mercredi 4 décembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (2)


 Venons-en maintenant aux premières grandes manoeuvres…
Ancien précepteur de Philippe d’Orléans, qui était devenu régent après la mort de Louis XIV et en attendant la majorité du futur Louis XV, le désormais cardinal Dubois avait reçu la responsabilité de mener la politique étrangère du royaume à l’abri des regards indiscrets du conseil de Régence et du conseil des Affaires étrangères. Placé sous l’autorité directe et personnelle du souverain par intérim, il avait procédé à un rapprochement avec l’ennemi permanent de la fin du règne du roi-soleil : l’Angleterre. Or, au moment où Voltaire s’adresse à lui, le cardinal Dubois est sur le point de devenir très officiellement premier ministre (22 août 1722), mais c’est pour mourir un an plus tard (10 août 1723).
le régent Philippe d'Orléans (de 1715 à 1722)
 L’un des côtés remarquables de la lettre du poète au cardinal tient au fait que le premier manifeste, pour sa part, un renversement d’alliance tout aussi remarquable, mais bien plus tardif : ce qui ne peut que le rendre suspect. En effet, quelques années plus tôt, le très jeune Voltaire avait séjourné au château de Sceaux où une petite cour se trouvait rassemblée autour de la duchesse du Maine, épouse d’un fils bâtard légitimé de Louis XIV. Cette dame devait porter son hostilité initiale au régent et aux alliances qu’il prétendait mettre en oeuvre à travers Dubois, jusqu’au point d’organiser bientôt, en liaison avec le prince Cellamare, ambassadeur d’Espagne, un complot qui, déjoué, se traduisit, le 9 janvier 1719, par la déclaration de guerre de la France à l’Espagne, ce qui était la copie d’une décision semblable prise peu de temps auparavant par… l’Angleterre.
Mais, lorsque nous le retrouvons en 1719, Voltaire a déjà reçu, depuis un an et demi, une leçon qui lui a fait sentir où se situe le pouvoir réel. Des vers qui lui étaient attribués, et qui étaient vraisemblablement de lui, mettaient en exergue d’éventuelles relations incestueuses entre le régent, Philippe d’Orléans, et sa fille, la duchesse de Berry. Ces quelques lignes avaient valu au poète de séjourner pendant onze mois à la Bastille (16 mai 1717 – 14 avril 1718). Sa fréquentation ancienne de la duchesse du Maine ne pouvait certes qu’ajouter un petit supplément à son discrédit. Mais on voit bien que la soudaineté de son ralliement, corps et biens, à la politique du régent et aux aspects secrets – diplomatiques autant que militaires – auxquels il prétendait mettre la main, ne pouvait que susciter la plus extrême méfiance. L’essentiel ici est qu’il ait osé tenter l’aventure, et on voit avec quelle impudence. 
D’où tirait-il les informations dont il fait étalage auprès du cardinal Dubois qui était tout de même un expert ? De sa fréquentation du maréchal de Villars (qu’on voit apparaître dans la lettre) en son château de Vaux, l’ancienne habitation du malheureux surintendant Fouquet…
 le cardinal Dubois, 1er des ministres sous la Régence

Si la maréchale de Villars, bien plus jeune que son époux, s’était quelque peu entichée du poète de petite cour, le vieux guerrier, lui, a bien des choses à dire et, en particulier en ce qui concerne la fine équipe – en réalité, de bons gros messieurs, ainsi que les révèlent leurs portraits – la fine équipe, tout de même, des quatre frères Pâris. Car, il faut s’y résoudre, ils sont bien quatre, et l’aîné est alors le plus riche et le plus puissant…
À Nicolas-Claude Thieriot, le [31 mai 1723] :
«
Si vous avez soin de mes affaires à la campagne, je ne néglige point les vôtres à Paris. J’ai eu avec M. Pâris l’aîné une longue conversation à votre sujet, je l’ai extrêmement pressé de faire quelque chose pour vous, j’ai tiré de lui des paroles positives et je dois retourner incessamment chez lui pour avoir une dernière réponse. »
L’aîné, c’est Antoine ; le suivant, c’est Claude ; nous connais-sons déjà les deux plus jeunes. D’où vient la fortune des deux grands frères ? Selon l’un de leurs biographes, l’abbé Pierrard :
I
ls s’enrichirent dans les entreprises des guerres qui commençèrent en 1700 pour finir en 1713. Leur crédit commença à s’affirmer à partir de 1707.”
Parmi les causes d’une réussite qui paraît plutôt soudaine et relativement démesurée, Robert Dubois-Corneau retient “
les relations qu’ils avaient à la Cour. Le duc de Beauvilliers, précepteur du duc de Bourgogne [le dauphin soi-même], Desmarets, contrôleur général des Finances, les maréchaux de Villeroy et de Villars les honoraient de leur protection”.
Revoici donc les maréchaux du Mémoire. Robert Dubois-Corneau continue de plus belle :
Louis XIV ayant formé le projet de faire commander l’armée de Flandre par le dauphin et le maréchal de Villars, le ministre de la Guerre, M. de Chamillart [du Mémoire, lui aussi], eut ordre de fournir un état des approvisionnements sur la frontière. M. de Chamillart écrivit aussitôt à Pâris l’aîné de se trouver à Meudon avec ses trois frères pour rendre compte au dauphin de l’état des magasins.
À noter qu’en 1709, Montmartel, le petit dernier, n’avait encore que dix-neuf ans…
En face de Voltaire qui ne perd pas une miette de ses propos, le maréchal de Villars est tout rempli de l’écriture de ses Mémoires où on peut lire à propos de cette campagne de 1709 :
Les Pâris firent preuve en cette occasion de beaucoup d’ardeur avec de grands talents.
 
Voltaire en 1724
En conséquence de quoi, ce sont des flots d’argent qui vont transiter par leurs mains, pour y laisser un pourcentage dûment visé par leur cher protecteur, le contrôleur général Desmarets qui, aux dires de Claude Pâris, “nous accorda par convention expresse le produit du dixième des charges”, ce qui fut cause qu’ “à la mort de Louis XIV, il nous était encore dû 4 millions 270 000 livres”. 
Petit point de comparaison : c’était l’époque où la solde de ceux qui laissaient leur vie, leurs membres ou simplement leur santé sur les champs de bataille en qualité de fantassins atteignait bravement la somme de 6 sous par jour (tous frais payés, faut-il s’empresser de dire, sans qu’il soit possible d’en rire). En comptant qu’en temps de guerre, il ne semble pas y avoir de dimanche, nous atteignons donc, pour une année de vie militaire, la somme astronomique de 2190 sous, ou encore de 109,5 livres… Pendant ce temps, évidemment, nos quatre gros mata-mores ne risquaient à peu près que l’indigestion…
Ou alors, carrément, le coup de sang. En effet, la régence ne leur a pas fait immédiatement les yeux doux : elle leur a réclamé des comptes un peu plus précis ; elle a même écarté d’eux les gages qui garantissaient la dette de l’État relativement à eux. C’est alors qu’ils obtinrent – vraisemblablement de la plume du jeune Voltaire – cette Ode destinée à courir les rues et à “former” ce qui s’appelle “l’opinion publique”. Une bagatelle sans doute, car il y eut beaucoup mieux pour leur défense, et c’est Robert Dubois-Corneau qui s’en fait l’écho :
Le maréchal de Villars se chargea de présenter un mémoire adressé au conseil de Régence qui nomma des commissaires ; M. de Noailles était du nombre ; il les tira d’affaire et leur rendit justice [c’est-à-dire leurs gros sous].”
Morale de l’histoire, pour des munitionnaires et autres spécialistes des vivres aux armées : toujours avoir dans sa poche un maréchal… Leçon que Voltaire retiendra jusqu’à son dernier souffle, quitte à y laisser une petite partie de sa fortune, mais patience…

 

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