital, Voltaire en avait donc pour près de 80 années… Évidemment, avec ce type d’économie domestique, il ne faudrait pas avoir trop souvent besoin de se livrer à des lessives de 2400 livres au pharaon ou au biribi. Mais, sur cet aspect des choses, le fantôme du père montait la garde avec la plus grande vigilance…
Échaudé d’avoir dû dépenser 4000 livres pour couvrir certaines dettes du petit dernier, et bien persuadé d’avoir finalement affaire à un mauvais sujet, Arouet père avait organisé son testament de telle sorte que le cadet de ses fils trouverait sa part d’héritage limitée au seul usufruit, sans pouvoir du tout porter la main sur le capital, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans révolus au moins, le président de la chambre des Comptes devant alors, c’est-à-dire à compter de 1729, évaluer le sérieux de son comportement pour, éventuellement, lui remettre l’intégralité de sa part d’héritage. L’usufruit perçu chaque année d’ici là, et versé par le frère qui reprenait la charge paternelle, qu’était-ce donc ? 4250 livres. Soit l’équivalent de 21,5 années de travail par année où Voltaire aurait pu ne rien faire que toucher sa rente en laissant intact son capital. Consommation possible en se tournant les pouces : 21,5 fois mieux qu’un manouvrier échappant au chômage. Mais pas de lessive !
Or, quoique dissipé, et embastillé, comme on l’a vu, pendant onze mois sur ordre du régent, Voltaire n’en avait pas moins obtenu de celui-ci, pour ses activités de poète, une pension annuelle de 2000 livres (c’est un supplément annuel de 10 années de travail). Par ailleurs, le décès de son père lui avait permis de récupérer les titres déposés chez lui pour qu’ils y demeurent en sécurité. Il y fait allusion dans sa lettre : il s’agit de trois actions de la compagnie des Indes et de cinq billets de banque de mille francs chacun.
Tout ceci additionné, nous allons bientôt constater que c’est encore et toujours la disette, peut-être même l’humiliation. Le fait est que, par acte sous-seing privé du 4 mai 1723, Voltaire avait pris en location, pour la modique somme de 600 livres par an, un appartement dans l’hôtel des époux Bernières. Il fallait y ajouter 1200 livres par année pour l’entretien de lui-même et de son ami Thieriot. C’était manifestement avoir un trop gros appétit, d’autant qu’il était par ailleurs engagé dans l’édition de Henri IV qu’il réalisait à ses frais.
À Nicolas-Claude Thieriot, le [27 juin 1725] :
« Si je ne puis aller à La Rivière qu’après avoir apaisé le tyran du lieu par de l’argent, il n’y a pas d’apparence que je fasse le voyage. Je n’ai pas de quoi acheter ce que je voudrais acheter bien cher, le plaisir de vivre longtemps avec Mme de Bernières et avec vous. Je suis obligé de m’accommoder à présent avec les graveurs qui ne sont pas payés encore ; ils ont consenti à ne toucher que la moitié jusqu’au débit de Henry IV. Il est juste qu’un président à mortier en use encore plus noblement. En vérité, lorsque Mme de Bernières me pressa de loger chez elle, lorsque j’y consentis malgré moi, lorsque je vous introduisis dans la maison, je ne m’attendais pas qu’un jour je serais traité de la sorte, qu’on abuserait du dérangement de ma petite fortune pour me tenir le poignard sur la gorge, qu’on ne daignerait pas attendre l’impression de mon poème pour me faire payer quelques quartiers d’une pension très forte, que l’on n’entrerait point dans les dépenses nécessaires d’un appartement que je loue très cher, et qu’on me traiterait comme on n’oserait pas traiter un étranger pour qui on aurait un peu de considération. Si Mme de Bernières sentait cela comme elle le doit, si vous le lui faisiez sentir, comme je puis dire que vous le devez, elle ferait rougir son mari d’une indignité si honteuse. »
Et voici le petit coup de patte qui est bientôt adressé à la dame…
À la marquise de Bernières, le 20 août [1725] :
« Adieu ma chère reine, conservez-moi toujours bien de l’amitié. Je pars incessamment pour aller à Fontainebleau. Si j’y trouve un gîte, j’y ferai ma cour à la reine ; si je ne suis point logé, j’irai à La Rivière-Bourdet. Je ne donne la préférence sur vous qu’à Marie Leszczynska. » 
…comme, auparavant, votre compagnie m’agréait bien plus que celle des Indes. Car, nous voici en présence de la future reine de France, dont c’est le mariage, et à qui il convient d’aller faire sa cour : quelle nouvelle prébende cela nous vaudra peut-être de recueillir ?
À la marquise de Bernières, le [17] septembre [1725] :
« Je me garderai bien, dans ces premiers jours de confusion, de me faire présenter à la reine. J’attendrai que la foule soit écoulée et que sa majesté soit un peu revenue de l’étourdissement que tout ce sabbat doit lui causer. Alors je tâcherai de faire jouer OEdipe et Mariamne devant elle. Je lui dédierai l’une et l’autre. Elle m’a déjà fait dire qu’elle serait bien aise que je prisse cette liberté. » 
À George Ier, roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, le 6 octobre [1725] :
« Il y a longtemps que je me regarde comme un des sujets de Votre Majesté. J’ose implorer sa protection pour un de mes ouvrages. C’est un poème épique dont le sujet est Henri IV, le meilleur de nos rois. La ressemblance que le titre de père de ses peuples lui donne avec vous, m’autorise à m’adresser à Votre Majesté.
J’ai été forcé de parler de la politique de Rome, et des intrigues des moines. J’ai respecté la religion réformée ; j’ai loué l’illustre Élisabeth d’Angleterre. J’ai parlé dans mon ouvrage avec liberté, et avec vérité. Vous êtes, Sire, le protecteur de l’une et de l’autre ; et j’ose me flatter que vous m’accorderez votre royale protection pour faire imprimer dans vos États un ouvrage qui doit vous intéresser, puisqu’il est l’éloge de la vertu. » 
le roi George Ier
 
Là, évidemment, c’est tout de suite beaucoup plus fort et beaucoup plus risqué, puisque nous voici de plain-pied dans la grande politique et qu’ici Voltaire vise, dès le départ, au plus haut. De quoi s’agit-il ? De s’immiscer – par le biais d’un récit historique en vers qu’il consacre à l’ex-roi de Navarre, Henri le réformé – dans le grand différend qui avait opposé Louis XIV à la couronne d’Angleterre telle que les conflits religieux en avaient marqué la destinée.
La révolution de 1688 avait porté sur le trône le protestant Guillaume III d’Orange. En France, il y avait alors à peine trois années que Louis XIV avait procédé à la révocation de l’Édit de Nantes, ouvrant ainsi la voie aux pires persécutions contre les disciples de Calvin et de Luther. La politique extérieure du roi de France, fermement appuyée sur le principe de la monarchie de droit divin, évitait tout apaisement avec l’Angleterre pour ne pas paraître s’accommoder avec un pays où les droits politiques du Parlement étaient désormais reconnus.
Cependant, après différents affrontements guerriers, la lassitude générale avait conduit à la paix de Ryswick (1697), à l’occasion de laquelle Louis XIV avait restitué ses quelques conquêtes récentes, sauf Strasbourg. Il importe aussi de souligner que, tout au long de la période, Guillaume n’avait pas hésité à utiliser l’ardeur des huguenots disséminés ici ou là sur le sol français, pour diffuser des pamphlets qui s’en prenaient violemment au roi catholique présenté sous la figure du tyran. Ainsi, selon Lucien Bély, vit-on Pierre Jurieu, un pasteur réfugié à Rotterdam, tenter “
de mettre sur pied un vaste réseau d’espionnage en France en installant deux personnes dans chaque port important. Mais les échanges de lettres furent repérés, les dépêches ouvertes, les correspondants arrêtés et condamnés. Les espions de Marseille ne furent pas découverts et ils étaient soutenus par des banquiers suisses.” Ces derniers appartenaient, bien sûr, à “la prétendue religion réformée”…
Plus tard, à l’occasion des rivalités suscitées par la succession au trône d’Espagne, et par-delà les intérêts de domination en Europe et dans le monde qu’elle opposait, c’est le même conflit qui reparaît : religieux, mais aussi politique, puisqu’il posait le problème de la place du droit divin dans l’établissement de la monarchie. Guillaume III étant mort en 1702, Anne lui succéda, puis en 1714, voici le tour de George Ier, celui-là même à qui Voltaire vient proposer de publier
Henri IV dans son royaume…
Or, mettre vivement en exergue Henri IV, le réformé à peine converti, et surtout le promoteur de l’Édit de Nantes, en sous-entendant qu’il aura été meilleur roi que Louis XIV entre autres, c’était faire injure au jeune roi de France, Louis XV, et à son ancien précepteur et désormais premier ministre, le très vieux et très sourcilleux cardinal de Fleury. Procéder à cette édition à partir d’un pays étranger et spécialement à partir de l’Angleterre, c’était – tout en saluant rétrospectivement la politique d’accommodement et même d’alliance du régent (décédé en 1723) – trahir les intérêts fondamentaux de la monarchie de droit divin en France, et perpétrer un crime tout autant contre le roi que contre Dieu.
Quant à George Ier, on imagine le ravissement qui aurait pu être le sien si, à ce moment-là, Voltaire avait déjà été, en Angle-terre, autre chose qu’un illustre inconnu.
À la marquise de Bernières, le [17 octobre 1725] :
«
Je pars dans deux jours avec M. le duc d’Antin pour aller à Bellegarde voir le roi Stanislas, car il n’y a sottise dont je ne m’avise […]. » 
Ce dernier est le papa de Marie Leszczynska… un éventuel levier supplémentaire…
À Nicolas-Claude Thieriot, le 17 octobre [1725] :
«
J’ai été ici très bien reçu de la reine, elle a pleuré à Mariamne, elle a ri à L’Indiscret, elle me parle souvent, elle m’appelle : mon pauvre Voltaire. Un sot se contenterait de tout cela. Mais malheureusement, j’ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de choses, et que le rôle d’un poète à la cour, quelque agréable qu’il puisse être, traîne toujours avec lui un peu de ridicule, et qu’il n’est pas permis d’être en ce pays-ci sans aucun établissement. » 
À la marquise de Bernières, à Nicolas-Claude Thieriot et à Pierre-François Guyot Desfontaines, le 13 novembre [1725] :
«
La reine vient de me donner une pension sur sa cassette de quinze cents livres [versement annuel de l’équivalent de 7,5 a.d.t.(années de travail)] que je ne demandais pas ; c’est un achemi-nement pour obtenir les choses que je demande. Je suis très bien avec le second premier ministre, M. Duverney. » 27
Duverney, de la fratrie des Pâris…
Tout va bien, et voilà que soudainement tout va mal : dans la nuit du 17 au 18 avril 1726, Voltaire reprend le chemin de la Bastille… 

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