lundi 5 février 2018

Xavier Martin à propos des Lumières

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En 2015, l'historien Xavier Martin accordait l'entretien qui suit à la revue L'homme nouveau.
Comme pour son Voltaire méconnu (que nous avions recensé ici), il y aurait une nouvelle fois beaucoup à redire !

Xavier Martin

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Qu’entend-on exactement par « esprit des Lumières » ?

Ce qu’on entend par là ? Dans la rhétorique officielle, uniquement de grandes, belles et bonnes choses. Le XVIIIe siècle, en France notamment, – Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu et consorts, – aurait enfin brandi la liberté d’expression, découvert et promu la dignité de l’homme, affirmé haut une unité du genre humain, et compati au sort des humbles. Il aurait mis à mal les préjugés de sexe et de couleur, œuvré contre l’absolutisme, et désembué l’esprit humain des obscurantismes religieux, spécialement catholique… La réalité, telle qu’on la voit dans les écrits des philosophes, est soit diamétralement contraire, soit pour le moins très différente, sensiblement plus « composée ». Mais la version imaginaire, dans l’enseignement, dans les médias, demeure en principe et omniprésente, et omnipotente. À tout un chacun, notamment ceux qui ambitionnent la qualité de bachelier, il est donc fort déconseillé d’y contrevenir.



Pourquoi alors le siècle des Lumières apparaît-il comme malmené par la réforme (ndlr : rappelons au lecteur un brin distrait que le XVIIIè siècle et la Révolution demeurent inscrits au programme de Français en classe de 1ère, ainsi qu'au programme d'Histoire en 2nde...), au point d’être annoncé comme propre à devenir un thème facultatif ?

Spontanément, je vous dirai que je n’en sais rien. Ladite annonce me laisse sans voix : j’ai cru d’abord que mes oreilles me trahissaient. Alors oui, pourquoi ? La France, pays des Lumières, pays des Droits de l’homme, pays des « valeurs de la République » : c’est un tout magmatique dans l’inlassable formatage médiatico-académique ici rappelé. Le sacro-saint anti-racisme (imaginaire), l’idolâtrée (mais sélective) liberté d’expression se prévalent jour et nuit des Lumières… La perspective de délaisser à la légère un adossement théoriquement aussi flatteur, de disqualifier voire mettre au rebut ce resplendissant esprit des Lumières comme une vieille chaussette, est pour le moins énigmatique, et laisse songeur. La réponse, escomptais-je, m’allait venir de L’Homme Nouveau ! Et de guetter le facteur, apprêtant mes besicles et taillant mes crayons. Votre interrogation, qui inverse les rôles, est donc désarçonnante ! Une Cour européenne des droits de l’abonné devrait bien mettre un terme à ce type d’abus.



Le temps d’une réponse, ne pourriez-vous pas vous considérer comme non abonné ?

L’idée est ingénieuse : il suffit d’y penser ; ce sera, de fait, moins douloureux… Bref, à la question posée, je vois une seule explication rationnelle, mais j’ai du mal à y souscrire résolument : depuis vingt ans, une certaine relecture des Lumières a malmené assez vivement notre vulgate républicaine à cet égard. Elle montre sans grand mal, à la faveur d’une immense masse de citations, que ce courant, sous maints rapports déterminants, a été violemment le contraire de ce dont on le crédite : négation de l’unité de l’espèce humaine, hyper-élitisme forcené, mépris des gens de couleur, des femmes, des gens de condition modeste, mécanisation du comportement des individus (le fameux Homme Machine, 1747), donc négation du libre arbitre et conception mécaniciste des relations interindividuelles (donc, ipso facto, sociopolitiques), biologisme scientiste inclinant au racisme et à l’antiféminisme, absence de confiance dans la raison humaine (oui !), animalisation du petit peuple… Cette énumération, sévère quoique incomplète, souffrirait quelques nuances, voire ponctuellement quelques solides tempéraments, mais elle résume assez nettement la tendance lourde du dossier.

Et, bien sûr, ça change tout ! Le prestigieux « libre examen » des philosophes (avec l’adulé Sapere aude : ose savoir !) est noble chose, assurément, mais si l’un d’entre eux se mêle d’en user pour évaluer (assez chichement) votre degré d’humanité, s’il « ose » vous « savoir » très voisin du singe et vous en méprise, on vous verra probablement, et à bon droit, plus réservé quant aux vertus de cette notion emblématique, et circonspect dorénavant face à ces « humanistes » qui un jour sur deux, selon leur humeur, vous sous-humanisent. Ose savoir, nous dit-on en leur nom ? Il faut répondre : chiche ! et les tenir enfin pour ce qu’ils sont vraiment.

Sur cette profonde et diamétrale restitution, abondamment documentée, des vraies « Lumières », les grands médias, comme on s’en doute, ont fait silence. Et néanmoins l’occultation n’est pas totale. Au moins modestement le vrai, en cette matière, progresse et s’insinue, et sans bruit, vaille que vaille, par capillarité, s’infiltre aux interstices. Conséquence : les tireurs de ficelles (s’ils existent) ont peut-être jugé meilleur d’abandonner sans tambour ni trompette ce glorieux champ de bataille. Peut-être, à tout le moins, se posent-ils la question. À parler vrai, c’est peu de dire que l’hypothèse m’en laisse sceptique, mais, de rationnelle, je n’en vois pas d’autre. Nous reste alors l’irrationnel : ladite mesure ressortirait, comme fréquemment, à un pur et simple « n’importe quoi » troussé à la hâte ; ne l’excluons pas : c’est le plus vraisemblable.

Il est toutefois vrai que depuis le bicentenaire de la Révolution, qui au fil de colloques richement subventionnés, avait en fait bien défraîchi l’image convenue de cette dernière, la tendance de l’idéologie dominante est de prudemment relativiser ses mythes fondateurs de 1789 (donc des Lumières) pour transplanter résolument son camp de base référentiel autour de 1945. Et je n’exclus pas que la touche (malgré tout) « nationale » des Lumières et de la Révolution françaises ait pu devenir aussi, dans le mondialisme aujourd’hui prégnant, un motif d’estompage. Le tout, néanmoins, laisse assez perplexe.



Quelles conséquences cet estompage peut-il avoir sur la culture des jeunes Français ?

Question, là encore, délicate. En soi, il est difficile de déplorer que les élèves échappent à ce massif malentendu sur les Lumières. Je dis seulement « malentendu », car la grande masse de ceux qui le propagent, conditionnés à cet effet, sont de bonne foi… ou peu s’en faut ; les vrais menteurs (éventuellement par omission) sont concentrés dans le cercle restreint des spécialistes universitaires : ceux qui « savent », mais verrouillent un savoir différent imposé, aux étapes décisives des carrières d’enseignement. Sans doute, au surplus, croient-ils ne mentir que pour la bonne cause, ce qui les aide possiblement à oublier, cahin-caha, qu’ils ne disent pas la vérité ! Cela noté, l’on ne saurait, évidemment, imaginer que des talents aussi monumentaux et influents que ceux de Voltaire, Diderot, Montesquieu ou Rousseau, passent à la trappe ! Pareille amputation est inimaginable, et il va sans dire, à mon sentiment, qu’elle n’aura pas lieu. Mais qu’enseigner exactement, à leur sujet ? C’est une tout autre affaire, et un réel problème.



Justement, des enseignements d’Histoire à « trous » chronologiques conservent-ils un sens ?

La réponse théorique est sans réserve négative, ça va de soi. Cela étant, en tous domaines je me méfie des « il faut que ». Si par malheur j’étais moi-même en charge pratique des programmes et manuels, je serais plus qu’embarrassé. Toute pédagogie est nécessairement simplificatrice d’une complexité, elle-même souvent inextricable : c’est vrai dans l’Université, ce l’est a fortiori, de façon croissante, en raison inverse de l’âge des auditeurs. L’Histoire n’est enseignable que très simplifiée – je n’ajouterai pas « donc très mythifiée », pour ne pas choquer : mais sur ce point, au minimum, je m’interroge, et ce furtif ballon d’essai pose la question (c’est bien mon tour). La notion de « roman national » est plus qu’une formule, et donne à penser. S’agissant de l’Histoire, il importe au surplus de ne pas négliger un trait élémentaire, qui ne facilite rien : plus s’accumulent les décennies (et ça va vite !), moins il est facile de tout maîtriser, d’opérer un tri, de synthétiser. Cette lapalissade, à titre accessoire, a son importance. Ce qui, pour le grand-père, continue de tenir à un passé récent, dont l’ignorance, dans les jeunes classes, annonce la fin des haricots académiques, touche à la nuit des temps pour sa progéniture. C’est assez naturel.

Qu’on me pardonne d’oser ici un sentiment tout personnel, qui déplace le problème à défaut d’amorcer la moindre solution : pour chaque professeur, c’est le haut défi et c’est l’essentiel, de chercher la voie toujours mystérieuse, d’atteindre la flamme et de l’activer, au cœur des élèves, avec ferveur, avec respect, avec réserve, sans oublier l’accompagnement synergétique des anges gardiens, qu’à l’ordinaire sous-évalue assez sottement le Ministère – c’est là une des clés de son handicap, de la déprimante phraséologie étalée sur ses pauvres tartines, et de ses tristes résultats. Cette authentique disposition professorale ? Les « sciences cognitives » n’ont probablement que peu à y voir, et les « méthodes » pré-mastiquantes guère davantage, ni les programmes, souvent biaisés, jamais parfaits, rarement traités en leur entier. Dire que, dans l’enseignement, la transmission de connaissances est négligeable serait la première des absurdités. Mais l’essentiel est autre chose. Ladite transmission est, sinon le prétexte, du moins l’occasion de plus profond qu’elle : cet imperceptible toucher des âmes, objet de mystère, ambitionné sans crispation, en vue d’ineffables germinations, parfois à long terme. L’affaire des programmes en est, malgré tout, relativisée.    


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